Eco (Umberto)


Le travail du lecteur entre interprétation et utilisation des textes

 

 

Sémiologue, spécialiste de philosophie du Moyen-Âge, universitaire, romancier, Umberto Eco (1932-2016) s’est consacré à l’étude de la littérature, de l’art, de la musique, de phénomènes communicationnels et médiatiques. Après une thèse en philosophie sur l’esthétique de Saint Thomas d’Aquin soutenue à l’université de Turin en 1954, Umberto Eco a travaillé de 1955 à 1958 en qualité d’assistant à la télévision et, à partir de 1956, comme collaborateur des revues Il Verri et Rivista di estetica. De 1966 à 1970, il a enseigné à la faculté d’architecture de Florence, à la New York University et à la faculté d’architecture de Milan. À partir de 1971, il a été professeur de sémiotique à l’université de Bologne où, pendant les années 1980, il a créé le premier cursus de formation italien en sciences de la communication. De 2000 à 2016, il a dirigé l’École supérieure de sciences humaines de Bologne. Il a été également président de l’International Association for Semiotic Studies et professeur invité dans de très nombreuses universités européennes et américaines.

Pour Umberto Eco, relier et rapprocher des objets de recherche et des approches distants est la condition nécessaire pour une progression dans la connaissance. Son érudition et son ouverture interdisciplinaire sont ainsi le résultat d’une volonté programmatique de construire des passerelles entre un domaine et l’autre (et, particulièrement, de souder la recherche historique à la théorie de l’interprétation). L’ampleur de ses intérêts et de son champ d’investigations va de pair avec son ambition de construire une sémiotique générale visant à inclure dans ses objets d’analyse non seulement toute forme d’expression, mais aussi tout phénomène qui, même s’il ne semble pas être produit dans le but d’exprimer quelque chose, peut être vu comme le point de départ d’hypothèses interprétatives (Eco, 1976).

Umberto Eco place ses réflexions dans le sillage de la philosophie pragmatique de Charles S. Peirce, tout en accueillant des influences de la sémiotique de Roland Barthes, Tzvetan Todorov, Julia Kristeva, Maria Corti ainsi que de l’herméneutique allemande de Wolfgang Iser, Hans Robert Jauss et Hans-Georg Gadamer. La sémiotique de l’interprétation proposée par Umberto Eco s’oppose aux abstractions du structuralisme tout comme aux lectures déconstructionnistes des textes. Elle prend aussi ses distances avec l’empirisme des recherches sociologiques qui se limitent à enregistrer les usages qu’une société fait d’une œuvre artistique ou culturelle sans considérer les relations qui s’établissent entre les intentions de l’auteur, les contraintes des œuvres et les visées du public.

 

Le rapport avec le public, pivot du fonctionnement des œuvres artistiques et culturelles

L’analyse du public intéresse Umberto Eco dans la mesure où l’étude des relations entre œuvres et interprètes est au cœur même de sa longue et prolifique activité scientifique. Depuis le début des années 1960, Umberto Eco pose les jalons de son approche sémiotique qui, dans l’analyse des œuvres artistiques, culturelles et médiatiques, prend en compte le moment pragmatique de la réception. Dès L’Œuvre ouverte (1962), Umberto Eco considère que le rapport avec les « interprètes » constitue le pivot du fonctionnement de toute œuvre, que ce soit les textes littéraires, films, tableaux, pièces musicales, émissions télévisées, bandes dessinées. Selon Umberto Eco, les compétences des récepteurs sont convoquées et deviennent la condition nécessaire de l’existence et du succès des « machines esthétiques » qui essaient à leur tour de les solliciter, orienter et diriger vers des modalités de réception et interprétation préétablies.

Umberto Eco focalise ainsi son attention sur la collaboration de la part des récepteurs demandée par des « machines esthétiques ». Ses procédés analytiques cherchent notamment à cerner le type de réception visée et les expériences psychologiques et culturelles promues par des œuvres littéraires, artistiques, médiatiques, musicales. De façon exemplaire, son étude de textes littéraires a pour finalité la compréhension des probabilités de lecture qu’ils prévoient, des solutions attendues et souhaitées et qui pourtant ne peuvent se réaliser que grâce au concours des lecteurs.

 

Pour une guérilla sémiologique

En 1967, dans son écrit « Pour une guérilla sémiotique », Umberto Eco (1963-1983 : 96) constate que l’univers de la communication est rempli d’interprétations discordantes et que « la variabilité des interprétations est la loi constante des communications de masse ». D’après lui, cette discordance et cette variété d’interprétations sont engendrées par les écarts qui existent entre les codes de départ et les codes d’arrivée d’un message. En vertu de son point de vue et du « code » dont il dispose, chaque destinataire utilise les contenus médiatiques à sa façon.

À la fin des années 1960, le modèle de communication de Shannon et Weaver se trouve ainsi renversé dans les écrits du sémiologue italien : « Le récepteur transforme le signal en message, mais ce message est encore la forme vide à laquelle le destinataire pourra attribuer différents sens selon le code qu’il applique » (ibid. : 95). Ce renversement a des retombées sur la manière d’appréhender le pouvoir des médias. Pour Umberto Eco, ceux qui croient contrôler le pouvoir des médias à travers le contrôle de la source et du canal se trompent. En effet, l’emprise stratégique sur ces deux éléments de la « chaîne de la communication » ne permet de contrôler que le message en tant que « forme vide » que chacun remplira ensuite des significations suggérées par ses modèles culturels, par la situation sociale dans laquelle il vit, par l’éducation qu’il a reçue, par ses dispositions psychologiques du moment. Pour Umberto Eco, « on ne gagne pas la bataille pour la survie de l’homme en tant qu’être responsable dans l’ère de la communication à la source de la communication mais à son point d’arrivée » (ibid.).

À la fin des années 1960, Umberto Eco considère que la tâche éthique, militante et émancipatoire des intellectuels et des éducateurs consiste justement à promouvoir une « guérilla sémiologique » ou, autrement dit, une série d’actions effectuées non pas là où le message part, mais là où il arrive, induisant les usagers à le discuter, à le critiquer, à le réélaborer voire à le rejeter. Umberto Eco est persuadé que l’action sur la forme et sur le contenu d’un message n’arrive pas forcément à convertir celui qui le reçoit car « celui qui reçoit le message semble jouir d’une liberté absolue, celle de le lire d’une façon différente » (ibid. : 94). Entre la vision catastrophique des intellectuels « apocalyptiques » dénonçant la marchandisation de la culture et la crise de l’esprit critique à l’heure des moyens de communication de masse et l’attitude complaisante des « intégrés » persuadés du pouvoir démocratisant des médias, Umberto Eco (1964) construit une troisième voie : celle de l’engagement pour une guérilla sémiologique en tant qu’opération qui encourage chez les destinataires la prise de distance, sinon la déviance vis-à-vis des significations établies par la source.

 

Machines paresseuses et lecteurs-modèles

Une décennie plus tard, Umberto Eco revient sur le rôle du lecteur dans les stratégies d’un texte dans son célèbre ouvrage Lector in fabula traduit en France en 1985. D’après le sémiologue (Eco, 1979 : 52), « tout texte veut quelqu’un qui l’aide à fonctionner ». Le texte est une « machine paresseuse » qui exige du lecteur un travail coopératif pour remplir les espaces de non-dit ou du déjà dit restés en blanc. Pour signifier, tout texte nécessite donc l’existence d’un lecteur « empirique » qui actualise ses artifices expressifs à travers la lecture. Au sein de chaque texte un rôle bien précis est attribué au lecteur et un travail de coopération interprétative lui est demandé : pour que le texte soit interprété dans le sens qu’il souhaite, l’auteur construit et inscrit dans son texte un « Lecteur Modèle » dont il présuppose et institue les compétences.

À son tour, le lecteur cherche dans cette « machine présuppositionnelle » qu’est le texte les intentions de l’auteur ou, pour reprendre les mots d’Umberto Eco (1994 : 21), l’« Auteur Modèle » :

« L’Auteur Modèle est une voix qui nous parle de manière affectueuse (impérieuse ou cachée), qui nous veut à ses côtés. Cette voix se manifeste comme stratégie narrative, comme ensemble d’instructions nous étant imparties pas à pas, auxquelles on doit obéir lorsque l’on décide de se comporter en lecteur modèle ».

Dans cette perspective, le sens d’un texte apparaît comme le résultat d’une collaboration entre le texte et son lecteur.

 

Le travail de coopération textuelle

Umberto Eco s’attache à examiner les mécanismes par lesquels les textes sont interprétés et les activités complexes et multiples que le lecteur accomplit (ou devrait accomplir selon la stratégie prévue par l’auteur) pour coopérer à l’actualisation du sens d’une œuvre. Ces activités impliquent le recours à un dictionnaire de base, la sélection de significations en fonction du contexte, la reconnaissance d’expressions figées, de lieux communs, de formules hyper codifiées. Le travail interprétatif nécessite que ce qui n’est pas explicité soit complété par le lecteur. Des compétences intertextuelles doivent être activées pour que des motifs, des situations narratives, des règles de genre soient reconnus. S’approprier un texte comporte, en outre, son rapprochement aux perspectives idéologiques du lecteur : l’interprétation est toujours construite à partir d’un point de vue qui privilégie certains aspects et en néglige d’autres. Bref, le travail de coopération interprétative demande le recours aux connaissances du lecteur, aux valeurs auxquelles il adhère, à son vécu et à ce qu’il a retenu de ses lectures précédentes, en un mot à son « encyclopédie » personnelle.

Selon la sémiotique de l’interprétation d’Umberto Eco, c’est justement sur la base de son « encyclopédie » personnelle que le lecteur fait des conjectures sur le déroulement d’un récit. En s’appuyant sur le répertoire du déjà-dit et du déjà vécu, il cherche à prévoir des conclusions possibles. Tout comme les médecins, les détectives et les historiens, les lecteurs agissent dans le travail de coopération textuelle en suivant le mécanisme de l’abduction. À la lumière de traces, symptômes et indices ambigus, ils tentent d’établir des corrélations, de repérer des causes, de faire des suppositions sur les « mondes possibles » et de trouver des explications vraisemblables. Dans certains cas, l’auteur confirme les hypothèses du lecteur, dans d’autres il le prend à contre-pied.

 

Interprétations et utilisations

Umberto Eco établit une distinction entre l’« interprétation » et l’« utilisation » d’un texte. L’interprétation implique une volonté de reconnaître et de suivre l’« intentio operis », c’est-à-dire une volonté d’emprunter les pistes de lecture programmées et inscrites dans l’œuvre. Selon Umberto Eco, des pratiques interprétatives plausibles nécessitent le respect des contraintes et des limites posées par le texte. Au contraire, l’utilisation libre d’un texte suit la voie de l’imagination du lecteur. Umberto Eco (1979 : 76-77) reconnaît l’existence de pratiques esthétiques d’« utilisation libre, aberrante, désirante et malicieuse des textes ». Chaque lecteur peut s’approprier un texte, le détourner et lui faire dire ce qu’il veut, l’utiliser à son gré. Mais, pour Umberto Eco (1976), les propriétés d’un texte posent des limites à l’éventail des interprétations admissibles. Dans l’optique échienne, le seuil qui sépare les interprétations des surinterprétations est marqué par le texte même qui confirme certaines attributions de sens et en nie d’autres (Eco, 1990 ; 1991).

Interprétation lucide et utilisation créative sont pour Umberto Eco deux modèles abstraits, les pôles extrêmes d’une échelle comprenant diverses gradations : dans la pratique de chaque individu, la distinction rigide entre ces deux attitudes s’estompe et la lecture d’un texte apparaît comme le résultat d’un mélange entre interprétation et usage. Par ailleurs, l’auteur (Eco, 1990 : 36) convient que « mésinterpréter un texte, c’est parfois le décaper de ses interprétations canoniques pour révéler de nouveaux aspects » : des surinterprétations audacieuses peuvent ainsi jeter une nouvelle lumière sur les stratégies du texte.

 

Le tournant sémiotique et l’étude des publics

L’approche de la sémiotique interprétative d’Umberto Eco a marqué un tournant important pour les études sur la réception. Son héritage a été notamment accueilli par les théoriciens du dit « modèle texte/lecteur » visant à intégrer l’analyse des textes, dans le sens large du terme, à celle des processus interprétatifs mis en œuvre par les publics (Livingstone, 1990). Dans cette optique, l’approche échienne a ouvert la voie à des recherches combinant analyse textuelle et recherche empirique des pratiques interprétatives qui dépassent à la fois la psychologie individuelle du spectateur et l’examen structural du texte pour se focaliser sur les négociations qui se produisent entre texte et lecteur et, au-delà de la sphère littéraire, entre produits médiatiques et audiences.


Bibliographie

Eco U., 1962, L’Œuvre ouverte, trad. de l’italien par C. Roux de Bézieux, Paris, Éd. Le Seuil, 1965.

Eco U., 1963-1983, La Guerre du faux, trad. de l’italien par M. Tanant, Paris, B. Grasset, 1985.

Eco U., 1964, Apocalittici e integrati, Milan, Bompiani.

Eco U., 1976, La Production des signes, trad. de l’italien par M. Bouzaher, Paris, Librairie générale française, 1992.

Eco U., 1979, Lector in fabula ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, trad. de l’italien par M. Bouzaher, Paris, B. Grasset, 1985.

Eco U., 1990, Les Limites de l’interprétation, trad. de l’italien par M. Bouzaher, Paris, B. Grasset, 1992.

Eco U., 1991, Interprétation et surinterprétation, trad. de l’anglais par J.-P. Cometti, Paris, Presses universitaires de France, 1996.

Eco U., 1994, Six promenades dans les bois du roman et ailleurs, trad. de l’italien par M. Bouzaher, Paris, B. Grasset, 1996.

Livingstone S. M., 1990, Making sense of television. The psychology of audience interpretation, Oxford, Butterworth-Heinemann, 1995.

Auteur·e·s

De Iulio Simona

Groupe d'études et de recherche interdisciplinaire en information et communication Université Lille 3

Citer la notice

De Iulio Simona, « Eco (Umberto) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 19 octobre 2016. Dernière modification le 21 octobre 2022. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/eco-umberto.

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