Certeau (Michel de)


Le flâneur enchanté

 

Peu de penseurs ont marqué les études sur les pratiques culturelles comme Michel de Certeau ; et peu de penseurs sont autant sollicités en sciences de l’information et de la communication (SIC) pour défendre la pluralité des usages et la diversité des réceptions. Signalons d’emblée que Michel de Certeau ne parle pas de publics dans ses écrits. Dans L’Invention du quotidien (1980), ouvrage phare pour les SIC et d’autres sciences humaines et sociales (SHS), ce terme semble introuvable. Pourquoi alors s’arrêter sur cet auteur dans un dictionnaire sur les publics ? Parce que le sujet traverse en filigrane ses travaux, plus particulièrement ceux menés à partir des années 1970.

Michel de Certeau. Source : Imagens Portal SESCSP (Flickr, CC BY-NC-ND 2.0)

 

Une quête spirituelle et intellectuelle

Michel Jean Emmanuel de La Barge de Certeau (1925-1986) est né en Savoie, à Chambéry. Il appartient à une famille de hobereaux de province, anoblie depuis 1784 par Louis XVI. Élève sérieux, scrupuleux et pieux, il est passionné par les études et les livres. À l’âge de dix-neuf ans, il s’engage dans un cursus pour devenir prêtre ; quelques années plus tard, il entre dans la Compagnie de Jésus, ordre religieux catholique masculin dont les membres sont appelés jésuites (Dosse, 2002). Son parcours se dessine dès lors en tant qu’aventure à la fois spirituelle et intellectuelle. Et c’est au croisement de cette double quête que ses recherches verront le jour. Son premier ouvrage porte sur Pierre Favre, prêtre savoyard, compagnon d’Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie de Jésus. Sa thèse de doctorat consiste en la publication critique de l’œuvre d’un mystique jésuite du XVIIsiècle, Jean-Joseph Surin. En s’intéressant progressivement aux populations religieuses exclues de l’ordre dominant (les ascètes, les hérétiques, les sorciers), il pointe les effets « ethnocentriques » de l’écriture de l’histoire par les élites et la « violence » que l’historien « imprime lui aussi à ces cultures par son récit » (Maigret, 2003 : 138).

Érudit hors normes, travailleur redoutable avec le « goût de l’archive » (Dosse, 2002 : 90), Michel de Certeau, deviendra un historien accompli, mais aussi philosophe, anthropologue et sociologue, tissant des liens forts avec des approches aussi différentes que sont les modèles psychanalytique et sémiologique :

« L’extraordinaire diversité des engagements théoriques et empiriques de Michel de Certeau déconcerte encore. Elle ne peut certainement se comprendre sans que soient évoqués la curiosité et le besoin de totalisation qui caractérisent les auteurs des grandes entreprises intellectuelles (dans ce cas totalisation n’est pas synonyme de systématisation mais d’universalité) » (Maigret, 2000 : 512).

 

« L’usage doit donc être analysé pour lui-même »

L’étendue de ses connaissances, l’acuité de ses observations et son sens critique des paradigmes le conduiront, à partir des années 1970, à entreprendre un ensemble de recherches sur les pratiques culturelles des Français (Certeau, 1973), commandées notamment par le ministère de la Culture (Certeau, 1974a ; 1974b ; Certeau, Giard, 1983). Récusant toute détermination causale rigide qui enfermerait l’individu dans des chemins de vie linéaires, Michel de Certeau met en lumière les « arts de faire » avec lesquels les gens ordinaires inventent leur quotidien, ainsi que les « tactiques » (calculs fragmentaires et circonstanciels) que ceux-ci mettent en œuvre face aux « stratégies » (calculs des rapports de force régissant la relation à l’autre) des institutions (Certeau, 1980 : 20-22). La notion de pratique, liée à celle de l’autonomisation de l’acteur, est ici centrale. Si Michel de Certeau ne parle pas de publics, c’est parce qu’il s’intéresse avant tout « aux modes d’opération et aux schémas d’action, et non directement [au] sujet qui en est l’auteur ou le véhicule ». Son travail vise à « exhumer les modèles d’action caractéristiques des usagers dont on cache, sous le nom pudique de consommateurs, le statut de dominés (ce qui ne veut pas dire passifs ou dociles). Le quotidien s’invente avec mille manières de braconner » (ibid. : 10).

La pensée certalienne va vite impacter les études sur la télévision (Silverstone, 1989). Mais c’est surtout via les Cultural Studies que le penseur entrera dans le champ de la communication. Ses thèses auront un fort retentissement dans le monde anglo-saxon, dans le sillage des travaux de l’école de Birmingham, tandis qu’une activité d’enseignement intense aux États-Unis consolidera son rayonnement outre-Atlantique. En France, ses thèses interpelleront les SIC émergeantes dans le contexte post-68, circonscrites principalement par le paradigme des industries culturelles. Patrice Flichy, qui participe à l’équipe de Michel de Certeau entre 1972 et 1976, confie à François Dosse (2002 : 455) la forte impression que ce dernier lui a laissée.

Dans son analyse des cultures du quotidien, Michel de Certeau (1980 : 78) s’intéresse à la consommation des médias : « Une fois analysés les images distribuées par la télé et les temps passés en stationnement devant le poste, il reste à se demander ce que le consommateur fabrique avec ces images et pendant ces heures ». Le penseur examine les pratiques de lecture des images et des textes en tant que « traits d’une production silencieuse » (ibid. : 24), et interroge leur signification pour la formation d’une culture populaire. Dans ce cadre, il irrigue la réflexion gouvernementale des années 1980 sur le fonctionnement des institutions culturelles, notamment via son implication dans l’aventure du Centre Georges-Pompidou à Paris (Dosse, 2002 : 463 sq).

Tout grand théoricien qu’il est, Michel de Certeau (1980 : 81) insiste sur l’importance du terrain, du contexte situationnel et du rapport d’acte aux circonstances. Ses thèses participeront à forger ce que l’on appellera le paradigme des usages : « L’usage doit donc être analysé pour lui-même » (ibid. : 80). Ce courant de pensée va marquer les SIC, notamment à partir des années 1990, dans le sillage du modèle de la diffusion des innovations (Rogers, 1962), des théories sur « les usages et les gratifications » (Uses and Gratifications Theory, Katz et al., 1973), et au croisement de la sociologie des sciences et des techniques (Callon, Latour, 1981). L’avènement de l’internet, du multimédia et des dispositifs interactifs placera les usages au centre de l’analyse des technologies de l’information et de la communication (TIC). Les références aux « braconnages » et aux « arts de faire » de Michel de Certeau se multiplieront et la question de « détournements » deviendra primordiale.

 

Usages vs publics ?

La problématique des constructions et des déconstructions des publics imprègne la pensée certalienne. Car, si le lien, réel ou imaginaire, qui forme les publics ne constitue pas la préoccupation principale du penseur, cela ne signifie pas qu’il nie l’importance de celui-ci : « Certeau considère que le sens des pratiques culturelles protéiformes a pour objet majeur de créer du lien social et de revitaliser un vouloir-être ensemble. La création culturelle change alors de statut et se présentifie au lieu de se momifier » (Dosse, 2002 : 455). Le penseur critique les thèses de Pierre Bourdieu sur le rôle des déterminismes sociaux et revisite celles de Michel Foucault sur le pouvoir des dispositifs (Certeau, 1980 : 101 sq) – tous les deux ses contemporains –, mais sans évacuer la question du pouvoir dans la formation des pratiques. Bien au contraire, il rappelle que « des dispositifs semblables, jouant sur des rapports de force inégaux, ne génèrent pas des effets identiques ». Son analyse se veut « polémologique », car elle essaie de capter les tensions qui forment les tactiques de consommation en tant qu’« ingéniosités du faible pour tirer parti du fort », ce qui débouche sur une « politisation des pratiques quotidiennes » (ibid. : 18-19).

Or, c’est cette politisation qui semble échapper à un certain nombre des travaux contemporains sur les usages. En évacuant tout esprit critique au profit d’approches descriptives d’ordre microsocial, en détournant les yeux des contraintes et des « vulnérabilités » qui fragilisent les usagers (Voirol, 2011), les recherches actuelles tendraient à surestimer l’autonomie des acteurs. Elles oublieraient que les usages sont aussi ancrés dans des patterns qui structurent collectivement les routines individuelles : formations discursives, matrices culturelles, systèmes de rapports sociaux de pouvoir, etc. (Jauréguiberry, Proulx, 2011). Le terme « usager » aurait-il alors perdu sa pertinence (Morelli, 2016) ? Même si l’on admet les limites de ce paradigme, il serait injuste de les imputer à Michel de Certeau, dont les raisonnements argumentés ont été, ainsi qu’il a été montré jusqu’ici, plus complexes que les appropriations qui en ont parfois été faites.

 

Un homme, sa foi et son époque

Dans ce cadre, on comprend pourquoi Michel de Certeau continue à occuper une place emblématique en SIC et dans les recherches sur les processus de communication. Ses réflexions demeurent précieuses pour ceux qui analysent les « publics » sous une forme ou une autre : en tant que destinataires de messages, usagers de dispositifs ou braconniers du quotidien. Il a su porté un regard éclairé et bienveillant sur les cultures du quotidien, au-delà des paradigmes dominants de son époque. Avec perspicacité et justesse, il a su traduire les préoccupations de la société moderne, marquée par la volonté d’émancipation des individus et la promesse de liberté. Mais son œuvre ne reflète-elle pas aussi les convictions et croyances d’un homme porté par la foi et la quête mystique, un homme qui à travers la créativité humaine voit et célèbre Dieu ? D’une certaine manière, Michel de Certeau (1975, cité par Dosse, 2002 : 462) l’avoue lui-même :

« S’il y a à chercher Dieu quelque part, ce n’est pas dans un paradis, dans une nébuleuse ou dans une extériorité par rapport à l’histoire, mais au contraire dans la quotidienneté de la relation humaine ou de la tâche technique, ou du hasard ou des rencontres du désir et de la douleur. C’est là qu’il y a un rapport à Dieu ».


Bibliographie

Callon M., Latour B., 1981, « Unscrewing the Big Leviathan: How Actors Macrostructure Reality and How Sociologists Help Them To Do So », pp. 277-303, in : K. D. Knorr-Cetina, A. V. Cicourel, dirs, Advances in Social Theory and Methodology: Toward an Integration of Micro- and Macro-Sociologies, Boston, Routledge and Kegan Paul.

Certeau M. de, 1973, « La culture dans la société », Analyse et prévision, no spécial Prospective du développement culturel, pp. 180-200, repris in : M. de Certeau, La Culture au pluriel, Paris, Éd. Le Seuil, 1974b, pp. 165-191.

Certeau M. de, 1974a, « Des espaces et des pratiques », in : Pratiques culturelles des Français, t. 1, Secrétariat d’État à la Culture, Service des études et de la recherche, pp. 169-182, repris in : M. de Certeau, La Culture au pluriel, Paris, Éd. Le Seuil, 1974b, pp. 205-222.

Certeau M. de, 1974b, La Culture au pluriel, Paris, Éd. Le Seuil.

Certeau M. de, 1975, entretien avec Jean-Michel Benoist, France Inter, 19 déc.

Certeau M. de, 1980, L’Invention du quotidien, Paris, Union générale d’éditions.

Certeau M. de, Giard L., 1983, L’Ordinaire de la communication, Paris, Dalloz.

Dosse F., 2002, Michel de Certeau. Le Marcheur blessé, Paris, Éd. La Découverte, 2007.

Jauréguiberry F., Proulx S., 2011, Usages et enjeux des technologies de communication, Toulouse, Éd. Érès.

Katz E., Blumler J.G., Gurevitch M., 1973, « Uses and gratifications research », Public Opinion Quarterly, 37, 4, pp. 509-523.

Maigret É., 2000, « Les trois héritages de Michel de Certeau. Un projet éclaté d’analyse de la modernité », Annales HSS, 55, 3, pp. 511-549.

Maigret É., 2003, Sociologie de la communication et des médias, Paris, A. Colin.

Morelli P., 2016, « Au-delà de l’usage : du public pour penser les TIC », pp. 25-43, in : P. Morelli, N. Pignard-Cheynel, D. Baltazart, dirs, Publics et TIC. Confrontations conceptuelles et recherches empiriques, Nancy, PUN-Éditions universitaires de Lorraine.

Rogers E., 1962, Diffusions of innovations, Glencoe, Free Press.

Silverstone R., 1989, « Let us then return to the murmuring of everyday practices: a note on Michel de Certeau, television and everyday life », Theory, culture and society, 6, 1, pp. 77-94.

Voirol O., 2011, « L’intersubjectivation technique : de l’usage à l’adresse. Pour une théorie critique de la culture numérique », pp. 127-157, in : J. Denouël, F. Granjon, dirs, Communiquer à l’ère numérique. Regards croisés sur la sociologie des usages, Paris, Presses des Mines.

Auteur·e·s

Monnier Angeliki

Centre de recherche sur les médiations Université de Lorraine

Citer la notice

Monnier Angeliki, « Certeau (Michel de) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 09 mai 2017. Dernière modification le 19 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/certeau-michel-de.

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