Doxa


 

Étrange destin que celui de doxa, mot grec relevant du domaine savant, aujourd’hui couramment utilisé – tel quel ou francisé sous une forme adjectivée (« doxique ») – aussi bien par des hommes politiques que par des journalistes. Voilà une notion devenue assez commune alors que son usage nécessiterait quelques précautions, comme le suggère l’indication générique du livre d’Anne Cauquelin, L’art du lieu commun : du bon usage de la doxa (1999). Prise en son sens le plus répandu (un ensemble de croyances qui s’impose avec la force de l’évidence sans avoir besoin d’être soutenu par des arguments), elle ne devrait être utilisée qu’avec précision, faute de quoi, elle serait elle-même doxique. Ce paradoxe installe un lien saillant entre la doxa – désormais utilisée ici comme un mot français, sans italiques et sans guillemets – et le public, de toute évidence par le biais de la notion d’opinion publique. Mais cette connexion s’avère complexe, dès lors qu’il est probable que la doxa combine des dimensions cognitives et politiques, voire ontologiques. Non seulement il n’est pas aisé d’identifier les composantes de la doxa qui sont engagées dans la notion d’opinion publique, mais il est aussi et peut-être surtout difficile d’établir une relation de causalité simple entre doxa et public sans se référer – si l’on privilégie l’entrée sociologique – aux concepts de groupe et d’espace social. Montrer quelle pourrait être la contribution du concept de doxa à une théorie des publics demande donc qu’on fasse préalablement l’examen des ressources qu’elle offre.

 

L’itinéraire philosophique de la doxa

Chez Platon, doxa se situe au niveau de l’action et s’inscrit, avec tekhnè (art/technique) et eikos (vraisemblable, au sens de ce qui ressemble au vrai), dans une triade de notions de statut inférieur par rapport à la triade du Bien, du Beau et du Vrai, dont elle est la dégradation (Cauquelin, op. cit. : 28-29). La notion renvoie à un ensemble de recettes que l’on peut mobiliser pour s’orienter dans un quotidien familier ; parfois même avec une certaine efficacité : l’opinion est alors opinion droite (orthè doxa), qui coïncide avec la Vérité, mais seulement par le fait d’un heureux hasard (la démarche n’est pas reproductible). Ni la doxa, ni l’orthè doxa ne mènent à la Science. À la fois connaissance et régime de discours, la doxa désigne aussi pour Platon une technique de parole pour le monde du vraisemblable – ce qu’illustrent les Sophistes. Il greffe ainsi une théorie politique sur la théorie de la connaissance.

Cette dévalorisation ontologique de la doxa (désormais inséparable de tekhnè et d’eikos) n’est pas reprise telle quelle par Aristote. Alors qu’en grec (et chez Platon), dans la constellation du vraisemblable, le substantif epieikeia est mis pour : conforme à ce qui [res]semble, chez Aristote, il désigne l’équité, ce qui convient pour un homme vertueux. Aristote revalorise le vraisemblable (comme l’approximatif et ce qui arrive le plus souvent, os épi to polu) parce que c’est l’une des manières d’affirmer le lien social : nous pouvons avoir le bon sens (doxa) de nous accorder, dans les lieux publics comme devant les tribunaux, sur des choses que nous tenons pour vraies (eikos).

Soient donc trois fils pour tisser l’étoffe de l’usage contemporain de doxa, qui tous trois disent quelque chose du public : un fil selon lequel l’opinion s’oppose à la science (c’est le refus des esclaves de la Caverne de voir l’intelligible), un fil selon lequel la technique discursive produit une opinion générale (par exemple au sein d’un public), un fil selon lequel la vertu se nourrit du bon sens (constituant ainsi un public électif au sein d’un ensemble amorphe).

Il faut aussi intégrer à ce tableau des prémices du succès de la notion l’apport phénoménologique : si la doxa est prise au niveau transcendantal (ce qui concerne la formation de la connaissance), on ne peut en rester au sens péjoratif platonicien. Selon Husserl, la croyance originaire à l’être (Urdoxa), qui est à la base de notre appréhension du monde, produit pour le sujet connaissant une évidence qui a la même force de certitude que celle du jugement : la doxa n’est pas de rang inférieur à la science (Husserl, 1970 : 53-54 [44]), laquelle n’est pas dévalorisée pour autant (elle construit ses objets dans un autre type de temporalité). Les représentations originaires (« perceptions antéprédicatives ») donnent leurs objets comme certains. Mais, sur l’axe du temps objectif, cette certitude ne dure pas : elle se scinde, se fragilise sous l’effet du doute, des possibles, du problématique, de la déception, du conflit. Cette théorie positive de l’incertitude donne une force à la doxa sans oblitérer son caractère variable, voire provisoire. L’autre contribution de Husserl a été plus récemment remarquée : il serait erroné d’opposer radicalement les chemins de la science et de la réflexivité et il faudrait repérer des degrés au sein des états de conscience doxiques. Soient donc deux fils supplémentaires : la doxa est une forte prise expérientielle, certes fragile, sur le monde ; elle n’est pas un mais plusieurs états (il se pourrait donc qu’au sein d’un public une même doxa soit à l’œuvre à des degrés différents de cristallisation).

La fortune de la doxa ne s’arrête pas là. Ainsi, l’analyse de discours approfondit-elle la dimension technique en distinguant trois discursivités au sein du sens commun (Paveau, 2003). Outre sa manifestation sous formes d’agencements discursifs, la doxa considérée comme sens commun en discours émane d’un espace pré-discursif (celui des connaissances préalables communément partagées) et donne latitude à du méta-discursif (permettant de situer l’énonciation au regard d’un sens commun fonctionnant alors comme référence). De son côté, la sociologie – singulièrement celle de Bourdieu – associe les dimensions ontologique (la doxa comme condition de félicité de l’action dans un champ) et politique (certains agents sont les techniciens de l’opérationnalisation politique de la doxa) au sein d’une théorie des champs. C’est cette perspective qui est privilégiée ici.

 

Doxa : une voie d’accès à la connaissance des publics

La doxa est-elle, d’un point de vue sociologique, un objet de connaissance ? Oui : on peut la définir et la situer. En quoi cet objet contribue-t-il à une théorie des publics ? Chez Bourdieu, elle peut être mise en forme de trois manières convergentes.

On peut la saisir en quelque sorte au cœur de la pratique, à partir des dispositions extériorisées par les agents : pour qu’une doxa puisse être un outil de connaissance et d’action, il faut qu’elle soit en correspondance avec une disposition intériorisée (un habitus – mais on pourrait dire aussi hexis ou ethos). Pour être assumée par un agent, la doxa doit être en homologie avec ce vers quoi tend son habitus : c’est cette aisance qui fait qu’une relation inévitable est vécue comme une affinité élective, ce naturel qui fait revendiquer un penchant là où d’autres verraient une pente. Mais en va-t-il ainsi mécaniquement : à tel habitus (par exemple : ouvrier), telle doxa (par exemple, dire : « les gros » nous tondent la laine sur le dos) ? Les limites fonctionnelles d’une doxa tous azimuts (Bourdieu dit souvent : omnibus) sautent très vite aux yeux : elle engagerait une théorie essentialiste du public.

C’est ici qu’intervient la deuxième approche. La doxa est la croyance spécifique réunissant les agents d’un champ qui participent, pourtant de manières très inégales et depuis différentes positions, à la consécration d’un univers relativement autonome : les enjeux en sont irréductibles, irremplaçables et relativement incompréhensibles pour tous ceux qui n’en sont pas. La doxa du champ sportif permet ainsi à des agents aux intérêts objectivement divergents et aux habitus structurés de manières parfois opposées, de communier dans un même amour du sport et de refuser qu’on le réduise à l’argent ou au dopage. Mais lorsque les intérêts des coreligionnaires finissent par diverger sous l’effet des transformations du champ, ce qui allait sans dire « va mieux en le disant ». Il faut une crise dans la religion (par exemple une corruption de ses fonctionnaires) pour que surgissent des prophètes, porteurs d’un message qui menace la doxa, au point d’obliger le vicaire, lieutenant du culte (vicarius), à énoncer une orthodoxie (Bourdieu, 1971), c’est-à-dire « justifier le sacré et les manières consacrées de le cultiver » (Bourdieu, 1992 : 261). On devine ainsi que la consommation simultanée d’un même type de bien par une collection disparate d’individus ne suffit pas à constituer un public tant qu’un champ ne l’a pas érigé en communauté d’intérêts et, selon Bourdieu, c’est la doxa qui assure cette naturalisation des intérêts de classe. En dehors des contextes de crise, la doxa doit néanmoins être en quelque sorte entretenue : ce sera le rôle des « doxosophes » (Bourdieu, 1972), qui formatent une opinion qu’ils disent simplement exprimer.

Si la doxa n’est pas qu’une croyance passive (enseignement de Husserl), à quelle condition peut-on s’arracher à une opinion courante pour une réflexion distanciée ? C’est la troisième voie d’approche de la notion. Chez Bourdieu, la réflexivité peut émerger de situations où l’habitus (le sens du jeu) et le champ (le système de jeu) sont désaccordés. Lorsqu’elle émerge, elle peut être cultivée, pour passer de la « réflexivité narcissique », fatalement ex post, à la « réflexivité réflexe », capable d’agir a priori sur le modus operandi (Bourdieu, 2001 : 174 sq). Bourdieu accorde une place aux décalages positifs, qui se traduisent par des critiques de la pratique, sans vraiment donner des éléments pour comprendre ce qui permet cette « maîtrise symbolique » de la pratique. Serait-ce le rôle de la pratique sociologique, pour sortir au moins de la « mystification produite par les intellectuels » (Pinto, 2009) ?

 

Un outil de connaissance non saturé

La doxa, même dans la version qu’en donne Bourdieu, reste un concept non saturé, mais il a pour horizon l’espace public bourgeois (Habermas, 1962). Dans quelle mesure permet-il de penser l’évolution, à l’heure du numérique, vers un espace public fragmenté ? Pour y répondre, il faut poser d’autres questions. Structurelles d’abord : doit-on considérer la doxa comme homogène et cohésive ou l’instabilité des publics va-t-elle de pair avec la labilité de la doxa ? Hypothèse médiane : un noyau dur doxique, avec un halo fait de trouées et de contradictions, qui permettrait à des fractions de public de se constituer en endossant la foi commune tout en préservant des croyances privées, mais aussi portes ouvertes vers la maîtrise symbolique. Questions processuelles ensuite : la doxa est sans doute un matériau très composite de visions du monde qui s’assemblent en oppositions durcies permettant de légitimer des positions (comme disait souvent Bourdieu, la vision du monde : une division du monde), mais comment fait-elle face au changement ? Effet-retard (hysteresis), où l’on bricole Facebook avec les outils de l’affiliation, comme les paysans de la guerre de Cent Ans décrits par Marx le faisaient pour leurs maisons ; ou changement de paradigme (au sens de Kuhn) quand le halo finit par être incompatible avec le noyau dur ? Hypothèse médiane : une doxa « liquide » (Bauman, 2002) qui masque les clivages des individus comme de leurs groupes de référence ?


Bibliographie

Bauman Z., 2002, La Société assiégée, trad. de l’anglais par C. Rosson, Rodez, Le Rouergue, 2005.

Bourdieu P., 1971, « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, XII-3, pp. 295-334.

Bourdieu P., 1972, « Les doxosophes », Minuit, 1, pp. 26-45.

Bourdieu P., 1992, Les Règles de l’art, Paris, Éd. Le Seuil.

Bourdieu P., 2001, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir.

Cauquelin A., 1999, L’Art du lieu commun. Du bon usage de la doxa, Paris, Éd. Le Seuil.

Habermas J., 1962, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. de l’allemand par M. B. de Launay, Paris, Payot, 1978.

Husserl E., 1970, Expérience et Jugement. Recherches en vue d’une généalogie de la logique, trad. de l’allemand par D. Souche-Dagues, Paris, Presses universitaires de France, 2011.

Paveau M.-A., 2003, « L’entrée Doxa : pour un traitement rigoureux d’une notion floue », Mots. Les langages du politique, 71. Accès : http://mots.revues.org/8683.

Pinto L., 2009, Le Café du commerce des penseurs. À propos de la doxa intellectuelle, Broissieux, Éd. du Croquant.

Auteur·e·s

Trépos Jean-Yves

Laboratoire lorrain de sciences sociales Université de Lorraine

Citer la notice

Trépos Jean-Yves, « Doxa » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 21 octobre 2022. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/doxa.

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