Debord (Guy)


La mise en accusation du public (des arts et de la culture)

 

Guy Debord (1931-1994) est toujours présenté comme un écrivain, théoricien, cinéaste, poète et révolutionnaire français. Rien n’est faux dans ce descriptif, mais tout est insuffisant si l’on ne précise pas qu’il fonde l’Internationale situationniste, un mouvement poétique et politique destiné à rassembler ceux qui veulent combattre le devenir marchandise des arts et de la culture. Ceci en s’appuyant notamment sur Dada, le Lettrisme qu’il critique, et le peintre danois Asger Jorn. D’ailleurs, une bonne part de ce qui est souvent retenu de la pensée de Guy Debord, dispensée dans La Société du spectacle [Debord, 1967] – ouvrage rédigé sous forme de 221 thèses et publié en 1967, puis réédité constamment –, relève du malentendu. Notamment ce qui a trait à la question du public des arts et de la culture. D’ailleurs, du « public », l’auteur ne fait pas véritablement une catégorie de sa théorie critique, comme cela peut s’observer à la lecture d’un ouvrage dans lequel le terme n’est pas utilisé au sens où nous l’entendons ici. Cela résulte du fait qu’il formule la question autrement.

 

De toute manière, lorsque Guy Debord parle du « spectacle », il ne fait pas non plus allusion à la sphère des spectacles qui ne distingue qu’une partie de la société. Ce terme spectacle renvoie à une inquiétude à l’égard de la « forme politique générale du rapport social » (Thèse 4), décrite dans la Thèse 1 : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles ». Par là, il faut entendre que « tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation ». Ce que veut signifier « spectacle », c’est une opposition constitutive de la société moderne qui sépare le monde vécu (soumis à dispersion de l’existence, au morcellement…) et la représentation de ce vécu (sous l’image unifiée de la société offerte à la contemplation) devenue autonome et mensongère. Cette opposition – vécu/représenté – structure le moment historique actuel, celui du « spectaculaire intégré » (Thèse 11).

Que les spectacles – ceux des médias, les œuvres d’art et les ouvrages spectaculaires, ainsi que les foules appelées à ces spectacles – en relèvent aussi n’est pas exclu. Mais ces formes particulières – « information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissements » (Thèse 6) – médiatisent le rapport social du spectacle par des images, les spectacles, et le décorent en quelque sorte. Ce qui intéresse l’auteur tient à quelque chose de nodal : « La société qui repose sur l’industrie moderne n’est pas fortuitement ou superficiellement spectaculaire, elle est fondamentalement spectacliste » (Thèse 14).

 

 

Un capitalisme spectacliste

Cette référence au « spectacle » permet à Guy Debord de penser les différentes phases du capitalisme. La première – la phase primitive de l’accumulation capitaliste (Thèse 43) – imposait la domination de l’économie sur la vie sociale. Elle a fait subir aux humains une dégradation de leur existence, passée de l’être à l’avoir (Thèse 17). Le travailleur est séparé de son produit (l’inspiration de Karl Marx est reconnue ; le propos renvoie à la notion de fétichisme de la marchandise, Thèse 36), le monde est prolétarisé. La phase présente du capitalisme, la seconde, modifie la nature de la domination. L’avoir se dissout dans le paraître. C’est ce que développent les 221 thèses, dont la 58e proclame : « La racine du spectacle est dans le terrain de l’économie devenue abondante, et c’est de là que viennent les fruits qui tendent finalement à dominer le marché spectaculaire ». Guy Debord parle bien de la marchandise et de la liberté formelle dispensée par les pouvoirs, avant de parler de l’humain devenant spectateur (dans la sphère culturelle). Il vise la pratique unifiée de l’organisation consensuelle du marché mondial et la transformation des perceptions du monde concomitante [Achcar, 2002]. En un mot, la « société du spectacle » déploie une police généralisée – la police qui discipline et aliène en indiquant le permis, mais en masquant le possible (Thèse 25) : l’économie de la marchandise, l’usine exploiteuse, etc.

Sur cette scène spectacliste se glissent l’État moderne et les pouvoirs (Thèse 24) qui ont à leur charge de tenir le « discours ininterrompu que l’ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux ». Ils diffusent l’autoportrait du pouvoir, tout en assurant la gestion jugée totalitaire des conditions d’existence. À cet égard, on pourrait même parler d’une esthétisation des rapports de pouvoir, le voile mystique dont ils sont recouverts servant à la fois à les sacraliser et à provoquer l’adhésion des citoyens. La question du public – pour l’heure, citoyen et spectateur – pourrait s’introduire ici à partir de la question des rapports (intrinsèques) entre le pouvoir et l’esthétique. Enfin, cette forme du capitalisme s’étend au monde entier, au point que nous assistons (le texte est écrit en 1967) à la mise en place d’une division mondiale du spectaculaire.

 

L’inversion primordiale

Bref, le spectaclisme contribue à définir le moment de l’Histoire durant lequel la marchandise occupe la vie sociale entière. Le monde est marchandise, et c’est le seul monde. Mais ce monde est aussi image (Thèse 34). L’image n’est pas d’abord une image (un dessin, un tableau…) : elle est constitutive de la scission spectacliste achevée, et de l’inversion entre la réalité d’un monde fracturé, aliéné et la représentation de ce monde sous le mode d’un imaginaire de l’unité et de la concorde (Thèse 20). Le monde spectacliste est le monde de la perte de l’adéquation entre la réalité et la représentation. Toute représentation est devenue abstraite.

De surcroît, c’est ici que s’inscrit la différence entre le spectacle – « une inversion concrète de la vie » – et les spectacles, et que naît la question du public des arts et de la culture. Le rapport division réelle/fausse unification constitue le spectacle. Il n’est pas un supplément de cette division, mais son inversion, tandis que la dépossession totale des citoyens est cette fois complétée par les spectacles (Thèse 31). Ces derniers deviennent le lieu du regard abusé et de la fausse conscience. Évidemment, les deux se tiennent : « Le spectacle qui inverse le réel est effectivement produit. En même temps la réalité vécue est matériellement envahie par la contemplation du spectacle, et reprend en elle-même l’ordre spectaculaire en lui donnant une adhésion positive » (Thèse 8).

Sous l’égide d’une « théorie critique », un concept critique de « spectacle » est produit (Thèse 203), dont l’objet est de définir cette longue période de l’Histoire ayant présidé à la « négation de la vie » humaine et à la perte de sa qualité du fait de la « forme marchandise » élargie (préface à la troisième édition, 1992). Quel est le cours de ce processus ? Le déploiement de la force « spectaculaire », tant comme mode de production industrielle que comme technique de gouvernement : « La critique qui atteint la vérité du spectacle le découvre comme la négation visible de la vie ; comme une négation de la vie qui est devenue visible » (Thèse 10). Les spectacles, engagés dans cette histoire, ne se contentent plus de muer le réel en images. Les images sont devenues des êtres réels, des représentations indépendantes, qui provoquent des effets hypnotiques (Thèse 18).

Comment ne pas admettre alors que les spectacles passent désormais pour les gardiens du sommeil des consciences (Thèse 21) ? Ils maintiennent la séparation entre les citoyennes et les citoyens et la réalité des divisions et de l’aliénation, en maintenant l’illusion de l’unité. Il peut alors s’agir autant de la publicité qui engendre l’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente), que des spectacles artistiques pour peu qu’ils s’insèrent dans les images dominantes du besoin (Thèse 30).

 

L’aliénation du public

Dans ce cadre, si « le public » (cette fois des arts et de la culture) n’est pas répertorié en tant que tel dans le sommaire de La Société du spectacle, si la racine « public » est employée surtout sous la forme de « publicité », « publicitaire », etc., la question traverse tout de même la totalité de l’ouvrage. Au demeurant, au-delà de l’analyse d’une société du spectacle, peut-on imaginer que l’évocation des spectacles s’accomplisse sans poser le problème de leur corrélat : le public ? Même si les spectacles ne sont que la manifestation superficielle du spectacle, ils en sont la manifestation écrasante, en particulier dans les « moyens de communication de masse » (Thèse 24). Si le spectacle a soumis les « hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis » (Thèse 16), les spectacles sont devenus le « mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir » (Thèse 21).

Cependant, de ce fait aussi, la question du public des arts tombe entièrement sous la conception générale précitée. En un mot, le public des arts et de la culture, des spectacles, voire du spectaculaire, est non moins aliéné que n’importe quel être humain. Mais il l’est sans doute un peu plus dès lors qu’il adhère aux spectacles. Formule centrale de Guy Debord : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images qu’on lui impose, moins il comprend sa propre existence et son propre désir (Thèse 30). Le monde des images étant devenu un empire indépendant de toute réalité (Thèse 22), puisqu’il la recouvre d’un voile d’ignorance, ayant sous cette forme envahi la société, il instrumentalise chacun des éléments qui le constituent : les images, les techniques de l’image, la diffusion, ainsi que le public des arts et de la culture. Dans ce contexte où tout n’est plus qu’univers spéculatif (abstrait), les images des spectacles ont le statut de médiations aliénantes. Là où il n’y a plus de réel, et où les images ont pris sa place, toutes perverses, elles sont prises pour le vrai par le public : « Le vrai est même devenu un moment du faux » (Thèse 9). Cette modification du statut de l’image – qui n’est plus image de quelque chose, mais une image pour elle-même – caractérise le monde de la vision, notamment publicitaire et médiatique, la modalité…

 

La dissolution d’un public critique

Ces éléments mis en place, on voit bien comment Guy Debord aborde la question du public des arts et de la culture. Toute la conception de l’aliénation se reporte sur celui-ci. Autant, d’un côté, les arts et la culture dominants sont séparés de la réalité et vidés de tout contenu critique – c’est le thème crépusculaire de la « fin de la culture » (Thèse 185) –, autant, de l’autre, le public se déploie dans l’acceptation passive de ces spectacles (Thèse 12) voués à sacraliser la consommation marchande. Puisque le spectacle est le gardien du sommeil des consciences, le public reflète éloquemment la passivité moderne (Thèse 13).

À juste titre sans doute, l’analyse critique met en corrélation les œuvres d’art, qui sont devenues la part décisive du langage commun « de l’inaction sociale », et le public qui ne s’intéresse plus qu’au vedettariat, à la sacralisation du plaisir immédiat et à des œuvres apparemment anodines, mais en réalité conçues pour satisfaire la production individuelle d’œuvres séparées de la réalité. Le rapport œuvre-public relève du même mouvement général, lequel « domine l’histoire de l’ensemble de la culture séparée ». L’indépendance acquise par les arts, par la culture, et par le public se retourne désormais en « affirmation indépendante [qui] est le commencement de sa dissolution » (Thèse 186).

Et Guy Debord de relire l’histoire des arts et du public à ce prisme : les deux « n’ont été que de brèves constructions factices parlant le langage extérieur de l’État, celui de la monarchie absolue ou de la bourgeoisie révolutionnaire habillée à la romaine. Du romantisme au cubisme, c’est finalement un art toujours plus individualisé de la négation, se renouvelant perpétuellement jusqu’à l’émiettement et la négation achevés de la sphère artistique, qui a suivi le cours général du baroque ». À quoi s’ajoute que Dada et le Surréalisme ne cessent de cultiver une platitude de même aloi (Thèse 189).

 

Un mécanisme de pensée

Deux remarques pour finir. La première porte sur la possibilité de résister à ce mouvement historique. La seconde porte sur le mode de raisonnement constitutif de la pensée deborienne. La première, il est vrai, tenant à la seconde par quelques biais.

Au terme du parcours, la question demeure de savoir si la situation peut être renversée (pour évoquer aussi le situationnisme auquel adhère Guy Debord [1988]), s’il existe une résistance à la configuration du capitalisme du spectacle, et si d’autres œuvres d’art sont concevables. L’auteur entend bien souligner cela : « Il faut lire ce livre en considérant qu’il a été sciemment écrit dans l’intention de nuire à la société spectaculaire » (préface, 1992), quoiqu’il ne fasse guère confiance à la philosophie dans ce dessein, depuis qu’avec Hegel et quelques autres, selon Karl Marx autant que Guy Debord, elle s’est perdue dans le Ciel de l’Idée et de la Logique. Comme il a produit lui-même des œuvres visant l’émancipation du public des arts : films (Critique de la séparation, Hurlements en faveur de Sade, etc.), œuvres plastiques, design critique, ainsi que toutes les œuvres de « dérive » et de « détournement », quand il ne convient pas d’évoquer aussi la floraison de slogans irrévérencieux, d’aphorismes rageurs, inscrits à la bombe de peinture (procédé inauguré par les situationnistes), durant les mouvements étudiants de Mai 68. À ce propos, Guy Debord encourage à l’époque un art de l’affiche qui récuse les images, dans la logique du spectacle, au profit de mots qui ne pourraient pas être détournés et seraient de fait émancipateurs (« À bas la société spectaculaire marchande », « Abolition de la société de classe », etc.).

La seconde remarque est plus technique. Elle porte sur le mode de raisonnement de Guy Debord et veut revenir brièvement sur les développements cités ci-dessus, appuyés par lui sur la pensée de Ludwig Feuerbach (1841) et Georg Lukács (1923). Ce mode reste tributaire d’une équation : image et représentation = scène d’illusion, et participation à l’abrutissement généralisé : un public forcément stupide ? Jacques Rancière (2008) fait remarquer à ce propos que l’argument choisi se retourne : finalement, n’est-ce pas « la volonté de supprimer la distance qui crée la distance » ? Guy Debord aurait alors cédé à un lieu commun selon lequel « spectateur » ou « public » correspondrait automatiquement à une condition passive. Ce qui peut être contesté si l’on veut bien remarquer que tout spectateur compare, critique, relie ce qu’il voit à son expérience et « compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui » (ibid. : 28-29). Chez le fondateur du situationnisme, les spectacles sont posés comme un mal absolu, les industries culturelles sont uniformément aliénantes. La fabrique de l’impuissance est totale. De ce fait, il n’y a pas de raison pour que quelqu’un sorte jamais de cette situation, pas même celui qui connaîtrait la raison du spectacle ! Faut-il cesser de regarder les images (collectif, Au-delà du spectacle, exposition du Centre Georges Pompidou [Paris], 2001. Cette expression-titre provient de Guy Debord, in La Société du spectacle, p. 157, mais Guy Debord la prolonge : « Car il est évident qu’aucune idée ne peut mener au-delà du spectacle existant, mais seulement au-delà des idées existantes sur le spectacle. ») ? L’action révolutionnaire est-elle exclusive des images ?

Pour finir, rappelons que, après avoir eu son heure de gloire en mai 1968, la pensée de Guy Debord n’a pas trouvé tous les prolongements souhaités, ne serait-ce que parce qu’il a interdit la diffusion posthume de ses films et a dissous le mouvement qu’il avait fondé. Cela n’empêche pas de nombreux auteurs de s’en réclamer encore.


Bibliographie

Achcar G., 2002, Le Choc des barbaries. Terrorismes et désordre mondial, Bruxelles, Éd. Complexes.

Debord G., 1967, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992.

Debord G., 1988, Commentaires sur la Société du spectacle, Paris, G. Lebovici.

Feuerbach L., 1841, L’Essence du christianisme, trad. de l’allemand par J.-P. Osier, Paris, Gallimard, 1992.

Lukács G., 1923, Histoire et conscience de classe, trad. de l’allemand par K. Axelos et J. Bois, Paris, Éd. de Minuit, 1960.

Rancière J., 2008, Le Spectateur émancipé, Paris, Éd. La Fabrique.

Auteur·e·s

Citer la notice

Ruby Christian, « Debord (Guy) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 09 avril 2018. Dernière modification le 23 mai 2022. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/debord-guy.

footer

Copyright © 2024 Publictionnaire - Tous droits réservés - ISSN 2609-6404