Contrat de communication/contrat de parole


 

Tout acte de langage, quelle que soit sa dimension, naît, vit et prend sens dans une situation de communication. Il n’existe pas d’acte de langage en soi, hors contexte comme on dit parfois, du moins pour ce qui est de sa signification. Réciproquement, on ne peut jamais rendre compte d’un acte de langage si on ne rend pas compte parallèlement de la situation dans laquelle il s’inscrit.

La situation de communication est la situation dans laquelle se trouvent les acteurs qui communiquent, c’est-à-dire qui échangent des propos avec l’espoir d’aboutir à une certaine intercompréhension, et dont le sens dépend, pour une part, des conditions dans lesquelles ils réalisent cet échange. Cette notion de situation est donc plus restrictive que celle de domaine de la pratique sociale, bien qu’elle en fasse partie.

Ainsi globalement définie comme lieu de contraintes psycho-socio-communicatives, la situation de communication donne aux sujets de l’échange langagier des instructions quant à la façon de mettre en scène le discours : instructions correspondant à la finalité de l’acte de langage (prescrire, solliciter, inciter, instruire, commenter, etc.), à l’identité des partenaires (qui échange avec qui), au propos à tenir (ce dont il s’agit), au comportement à tenir selon les circonstances matérielles (avec tel support, tel dispositif de communication). Ce sont là des instructions discursives qui concernent aussi bien le sujet produisant l’acte de langage que le sujet le recevant et devant l’interpréter.

Tout acte de langage se construit donc dans un double espace : espace externe où se trouvent les contraintes psycho-socio-communicatives, espace interne où se trouvent les contraintes discursives ; et c’est à l’articulation de ces deux espaces que se construit le sens. C’est dans la mesure où sujet parlant et sujet interprétant sont liés, voire surdéterminés, par une relation contractuelle de reconnaissance réciproque pour co-construire du sens, que l’on peut parler de contrat. Double contrat : contrat de communication correspondant aux contraintes sociales de l’espace externe, contrat de parole correspondant aux contraintes discursives de l’espace interne. Lorsque l’on voit une publicité sur les murs d’une ville, on la reconnaît, à la fois, comme acte de communication s’inscrivant dans les conditions d’une économie de marché : c’est sa légitimité commerciale (contrat de communication), et comme acte de discours destiné à vanter les qualités d’un produit ayant une marque : c’est sa légitimité discursive (contrat de parole).

Trois questions se posent à propos de cette notion : dans quelle filiation conceptuelle s’inscrit-elle ? Quelle est la pertinence du choix de ce mot en comparaison d’autres possibles ? Quel est son champ d’action ?

 

Une filiation conceptuelle implicite

Sans jamais employer le terme de contrat, certaines théories ont effleuré cette notion mais ne l’ont pas explicitée de la sorte. La théorie de l’énonciation avec Émile Benveniste (1966) qui introduit la notion d’intersubjectivité entre les personnes Je/Tu, condition pour que le sujet se construise une « conscience de soi » dans une relation dialectique à l’autre, qui seule rend possible la communication entre des êtres parlants. La théorie pragmatique avec les philosophes du langage pour qui la « co-construction du sens » n’est possible qu’avec des conditions d’« intention collective » (Searle, 1991), d’« intentionalité conjointe » (Jacques, 1991), de « communautés en paroles » (Parret, 1991), enfin de « pertinence » (Grice, 1975 ; Flahaut, 1979 ; Sperber, Wilson, 1979, 1986). La notion de négociation est centrale dans les études sur les interactions verbales et les conversations (Kerbrat-Orecchioni, 1984). Dans une perspective sociologique, l’apport de la notion de « cadre d’expérience » (Goffman, 1974) est également important. Mais c’est la psychologie sociale qui se rapproche le plus d’une conception communicationnelle, par les études qui portent sur les processus psycho-socio-cognitifs des interactions verbales, certains psychosociologues allant jusqu’à employer le terme de « contrat de communication », lequel transforme les enjeux d’une « situation potentiellement communicative » qui « lient les deux entités sujets par la mise en œuvre d’un certain nombre de règles » (Ghiglione, 1984 : 186). D’autres emploient la variante « contrat communicationnel » qui répondrait à un jeu d’« attentes croisées » de la part des sujets impliqués dans une relation d’échange verbal (Chabrol, 1994). Au-delà des différences qui tiennent à la théorie dans laquelle chacun s’inscrit, ces points de vue partagent les éléments/postulats suivants : les notions d’interrelation réciproque et de reconnaissance entre les sujets de l’acte de langage ; le processus de co-construction du sens qui dépend de contraintes d’ordre conventionnel ou normatif ; la nécessité de l’existence de savoirs communs pour que s’établisse une intercompréhension (Charaudeau, 2004, 2016).

 

Une question de dénomination

D’autres termes auraient été possibles pour désigner ce phénomène de reconnaissance réciproque prédéterminé : pacte ou promesse. « Pacte » est moins contraignant, plus libre, plus ouvert. Il est employé par des littéraires (« pacte autobiographique », Lejeune, 1975) et des philosophes (« pacte de vérité », Ricœur, 2000). L’inconvénient de ce terme tient à son sémantisme en langue qui présuppose un état de conflit et pose un accord pour établir un état de paix, alors que le contrat de communication ne présuppose pas nécessairement un état de conflit. Il s’impose seulement comme un lieu de reconnaissance et de contraintes réciproques. « Promesse », proposé par François Jost (1997), lie bien les deux partenaires par des « horizons d’attente », comme le contrat, mais la promesse ne les met pas sur un pied d’égalité : elle s’ouvre sur une possibilité de faire, dont les conditions de réalisation dépendent, soit du sujet émetteur (« je te promets que… »), soit du sujet récepteur (« je te promets si… »), alors que le contrat oblige les deux sujets à partager les contraintes communicatives et discursives (Charaudeau, 2004).

Il est vrai que le mot « contrat » rappelle la notion philosophique de Rousseau avec le « contrat social », dans lequel les membres d’une société sont tenus par des liens éthico-éducatifs et politiques. Ou alors on le renvoie au monde de l’économie (contrat commercial), les partenaires d’une transaction étant liés par un rapport mercantile. Ou encore au monde juridique qui assigne des partenaires à tenir un engagement selon des règles déterminées par avance (contrat de travail). La notion de contrat de communication ne peut donc être entendue que comme « métaphorique et analogique » (Chabrol, 1994). Le contrat de communication, à travers son contrat de parole, agit comme un engagement réciproque de reconnaissance des partenaires d’un acte de langage, et ce à des fins d’intercompréhension.

 

Le contrat dans tout acte de langage

Quant à son champ d’action, il est total. Total dans la mesure où il couvre tous les actes de langage quelles que soient les situations dans lesquelles ils sont produits (Charaudeau, 2016). Le contrat fonctionne dans les situations de communication orales interpersonnelles : les conditions d’échange ne sont pas les mêmes dans le contrat conversation, que dans le contrat discussion. Il fonctionne également dans les situations de communication orale unilatérale lorsqu’un orateur s’adresse à un public. S’instaurent alors des contrats spécifiques : le contrat de conférence, par exemple, dans lequel l’auditoire sait qu’il est là pour entendre un exposé sur un sujet prédéterminé sans qu’il y ait d’échange de paroles – du moins avant la fin de la conférence qui est ensuite ouverte aux questions ; le contrat de meeting politique, où le public sait qu’il est là pour entendre un candidat à une élection lui parler de son projet de société (Charaudeau, 2005) ; le contrat de spectacle humoristique, dans lequel le public sait qu’il est venu pour voir et entendre un humoriste lui raconter des histoires qui se moquent du monde tel qu’il est (Charaudeau, 2015a) ; ou encore le contrat classe, qui lie enseignant et élèves dans un rapport d’échange didactique (Charaudeau, 1993). Il fonctionne aussi dans des situations à communication triangulaire, lorsque plusieurs personnes débattent entre elles d’un sujet de société en présence d’un public spectateur distancié comme dans les interviews radiophoniques ou les débats télévisés, dont les conditions de réalisation permettent d’établir une typologie en distinguant le contrat talk show (Charaudeau, Ghiglione, 1997), le contrat entretien, et divers types de controverses (Charaudeau, 2017). La notion de contrat intervient dans tous les écrits, qu’ils soient littéraires, le contrat devenant « contrat de lecture » (Charaudeau, 2013, 2015b) ou non littéraires, à savoir : le contrat dictionnairique, le contrat publicitaire, les contrats des écrits politiques, des écrits administratifs, des écrits scientifiques (en distinguant les contrats thèse, article de revue, livre spécialisé), rejoignant ainsi la notion de « genres discursifs » (Charaudeau, 2014).


Bibliographie

Benveniste É., 1966, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard.

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Charaudeau P., 2004, « Le contrat de communication dans une perspective langagière : contraintes psychosociales et contraintes discursives », pp. 109-120, in : Bromberg M., Trognon A., dirs, Psychologie sociale et communication, Paris, Dunod.

Charaudeau P., 2005, Le Discours politique. Les masques du pouvoir, Paris, Vuibert.

Charaudeau P., 2013, « Histoire d’un emprunt. Histoire d’une coïncidence. Un hommage à Jean Peytard », Miroir, 10, pp. 43-50.

Charaudeau P., 2014, « La situation de communication comme fondatrice d’un genre : la controverse », pp. 49-57, in : Monte M., Philippe G., dirs, Genres et textes. Déterminations, évolutions, confrontations, Lyon, Presses universitaires de Lyon.

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Charaudeau P., 2016, « Le discours doit être analysé en rapport avec les dispositifs de mise en scène », Mots. Les Langages du politique, 111, pp. 131-145.

Charaudeau P., 2017, Le Débat public. Entre controverse et polémique. Enjeu de vérité, enjeu de pouvoir, Limoges, Lambert-Lucas.

Charaudeau P., Ghiglione R., 1997, La Parole confisquée. Un genre télévisuel : le talk show, Paris, Dunod.

Flahaut F., 1979, « Le fonctionnement de la parole », Communications, 30, pp. 73-79.

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Sperber D., Wilson D., 1986, La Pertinence. Communication et cognition, trad. de l’anglais par A. Gerschenfeld et D. Sperber, Paris, Éd. de Minuit, 1989.

Auteur·e·s

Charaudeau Patrick

Laboratoire Communication et politique Université Paris 13 Centre national de la recherche scientifique

Citer la notice

Charaudeau Patrick, « Contrat de communication/contrat de parole » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 01 septembre 2017. Dernière modification le 19 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/contrat-de-communication-contrat-de-parole.

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