Apparatgeist


 

Le néologisme Apparatgeist a été forgé en 1999 par James E. Katz et Mark A. Aakhus, chercheurs – à l’époque – à l’université Rutgers (État du New Jersey) aux États-Unis. À l’instar du Zeitgeist, « l’esprit du temps », le concept prône l’existence d’un « esprit de la machine » qui marquerait de manière transcendante les usages des objets techniques de communication, en particulier ceux des dispositifs personnels et mobiles auxquels il se réfère principalement. Néanmoins, contrairement à ce qu’une première compréhension du terme pourrait sous-entendre, l’Apparatgeist récuse le déterminisme technologique. Bien au contraire, l’Apparatgeist serait porteur d’une « logique » sociétale, celle de l’envie universelle de communication, que les auteurs appellent le « contact perpétuel » (perpetual contact). La logique communicationnelle du contact perpétuel précède les appareils, mais s’exprime à travers la technologie. Elle sous-tend les jugements des personnes à propos de la valeur et de l’utilité des objets techniques de communication, ainsi que les prédictions des producteurs de ceux-ci (Katz, Aakhus, 2002). Elle façonne ainsi le lien (réel et/ou imaginaire) qui se trouve au cœur du processus de la construction des publics.

 

Entre les machines et la société, une double empreinte

L’étymologie du terme Apparatgeist renvoie au vocable germanique et slave, d’origine latine, apparat, qui désigne la machine, dans sa dimension technique mais aussi sociale. Les auteurs prennent appui sur des penseurs de la technologie tels qu’Anthony Giddens (1979), Wanda Orlikowski (1992), Marshall Scott Poole et Gerardine DeSanctis (1990, 1992), Roger Silverstone et Leslie Haddon (1996). Le point commun de ces approches est le principe que la technologie est le résultat d’une configuration complexe d’activités coopératives humaines et qu’elle est donc construite socialement. La technologie forge mais est aussi forgée par l’action humaine. Quant au Geist, il est utilisé dans le sens de l’approche phénoménologique proposée par Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1807) visant à dénoter la « conscience » qui est censée être propre à chaque étape de l’Histoire. Le Geist exprime les « urgences » d’une société, les logiques qui expliquent ses dynamiques de changement et les comportements humains sous-jacents.

L’Apparatgeist désigne alors un double mouvement circulaire : celui de l’empreinte de la société posée sur les objets techniques de communication ; celui de l’empreinte des objets techniques de communication laissée sur la société. James E. Katz et Mark A. Aakhus (2002 : 305) soulignent que l’« esprit » de la machine influence à la fois le design de l’objet technique et la signification – initiale et ultérieure – que les usagers, les non-usagers et les anti-usagers vont lui accorder. Quoique téléologique, l’Apparatgeist n’est pas déterministe, répétons-le : la technologie ne prédéfinit pas ce que l’individu peut faire avec les objets ; elle fixe plutôt les contraintes « des possibilités » (ibid. : 307). En somme, l’Apparatgeist se réfère à cet ensemble de stratégies ou de principes de raisonnement concernant la technologie, qui se rend observable à travers des matrices identifiables et constantes de l’évolution de l’environnement technologique (ibid.).

 

Le contact perpétuel : la logique de communication qui étaye l’Apparatgeist

Au cœur de l’Apparatgeist se trouve l’idéal implicite d’une communication « pure » (Peters, 1999) qui correspondrait à la promesse du contact perpétuel qu’offre la connectivité. Il s’agit du point de départ à travers lequel les individus approchent les objets de communication mobiles et personnels. La logique du contact perpétuel a un caractère anthropologique, et donc universel, qui lui permet de transcender le temps et l’espace au-delà de la créativité individuelle et de la diversité culturelle mondiale, que les auteurs ne nient pas. La logique du contact perpétuel explique à la fois les usages et les non-usages (ceux qui rejettent les objets techniques de communication, ceux qui les abandonnent, etc.). Enfin, elle se décline à un ensemble de motivations humaines, manifestes mais aussi latentes, en lien avec l’environnement technologique et social (attractivité esthétique, potentiel de sociabilité, maitrise de la sociabilité, statut symbolique, performance, affirmation de valeurs, exposition médiatique, contrôle de l’information, etc.).

Le contact perpétuel constitue une logique sociale (socio-logic), telle qu’elle a été définie par Paul Goodwin et Joseph Wenzel (1979). Celle-ci ne se réfère pas à un processus cognitif, mais désigne le sens social qui émane d’un raisonnement pratique et qui se forge à travers l’interaction humaine. L’envie de connectivité, fondée sur des motivations rationnelles et irrationnelles, s’implante d’une certaine manière dans la technique, mais elle évolue aussi à cause de cette dernière, ce qui donne sens au concept d’Apparatgeist. Pour expliquer cette thèse, Mark A. Aakhus (2018) renvoie à l’exemple de la ceinture de sécurité qui remplace le geste protecteur du parent vis-à-vis de l’enfant dans le véhicule, image utilisée par Bruno Latour (1947-2022 ; 1996) pour illustrer le lien intime qui lie les choses et les gens. James E. Katz (2003) insiste également sur la fusion entre machines et humains, et s’intéresse aux conséquences de celle-ci, anticipées ou pas.

 

L’Apparatgeist : une théorie ?

L’émergence du concept d’Apparatgeist se fonde sur un ensemble de travaux empiriques (Katz, Aakhus, 2002) qui concernent l’adoption et les usages des téléphones mobiles dans des pays aussi éloignés culturellement que la Finlande, la Corée, l’Israël, la Bulgarie, etc. Certains chercheurs notent l’utilité du concept (Li, 2014 ; Lever-Mazzuto, 2012) notamment pour analyser les affordances de ces dispositifs (Mascheroni, Vincent, 2016) ou bien pour comprendre les usages expressifs des mobiles en lien avec la promesse d’une communication « pure » en tant que communication perpétuellement « possible » (Campbell, 2008). D’autres, en revanche, le critiquent pour ses aspects abstraits et globalisants (Axelsson, 2010 ; Barzilai-Nahon, Barzilai, 2005), ou récusent son prétendu statut de « théorie », lui préférant celui de simple métaphore permettant de susciter des interrogations et des recherches empiriques autour des usages des objets de communication techniques (Swartz, 2018).

La capacité de l’Apparatgeist à proposer une structuration rigoureuse de la réalité qu’il examine, sous forme d’hypothèses, de lois et de prévisions (Willett, 1996), est sujette à discussion. La complexité des motivations qui étayent les usages des technologies de communication – entre intégration et reconnaissance, logique utilitaire, prise de distance et autonomie – a été soulignée (Jauréguiberry, Proulx, 2011). Quant à la standardisation des usages, elle se heurte aux ancrages territoriaux de ceux-ci et renvoie à la problématique, explorée elle aussi depuis longtemps, de la relation du global et du local (Monnier, 2016). Néanmoins, ainsi qu’il a été signalé plus haut, James E. Katz et Mark A. Aakhus ne nient pas l’existence d’adaptations locales des usages. Leur volonté est de mettre l’accent sur le rôle de la logique du contact perpétuel en tant marqueur fondamental et transcendant de l’Apparatgeist. Les usages du téléphone mobile qui en résultent ne sont homogénéisés qu’à des degrés différents selon des contextes et des publics spécifiques. La logique du contact perpétuel doit alors être vue comme « l’infrastructure » sur laquelle les particularités (groupales et individuelles) sont travaillées, « la force énergisante » (compelling force) de la nature humaine qui étaye ces dernières – à l’instar de la distinction chomskienne entre la langue en tant que compétence ou idéal d’usage, et ses usages diversifiés dans les faits de la langue (Aakhus, 2018).

Ceci dit, si « les théories sont toujours partielles » et s’il est « plus fécond de se demander si une théorie est utile plutôt que de se demander si elle est vraie » (Willett, 1996 : 7), il se peut que l’Apparatgeist n’ait pas été suffisamment exploré dans tout son potentiel. Par exemple, il a été montré que la connectivité que les technologies de communication offrent facilite – et ainsi renforce – l’émergence de publics affectifs (affective publics, Papacharissi, 2014). En outre, le contact perpétuel ne devrait-il pas aussi être analysé en lien avec l’accélération, cette condition inhérente des sociétés modernes, semble-t-il (Rosa, 2017) ? En ce sens, la connectivité ne se caractérise-t-elle pas d’une dynamique d’intensification, et si oui quelles sont ses limites (Monnier, 2018) ? En tout état de cause, force est de constater qu’au-delà de la question de son périmètre scientifique, l’« esprit » de la machine est déjà là et ne peut pas être ignoré (McGuigan, 2005).


Bibliographie

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Auteur·e·s

Monnier Angeliki

Centre de recherche sur les médiations Université de Lorraine

Citer la notice

Monnier Angeliki, « Apparatgeist » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 25 avril 2018. Dernière modification le 19 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/apparatgeist.

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