Décision(s) de justice


 

En France, les décisions de justice sont rendues au nom du peuple. Il en ressort une conséquence capitale : la justice doit être publique en répondant notamment à l’exigence de transparence qui irrigue désormais les mondes politique, administratif et juridique. Consacré à l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme, le principe de publicité a été explicité par la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt Pretto et autres c/ Italie rendu le 8 décembre 1983 (req. no 7984/77). Ce dernier précise que la publicité « protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public ; elle constitue aussi l’un des moyens de préserver la confiance dans les cours et tribunaux. Par la transparence qu’elle donne à l’administration de la justice, elle aide à réaliser le but de l’article 6§1 : le procès équitable ». Le public doit ainsi être en mesure de comprendre, de contrôler et de critiquer le travail des juges ; or, ce contrôle n’est possible que si leurs décisions lui sont accessibles et intelligibles. La décision de justice n’est pas un acte comme les autres : dotée de l’autorité de la chose jugée, elle se révèle aussi un symbole en apparaissant comme la « vitrine de la justice » (Malhière, 2013 : 550).

 

L’évolution de la justice française : d’une justice pudique à une justice publique

Si la période révolutionnaire a largement façonné l’image de la justice française pendant plus de deux siècles, cette dernière s’émancipe de plus en plus du statut de « puissance nulle » attribué par Montesquieu. Loin d’être enserré par un carcan l’obligeant à appliquer le droit sans le créer, le juge ne découvre pas, de manière transcendantale, la solution écrite dans la loi. Défini comme celui qui tranche des litiges, le juge répond également à des attentes qui surplombent le litige en participant à la qualité du droit et en convainquant son auditoire des choix réalisés. Institution au cœur de l’État de droit, la justice, à travers la parole du juge, doit rendre des comptes à un public. Ce public ne se réduit pas aux justiciables qui le saisissent : il est comparable pour certains auteurs à l’« auditoire universel » de Chaïm Perelman (Perelman, Olbrechts-Tyteca, 1958 : 40). En effet, lorsque le juge s’exprime, sa parole rayonne au-delà des portes du tribunal. Si, dans les faits, l’auditoire des décisions de justice apparaît plus restreint – seule la communauté des juristes en est en réalité une commentatrice assidue – il ne fait pas de doute que le juge poursuit un processus de légitimation démocratique afin que son public soit en mesure d’adhérer à ses décisions (Noel, 2017 : 330). Il doit convaincre que la solution posée, bien qu’elle ne soit pas la vérité, se présente comme une solution rationnelle et acceptable (Aarnio, 1992 : 247). Cette prise de position conforte une justice de qualité, car « en s’imaginant devoir convaincre un auditoire le plus universel possible, le juge est amené à évaluer sa décision et les arguments qu’il peut avancer à son appui. Cet auditoire agit donc sur le jugement comme une contrainte » (Allard, van Waeyenberge, 2008 : 122).

 

L’auditoire de la justice constitutionnelle française

Né en 1958, lors de la Constitution de la Ve République, le Conseil constitutionnel est l’organe qui contrôle la conformité de la loi au bloc de constitutionnalité. Son rôle juridictionnel n’a cessé d’évoluer depuis cette date : si à sa naissance, il était le gardien de la répartition des compétences entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, il est devenu, depuis sa décision du 16 juillet 1971 Liberté d’association, le protecteur des libertés fondamentales. La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 instaurant la question prioritaire de constitutionnalité parachève l’inscription du peuple au cœur de la juridiction constitutionnelle : un justiciable peut désormais au cours d’un procès saisir indirectement le Conseil constitutionnel (article 61-1 de la Constitution). Cette évolution n’est pas sans incidence sur l’auditoire du Conseil constitutionnel : si sa décision demeure brève, le Conseil constitutionnel exprime sa solution par-delà cet acte officiel en s’adressant implicitement à divers publics. Ainsi, dès 1996, le secrétaire général de l’institution a réalisé des commentaires sur la décision rendue afin de la rendre plus intelligible, et de parfaire les relations entre le juge et la doctrine (Charité, 2015 : 451). Par ailleurs, dès 1997, des communiqués de presse à destination des médias ont été mis en place en tant que relais entre le public-profane et l’institution. Cette multiplication des supports externes à sa décision révèle la volonté du Conseil constitutionnel de créer un dialogue avec son public, alors capable d’exercer un contrôle sur la manière dont la justice est rendue.

 

Le secret des délibérés : frein au contrôle du public ?

Le contrôle du public des décisions de justice demeure néanmoins limité par la règle sacro-sainte du secret des délibérés innervant la justice française. Ce secret renforce indéniablement la liberté des juges tout en écornant potentiellement la confiance du public en la justice. Le public n’a finalement accès qu’aux informations inscrites dans la décision de justice, c’est-à-dire celles que le juge accepte de partager avec son auditoire. Coexistent ainsi dans les décisions de justice, « le droit de cacher [du juge] et le droit de savoir [du public] » (Bredin, 2001 : 8). En l’absence de texte régissant les délibérés, il y a néanmoins « une volonté expresse de ne pas régler l’activité intellectuelle des juges » (Desire, 2011 : 1888). À dire vrai, si le droit de cacher semble progressivement s’étioler – en atteste, à titre d’illustration, la loi organique du 15 juillet 2008 relative aux archives constitutionnelles –, celui-ci ne disparaît pas. Cette loi prévoit que seuls les comptes rendus des délibérations du Conseil constitutionnel postérieurs à vingt-cinq ans sont désormais mis à la disposition du public. La doctrine s’est saisie de cette opportunité afin de réaliser des autopsies des décisions constitutionnelles et une systématisation de l’activité normative du Conseil constitutionnel (Mathieu et al., 2014). La levée partielle du secret des délibérés a ainsi offert à l’auditoire effectif du Conseil la possibilité de contrôler a posteriori les décisions rendues.

 

Le style de rédaction des décisions de justice françaises

Depuis notamment les années 1970-1980, la doctrine juridique alerte sur la qualité rédactionnelle des décisions de justice françaises dont la brièveté serait un frein à leur intelligibilité (Touffait, Tunc, 1974 : 487). Le style français se caractérise par plusieurs éléments : une motivation a minima, le choix du syllogisme, ou encore les phrases débutant par « considérant que ». Marquée par l’imperatoria brevitas, la rédaction des décisions de justice entretient un modèle de justice consacrant l’image d’un juge « méta-garant du social » (Commaille, 1991 : 92). Elle reflète plus précisément la relation que le juge entend entretenir avec son public. À cet égard, le juge français semble à la croisée des chemins : tiraillé entre un passé lui refusant son statut de pouvoir et un avenir qui lui impose davantage de transparence, il doit réussir à renouveler son office. Cette rénovation de l’office du juge peut s’opérer par une valorisation de l’exigence pédagogique, car le juge « ne se contente plus de décider ce qui est juste, il cherche par le déploiement d’une motivation à justifier le juste » (Mazères, 2011 : 35). Il est le « gardien des promesses » (Garapon, 1996). La motivation de ses décisions de justice doit alors être optimale afin que son auditoire puisse comprendre la solution choisie tout en prenant conscience qu’elle n’est pas le résultat de l’arbitraire, mais l’issue d’un processus réflexif (Gjidara, 2004 : 3). La Cour européenne des droits de l’homme a en ce sens estimé, dans son arrêt Atanasovski c/ l’ancienne République yougoslave de Macédoine (req. no 36815/03), rendu le 14 janvier 2010, qu’en cas de revirement d’une jurisprudence établie, le juge a l’obligation de motiver substantiellement sa décision afin de ne pas porter atteinte au principe de sécurité juridique. Cette décision met en lumière la fiction du juge-automate pour consacrer la réalité d’un juge-pédagogue ; il doit expliquer au public sa solution avec précision.

En définitive, le public apparaît comme une contrainte argumentative avec laquelle le juge doit composer lorsqu’il rend une décision de justice. En entendant être un acteur démocratique garant de l’État de droit, le juge s’adresse à des publics ; un public large, le peuple, et un public restreint, celui des juristes-théoriciens et praticiens.


Bibliographie

Aarnio A., 1992, Le Rationnel comme raisonnable. La justification en droit, Paris/Bruxelles, LGDJ/Story-scientia.

Allard J., van Waeyenberge A., 2008, « De la bouche à l’oreille ? Quelques réflexions autour du dialogue des juges et de la montée en puissance de la fonction de juger », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2, 61, pp. 109-129. Accès : https://www.cairn.info/revue-interdisciplinaire-d-etudes-juridiques-2008-2-page-109.htm.

Bredin J.-D., 2011, « Secret, transparence et démocratie », Pouvoirs, 2, 97, pp. 5-15. Accès : https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2001-2-page-5.htm.

Charité M., 2015, « Les commentaires autorisés des décisions du Conseil constitutionnel », Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, 2, pp. 451-464.

Commaille J., 1991, « Éthique et droit dans l’exercice de la fonction de justice », Sociétés contemporaines, 7, 1, pp. 87-101. Accès : http://www.persee.fr/doc/socco_1150-1944_1991_num_7_1_1011.

Desire S., 2011, « Le délibéré : l’office secret du juge ? », Revue de la recherche juridique, 4, 139, pp. 1887-1909.

Garapon A., 1996, Le Gardien des promesses. Le juge et la démocratie, Paris, O. Jacob.

Gjidara S., 2004, « La motivation des décisions de justice : impératifs anciens et exigences nouvelles », Les petites affiches, 105, pp. 3-20.

Malhière F., 2013, La Brièveté des décisions de justice. Conseil constitutionnel, Conseil d’État, Cour de cassation. Contribution à l’étude des représentations de la justice, Paris, Dalloz.

Mathieu B. et al., dirs, 2009, Les Grandes Délibérations du Conseil constitutionnel, 1958-1986, Paris, Dalloz, 2014.

Mazères J.-A., 2011, « Les voies possibles d’une pédagogie en droit », pp. 19-36, in : Raimbault P., dir, La Pédagogie au service du droit, Actes du colloque des 28 et 29 janvier 2010, Toulouse, Presses de l’université de Toulouse 1 Capitole.

Noel J., 2017, La Césure interprétative entre le juge et la doctrine à la lumière de l’expérience constitutionnelle française. Proposition pour une rénovation conceptuelle, Thèse en droit public, Université de Lorraine.

Perelman C., Olbrechts-Tyteca L., 1958, Traité de l’argumentation. Nouvelle rhétorique, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 2008.

Touffait A., Tunc A., 1974, « Pour une motivation plus explicite des décisions de justice notamment de celles de la Cour de cassation », Revue trimestrielle de droit civil, 3, pp. 487-508.

Auteur·e·s

Noel Johanna

Institut de recherches sur l’évolution de la nation et de l’État Université de Lorraine

Citer la notice

Noel Johanna, « Décision(s) de justice » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 09 novembre 2017. Dernière modification le 21 janvier 2022. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/decisions-de-justice.

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