Esthétique de la réception


 

L’esthétique de la réception développée dans les années 1970 par l’École de Constance en Allemagne, avec ses deux représentants phare, Wolfgang Iser (1926-2007) et Hans Robert Jauss (1921-1997 ; Manfred Fuhrmann [1925-2005] et Wolfgang Preisendanz [1920-2007] étant moins connus en France), propose une redécouverte du rôle actif du public dans l’acte d’interprétation. Elle a non seulement renouvelé l’approche de l’œuvre littéraire, mais dessine des pistes toujours actuelles pour l’analyse de tous les artefacts culturels (W. Iser comme H. R. Jauss se sont d’ailleurs non seulement intéressés à la fiction littéraire, mais aussi au cinéma, aux arts plastiques et à la publicité).

Davantage qu’à un sens intrinsèque que l’interprétation critique de l’artefact culturel pourrait révéler, l’esthétique de la réception s’intéresse aux conditions sociales et historiques d’émergence et de constitution de l’interprétation. Néanmoins, elle insiste sur les limites matérielles que l’artefact impose à ce processus. Pour étudier cette interaction dynamique entre les « horizons d’attente » extra-textuels et intra-textuels, l’esthétique de la réception propose une convergence de méthodologies linguistiques et sociologiques.

Pour Annette Béguin-Verbrugge (2009), les théories de la réception allemandes constituent un « apport majeur » pour les sciences de l’information et de la communication (SIC). Dans leur Histoire des théories de la communication, Armand et Michèle Mattelart (1995 : 81) soulignent eux aussi l’importance des réflexions de W. Iser pour l’approche de la communication écrite en SIC. Certaines études francophones en sémiotique pragmatique, s’intéressant également au rapport entre les signes de l’artefact culturel et le sujet qui les interprète, peuvent être rapprochées de l’esthétique de la réception. Dans Sémiotique ouverte, Jean-Jacques Boutaud et Eliseo Verón (1935-2014 ; 2007 : 146) présentent la lecture comme un champ de tensions entre une « potentialisation » opérée par l’artefact, et une « actualisation » forcément partielle de ce potentiel par le lecteur.

 

Le texte comme potentiel d’action

« Le sens n’est plus à expliquer mais bien à vivre », écrit W. Iser (1976 : 31) dans L’Acte de lecture – l’objectif de l’esthétique de la réception est d’en étudier les effets. L’École de Constance considère le texte (au sens large) comme un « potentiel d’action », et le processus de réception comme une actualisation performative et créative de ce potentiel. L’analyse d’un artefact culturel n’a donc plus comme objectif de prôner la prévalence d’une signification sur une autre, et se démarque ainsi à la fois des méthodes tournées vers la révélation de l’intentionnalité de l’auteur, et de celles qui se contentent de rassembler un faisceau d’influences intertextuelles pour expliquer le texte. En insistant sur le rôle primordial du sujet dans l’émergence du sens, l’esthétique de la réception prend également ses distances vis-à-vis d’une sémiotique immanentiste, centrée sur l’analyse des structures internes de l’artefact.

Afin de faire entrer le monde extratextuel dans l’interprétation, W. Iser a recommandé de sonder empiriquement les opinions et réactions du public. H. R. Jauss a de même souhaité recourir à l’analyse des « normes d’attente », déterminées en outre par le milieu social, pour reconstruire les horizons d’attente de l’artefact. Les méthodes d’une sociologie de la connaissance pourraient selon l’auteur être mobilisées dans cet objectif.

Contrairement aux approches radicalement constructivistes, les théories de la réception allemandes continuent cependant à conceptualiser la réception comme une « perception guidée » traduisant des intentions et structurée par des signaux, que l’analyse textuelle d’inspiration linguistique doit essayer de circonscrire. Elles considèrent que le point de vue du lecteur émerge à partir de la perspective dans laquelle est présenté un artefact culturel. Même si la réception constitue un processus créatif, elle n’est donc pas considérée par W. Iser comme un « rêve éveillé ». La structure permanente du texte et l’impermanence de l’acte de lecture sont complémentaires, et se fondent lors du processus de réception. Voilà pourquoi, comme le reconnaît W. Iser en référence à la pragmatique piercienne, il est difficile de distinguer la part du lecteur et la part des signes dans ce processus : problème crucial auquel sont confrontées toutes les méthodes en sémiotique pragmatique et sociale dès qu’elles essaient d’imbriquer réellement les analyses des signes de l’artefact et les études de sa réception.

 

L’acte de lecture et ses lieux d’indétermination

Comment l’esthétique de la réception allemande propose-t-elle d’analyser les anticipations de pratiques de lecture par le texte ? W. Iser décèle ses « répertoires » et ses « stratégies ». Le terme « répertoire » désigne les références aux événements actuels ou passés, les conventions et traditions, les renvois explicites ou implicites à d’autres textes (renvois extratextuels), et les éléments déjà évoqués dans le texte que le lecteur est en train de lire (renvois intra-textuels). Par ses répertoires, le texte s’inscrit dans un monde social, qui doit être au moins partiellement partagé par le lecteur pour qu’un acte de communication puisse avoir lieu. Les « stratégies » relient les éléments du répertoire et modélisent les conditions de perception du texte, ses « orientations opérationnelles ». Participent à ces stratégies par exemple les relations logico-temporelles établies par la dispositio rhétorique.

Le degré de détermination du répertoire et la cohérence des stratégies préfigurent la connivence possible entre un texte et son lecteur. La littérature didactique ou le texte de propagande par exemple, reprennent dans leur répertoire le système de valeurs supposé prévalant chez son public, dans le but de démontrer sa validité.

Tout texte contient néanmoins aussi des écarts par rapport aux attentes du lecteur, mettant celui-ci au défi en faisant appel à sa patience, son imagination, sa créativité. La présence des « lieux d’indétermination » ou Leerstellen (traduit d’une façon insuffisante par « vides ») est selon W. Iser (1976 : 110) indispensable à tout acte de communication : « L’interaction dialogique a besoin d’une certaine dose d’indétermination pour s’établir ». La compréhension du texte n’est donc pas un processus passif d’acceptation, mais une réponse à une enclave, une disjonction, qui fonctionne comme une impulsion à la projection créative.

Dans la littérature et ailleurs, des informations sont parfois délibérément retenues : W. Iser (ibid. : 308) parle dans ce cas d’une « incompréhensibilité programmée ». Roman Ingarden (1893-1970 ; 1960), sur qui les théories de W. Iser reposent à plusieurs égards, décèle de tels lieux d’indétermination dans le discours publicitaire, lorsque par exemple le nom d’un produit ne figure pas sur le support de communication, et que le récepteur est invité à le deviner à l’aide d’une allusion graphique ou sonore. Avec le postulat de l’importance des « lieux d’indétermination », l’auteur se positionne à l’encontre d’une transposition de la théorie shannonienne de l’information à la communication humaine. Même s’il utilise parfois lui-même le terme d’« écart », W. Iser (ibid. : 167) insiste par ailleurs sur le fait que celui-ci ne se mesure pas par rapport à une norme stylistique postulée, mais par rapport à ce qu’il appelle des « normes d’attente », qui se rapportent aux « traditions socioculturelles » du public. Il critique ainsi la « stylistique de la déviation » pratiquée par le structuralisme immanentiste. Les normes d’attente évoluent pertinemment, et participent au dynamisme d’actualisation transhistorique de l’artefact culturel.

 

L’esthétique de la réception et ses horizons d’attente

Selon H. R. Jauss, une analyse inspirée de l’esthétique de la réception doit essayer de reconstruire ces différents moments de la vie sociale d’un artefact culturel, et donc croiser l’étude des caractéristiques matérielles de l’artefact, et les témoignages de lecteurs pour sonder leur « horizon d’attente » (le concept de l’Erwartungshorizont est repris par H. R. Jauss [1900-2002] et Martin Heidegger [1889-1976]). Dans Pour une esthétique de la réception, H. R. Jauss (1978 : 52) considère le texte comme une partition, une structure dynamique qui éveille « à chaque lecture une résonance nouvelle qui arrache le texte à la matérialité des mots », et ne peut être saisie que dans « ses concrétisations historiques successives » (ibid. : 269).

Rejoignant jusqu’à un certain point la conceptualisation des « lieux d’indétermination » par W. Iser, H. R. Jauss appelle, dans une démarche néanmoins plus historisante, « écart esthétique » la distance entre l’horizon d’attente préexistant et un texte nouveau, dont la réception peut transformer l’horizon du public en défiant ses expériences familières, habitudes et normes sociales. Il explique que certaines œuvres rencontrent leur public à travers les époques non pas parce qu’elles posent des questions ou des réponses atemporelles, mais en raison d’une tension plus ou moins ouverte entre question et réponse, qui relance le dialogue entre l’horizon de l’œuvre et l’horizon d’attente du lecteur.

H. R. Jauss voit dans cette tension un critère permettant de mesurer le degré de « littérarité » de l’œuvre : celle-ci se définit donc d’une part par synchronie, à travers l’opposition entre le langage poétique et le langage courant, et d’autre part par diachronie, à travers l’opposition formelle, toujours renouvelée, d’une œuvre à celles qui l’ont précédée. Alors que l’œuvre de « divertissement » n’exigerait par exemple aucun changement d’horizon de la part du récepteur, « le caractère proprement artistique d’une œuvre se mesure à l’écart esthétique qui la sépare, à son apparition, de l’attente de son premier public » (ibid. : 59). L’écart esthétique peut permettre au récepteur de s’affranchir de ses représentations figées, des normes sociales et habitudes dans lesquelles il est empêtré, pour s’ouvrir à l’« anticipation d’une réalité nouvelle » (ibid. : 42).

Même si la perplexité ou l’étonnement que provoque potentiellement cet écart peuvent s’estomper pour des lecteurs ultérieurs, H. R. Jauss postule qu’il existe un « potentiel de signification immanent à l’œuvre dès l’origine » (ibid. : 66), qui sans pour autant constituer une totalité métaphysique s’actualise à travers les différents stades de sa réception. Tout texte a ainsi besoin d’être concrétisé, actualisant la tension « entre son être et son sens, de telle sorte qu’une signification non préexistante se constitue dans la convergence du texte et de sa réception » (ibid. : 233).

Si les théories de la réception allemandes ont développé des méthodologies opérationnelles pour conceptualiser le rapport entre texte et lecteur, elles laissent cependant de côté l’étude des conditions de production dans l’émergence de la signification d’un texte. La matérialité de la communication, la raison graphique et l’impact des supports sur l’acte de lecture, ont également peu été problématisés. Or, les textualités numériques actuelles, lisibles sur différents supports qui en transforment et parfois enrichissent leur nature (Saemmer, 2015), rendent particulièrement sensibles à ces dimensions matérielles du texte. Certaines approches développées ces dernières années permettent d’étudier avec précision l’interaction entre la matérialité du texte et ses modes de réception. À travers des concepts comme l’« énonciation éditoriale » et l’« architexte », Emmanuël Souchier et Yves Jeanneret (2005) étudient le texte comme « matière », mais aussi comme « mémoire des formes » actualisée par les pratiques.

Un autre point problématique de l’esthétique de la réception concerne le modèle du « lecteur implicite ». Plus qu’une esthétique de la réception, W. Iser développe peut-être finalement une esthétique de l’effet du texte. Des auteurs comme Stanley Fish (1980) sont allés plus loin dans la valorisation effective du rôle du récepteur, affirmant que la réaction de celui-ci ne se conçoit plus en réponse à la signification préfigurée du texte, mais constitue elle-même cette signification. Son concept des « communautés interprétatives » propose par ailleurs d’effectuer un glissement important de l’étude du lecteur vers l’étude des publics.

En effet, l’objection que l’identification d’un lecteur implicite ne sert finalement qu’à extrapoler le point de vue subjectif de l’interprète, est récurrente et rappelle certains reproches faits à la sémiotique (même quand celle-ci se réclame de la pragmatique en soulignant l’importance de l’interprétant dans la sémiose). W. Iser comme H. R. Jauss ont pourtant insisté sur l’importance du sondage empirique des « horizons d’attente », et leur caractère dynamique. La mise en œuvre concrète d’un modèle d’analyse de l’artefact culturel qui prend en compte à la fois les anticipations de pratiques par le texte et les horizons d’attente des publics, et qui ne prône pas pour autant que les réactions des publics « valident » les anticipations mais qu’ils participent au processus infini de la sémiose, reste un défi que les premiers théoriciens de l’esthétique de la réception n’ont relevé que partiellement. L’intégration de la notion de « communauté interprétative » comme incarnation extratextuelle de la « norme d’attente », pourrait constituer un premier jalon pour relever ce défi dans la perspective d’une sémiotique sociale inspirée de l’esthétique de la réception.


Bibliographie

Béguin-Verbrugge A., 2009, « Information, communication et anthropologie des savoirs », RECIIS. Electronic Journal of Communication, Information and Innovation in Health, 3 (3), Accès : www.reciis.cict.fiocruz.br.

Boutaud J.-J., Verón E., 2007, Sémiotique ouverte. Itinéraires sémiotiques en communication, Paris, Hermès.

Fish S., 1980, Is there a text in this class? The authority of interpretative communities, Cambridge, Harvard University Press.

Ingarden R., 1960, L’Œuvre d’art littéraire, trad. de l’allemand par P. Secretan, Lausanne, Éd. L’Âge d’homme, 1983.

Iser W., 1976, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, trad. de l’allemand par E. Sznycer, Bruxelles, P. Mardaga, 1985.

Jauss H. R., 1978, Pour une esthétique de la réception, trad. de l’allemand par C. Maillard, Paris, Gallimard, 1990.

Jeanneret Y., Souchier E., 2005, « L’énonciation éditoriale dans les écrits d’écran », Communication et langages, 145, pp. 3-15.

Mattelart A., Mattelart M., 1995, Histoire des théories de la communication, Paris, Éd. La Découverte, 2004.

Saemmer A., 2015, Rhétorique du texte numérique, Villeurbanne, Presses de l’Enssib.

Auteur·e·s

Saemmer Alexandra

Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

Citer la notice

Saemmer Alexandra, « Esthétique de la réception » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 19 octobre 2016. Dernière modification le 13 mars 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/esthetique-de-la-reception.

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