Fidélisation


 

Le mot fidélisation a une histoire paradoxale en matière de publics de la culture. Son emploi a précédé de longue date l’intrusion, sans conteste assez récente, de son acception dans le lexique courant du marketing (courant qui ne sera pas abordé dans cette notice). Beaucoup pensent aujourd’hui qu’il en est directement issu. Fidéliser les clients est, en effet, un précepte de base des campagnes commerciales des grandes marques en vitesse de croisière qui prétendent élargir leurs clientèles en la segmentant. Sans faire une analogie facile avec le mode de désignation des croyants dans les religions (les fidèles sont, par exemple, ceux qui se pressent chaque semaine sur les bancs de leur église ou de leurs temples), la fidélisation est apparue dès le renouveau de la culture après la Seconde Guerre mondiale. Elle s’est ensuite actualisée avec le tournant communicationnel des publics qui assigne aux musées des objectifs en matière de fréquentation. La loi « Musées de France » (2002) et l’obligation de créer un service des publics a accrédité et généralisé la nécessité d’attirer différentes catégories de publics, y compris ceux qui étaient jusque-là exclus. Enfin, la fidélisation, dans le cas de la culture populaire, naît de pratiques singulières qui méritent d’être explorées.

 

Jeanne Laurent et la naissance de la politique des publics

On doit l’invention d’une politique de publics originale à Jeanne Laurent (1902-1989) lors de la mise en œuvre de la décentralisation par la création des centres dramatiques en région puis la décision, en 1951, de confier à Jean Vilar la direction du Théâtre national populaire (TNP) au Palais de Chaillot. Pour tenir la promesse annoncée dans le nom de cette compagnie, elle généralise une stratégie nouvelle de relais, notamment avec les municipalités de la couronne parisienne, les associations, les étudiants et les comités d’entreprises chargés de faire acheter, non pas des places pour un spectacle, mais un abonnement, pour une saison entière, à tarif préférentiel.

Différentes innovations comme une programmation équilibrée entre classiques et auteurs contemporains, un journal réservé aux membres de l’association des Amis du Théâtre populaire, ainsi qu’une baisse du prix des places, contribuent à attirer à chaque représentation 2 500 spectateurs pour une représentation de grande qualité. Cette nouvelle politique qui rencontre à ses débuts l’hostilité du privé et de la droite (Jeanne Laurent est, peu après, démise de la direction des spectacles vivants du ministère de l’Éducation) bouleverse le paysage des politiques culturelles et préfigure la volonté de démocratisation qui, quelques années plus tard, lors de la création en France d’un ministère de la Culture (avec André Malraux en 1959), en deviendra le leitmotiv inamovible.

Cette préoccupation restera relativement marginale dans le monde des musées. Et cela jusqu’à l’ouverture du Centre Pompidou à Paris en 1977 qui, soulignons-le, n’est pas seulement un musée. En créant la possibilité d’adhérer au centre et en généralisant une tarification de groupes à partir de dix personnes, le service des publics, comme le souligne Claude Fourteau (1996), importe les techniques du théâtre populaire dans le monde des musées. On adhère au Centre Pompidou comme on avait adhéré aux Amis du Théâtre populaire. Le premier geste de la fidélisation est d’engendrer un attachement à l’institution soutenu et encadré par des relais qui deviennent des interlocuteurs privilégiés du centre.

 

Quand le temporaire efface le permanent

Cependant, dans le monde des musées, la locomotive de la fréquentation est l’organisation régulière de grandes expositions temporaires d’artistes internationaux occupant tout le sixième et dernier étage du centre. En adoptant cette organisation de l’offre, le Centre Pompidou ne fait que continuer et amplifier ce qu’on a appelé le tournant communicationnel des musées qui, partout dans le monde, à partir des années 70-80, a marqué l’émergence de l’offre temporaire qui efface le primat de la collection permanente. Impression d’un gros catalogue qui ressemble à un livre d’art, campagne de communication et affiches dans le métro, l’ouverture de chaque exposition est un événement qui rythme la vie culturelle et accélère la cadence. Du coup, pour parler des expositions, on en vient à citer d’abord sa fréquentation. Comme si on cherchait à battre des records. Depuis longtemps, c’est la légendaire exposition Toutankhamon (Paris, Petit Palais, 1967) qui détient le record absolu avec 1,24 millions de visiteurs en six mois.

Le succès considérable et relativement surprenant de la politique de publics du Centre Pompidou fait des émules et d’autres musées parisiens adoptent cette pratique. Mais c’est la loi musée qui, en obligeant tous les musées de France à officialiser l’existence d’un service des publics, marquera la généralisation de l’importance des objectifs de fréquentation. Un musée ne vaut plus seulement par la richesse de ses collections mais aussi par sa capacité à attirer les publics. Et donc le renouvellement continu de l’offre devient le moyen de faire revenir régulièrement le public dans le musée. C’est le deuxième geste de la fidélisation. On ne se contente plus de faire un musée (faire au sens touristique), on y retourne pour chaque exposition.

 

La fidélisation à l’heure de la fin du paradigme de l’exposition temporaire

Dorénavant, les équipements patrimoniaux disposent de deux armes : l’organisation d’expositions temporaires et un service des publics qui met en œuvre une politique active de médiation et de conquête de nouveaux publics. Soyons clairs : la conquête de nouveaux publics est un travail difficile, souvent coûteux et, aussi utile et opportun soit-il, il ne permet pas d’accroître considérablement les publics qu’ils soient spontanés ou captifs (Jacobi, Luckerhoff, 2009 ; 2012). Par ailleurs, la multiplication des expositions temporaires et la croissance extravagante de leur coût tendent à les rendre difficiles à produire. Elles deviennent moins fréquentes. Pour doper la fréquentation, la plupart des musées les remplace par une multitude d’événements : concerts, spectacles, conférences, projections de films, visites hors les murs, ateliers, offres pour les enfants et plus rarement les adolescents, grandes journées gratuites (journées européennes du patrimoine, nuit des musées)… Bref, il se passe toujours quelque chose et on a chaque semaine la possibilité de se rendre au musée.

La page internet du musée s’ouvre sur l’événement. À leur tour, les musées obéissent à ce que Harmut Rosa (2005) a appelé l’accélération. Se dessine ainsi le troisième geste de la fidélisation : l’institution accélère la cadence et tente de fidéliser le public, non plus par le recours à ses collections ou à l’ouverture d’une exposition temporaire, mais par une dense programmation culturelle faisant place à des offres d’une autre nature et programmées à chaque saison (Jacobi, 2013).

 

Le cas de la culture populaire : d’autres modes de fidélisation

Alors même que la plupart des cultures savantes, dans le but de conserver leur audience, ont recours à de multiples gestes de fidélisation, les cultures populaires bénéficient, quant à elles, de formes d’attachement parfois séculaires. Cet attachement, fortement relié aux modes de sociabilité, rend les publics plus ou moins captifs de ces pratiques et du territoire spécifique où elles se perpétuent. Prenons l’exemple des traditions taurines camarguaises. Elles correspondent exactement au calendrier intangible des fêtes votives, moment où tous les habitants du village (le plus souvent demeuré rural) se réunissent sous prétexte d’honorer leur saint protecteur. Entre autres festivités, la fête votive est aussi le prochain rendez-vous des professionnels et des passionnés de courses de taureaux. On se rend ainsi à la fête pour deux motifs différents : parce que c’est l’événement annuel et que la sociabilité la plus élémentaire recommande de s’y faire voir comme d’y participer. Mais aussi parce que le spectacle dans les arènes est le moment fort de cette fête. Les habitants y retrouvent, outre leurs amis et leurs voisins, les amateurs passionnés par les taureaux, qui pendant la saison des courses, vont de village en village. Par habitude, pour comparer la qualité du spectacle d’une année sur l’autre, ou pour retrouver un groupe d’habitués parfois même membres comme eux d’un club taurin Paul Ricard (les afeciounas).

 

La compétition comme ferment de la saison et d’incitation à l’assiduité

L’exemple des courses de taureaux organisées dans le sud de la France sont un exemple pertinent du mode de fidélisation d’un public populaire. Outre les petites courses locales, le calendrier taurin programme des grandes courses pour les as dans des arènes de première catégorie plus grandes et où les prix remis aux compétiteurs sont plus élevés (comme à Beaucaire, Lunel, Châteaurenard ou au Grau-du-Roi). Là se retrouvent les taureaux les plus réputés et les razeteurs (sportifs) les plus adroits devant un public de connaisseurs beaucoup plus nombreux que dans les villages. Les courses accordent une place prépondérante aux taureaux. Leur carrière dure plusieurs années, ils portent un nom et, à leur mort, des statues sont érigées dans les villes en l’honneur des plus glorieux (Jacobi, Marchis-Mouren, 2015).

Une double compétition anime la saison : celle réservée aux éleveurs (les manadiers) et leurs taureaux vedettes qui sortent cinq ou six fois par saison et visent le titre de Bioù d’or ; celle entre razeteurs répartis en trois groupes de niveau et qui gagnent des points chaque fois qu’ils parviennent à enlever l’un des attributs (cocarde) que le taureau porte entre ses cornes. L’incertitude de la compétition est sans doute un autre facteur de fidélisation (Marchis-Mouren, 2014).

Notons que les courses sont généralement organisées par les comités des fêtes, les municipalités mais aussi les clubs taurins locaux, associations qui réunissent les passionnés de traditions taurines sous l’égide de la marque d’un apéritif alcoolisé, le pastis Pernod-Ricard. Dès 1955, Paul Ricard qui a acquis une grande propriété en Camargue, participe au regroupement des aficionados en créant le premier club taurin français, puis l’Union des Clubs Taurins Paul Ricard, qui compte aujourd’hui quinze-mille membres répartis dans près de quatre-cent clubs.

Ainsi la marque d’alcool sponsorise-t-elle de nombreuses courses camarguaises et fêtes en faisant parfois don de quelques bouteilles, mais surtout en fédérant les membres autour d’un logo de référence, placardé en fond de chaque affiche. Identifiable par tous les amateurs de courses de taureaux, le logo des Clubs Taurins Paul Ricard participe lui aussi à la fidélisation des spectateurs. Et au-delà, à l’incitation à boire l’apéritif de la même marque qui est servi abondamment dans les bistrots alentour, avant et surtout après la course dans les arènes.

 

Une communication entièrement portée par la presse quotidienne régionale

Implantées dans un territoire très restreint, limité à trois départements du Sud-est de la France, les courses de taureaux bénéficient d’une communication efficace. Locale d’abord et par la voie de nombreuses affiches apposées dans les villes et villages. Elles font la promotion des courses à venir en mettant en avant le nom d’un taureau ou d’un manadier réputé. La sortie d’un taureau vedette comme la présence assurée de razeteurs connus sont promues plusieurs mois à l’avance. Ce qui induit une organisation réfléchie et stratégique des amateurs de taureaux qui planifient leurs sorties du dimanche tout au long de la saison.

Absente des grands médias nationaux, la course de taureaux est un thème qui a toute sa place dans la presse quotidienne régionale. Incontestablement, elle joue aujourd’hui un rôle important dans la fidélisation des spectateurs de courses camarguaises. De part et d’autre du Rhône, les éditions locales du Midi Libre et de La Provence proposent un calendrier des courses, qui permet de prévoir à l’avance les futures sorties dans les arènes en fonction des taureaux engagés et des sportifs invités, mais aussi de suivre l’actualité taurine grâce à des comptes rendus de courses (rédigés par des revisterios presque bénévoles mais chroniqueurs assidus et passionnés de la vie des arènes locales).

Au-delà de son rôle informatif, la presse quotidienne régionale est aussi l’organisatrice du Grand Trophée Taurin, une compétition annuelle fondée sur un classement pondéré des sportifs. Cette compétition culmine lors de la grande finale, organisée en alternance par le Midi Libre et La Provence. Elle se déroule sur la piste des grands amphithéâtres de Nîmes ou d’Arles au mois d’octobre, devant huit à neuf-mille personnes. Plus que la célébration des sportifs, c’est l’élection du Bioù d’or, le meilleur taureau de la saison, qui est la plus attendue des passionnés et des éleveurs. Cette récompense est non seulement la reconnaissance ultime de la qualité d’un élevage, mais aussi l’assurance de saisons à venir plus rentables pour celui-ci.

L’exemple du rôle joué par la presse locale pour le soutien et la fidélisation des spectateurs des cultures populaires locale fait apparaître au grand jour les carences des grands médias vis-à-vis du monde des musées. Il est en effet paradoxal que les musées et les expositions soient si peu présents dans les grands médias généralistes. Si le cinéma, la littérature, la télévision et, à un moindre degré le théâtre, disposent de nombreux journalistes critiques spécialisés, parfois connus et renommés, dont le rôle prescriptif est non négligeable dans la fidélisation, tel n’est pas le cas du monde des musées et des expositions. Il est affligeant de constater que les grands titres de la presse ou les brèves séquences présentées lors des actualités télévisées ne soient que d’indigents couper/coller extraits du dossier de presse diffusé par l’institution.

 

Démocratisation ou fidélisation ?

La fidélisation et l’attachement à l’identité sont donc deux des ressorts qui permettent à une pratique culturelle, qu’elle soit de nature savante ou populaire, de maintenir la fréquentation ou de la développer. Souvent mises en avant comme un argument décisif de la réussite de la démocratisation, les proclamations triomphales de chiffres record de fréquentation ne font que traduire un malentendu : une fréquentation en hausse résulte avant tout, non pas de l’augmentation du nombre de pratiquants, mais de la fréquence de cette pratique de la part de spectateurs ou de visiteurs déjà convaincus ou déjà assidus. En confondant (volontairement ou pas) nombre de visiteurs et nombre de visites, nombre de spectateurs et nombre de spectacles auxquels ils assistent pendant une période donnée, on laisse croire que les spectateurs ou les visiteurs sont de plus en plus nombreux.

Or rien de tel ne se produit sauf à la marge. Ce n’est pas le nombre d’amateurs de courses camarguaises qui a réellement augmenté. Cette augmentation correspond avant tout à la multiplication de l’offre (plus de spectacles) pour tenter de compenser les pertes de recettes (les courses pour être attractives coûtent plus cher que les autres). De même, l’augmentation de la fréquentation des musées ne résulte pas comme on pourrait le croire de la venue de visiteurs nouveaux, mais de la politique de fidélisation. Les fameuses réserves de publics ne se situent presque jamais dans les bataillons du non-public. La politique de fidélisation permet de les recruter tout simplement dans le public déjà conquis.


Bibliographie

Fourteau C., 1996, « Politiques de fidélisation, l’adhésion annuelle au musée », Publics et Musées, 9, pp. 129-142.

Jacobi D., 2013, « Exposition temporaire et accélération : la fin d’un paradigme ? », La Lettre de l’Ocim, 150, pp. 15.24

Jacobi D., Luckerhoff J., 2009, « À la recherche du non-public », Loisirs et société, 32, 1, pp. 11-15.

Jacobi D., Luckerhoff J., eds, 2012, Looking For Non-Publics, Québec, Presses de l’université du Québec.

Jacobi D., Marchis-Mouren L., 2015, « La course de taureaux, entre repli identitaire et culture populaire », Mondes Sociaux. Accès : http://sms.hypotheses.org/.

Marchis-Mouren L., 2014, « Entre sport, spectacle et tradition : la course de taureaux de Camargue », Communication & langages, 181, pp. 53-64.

Rosa H., 2005, Accélération. Une critique sociale du temps, trad. de l’allemand par D. Renault, Paris, Éd. La Découverte, 2010.

Auteur·e·s

Jacobi Daniel

Centre Norbert Elias Avignon Université

Marchis-Mouren Laure

Centre Norbert Elias Université d'Avignon et des Pays de Vaucluse

Citer la notice

Jacobi Daniel et Marchis-Mouren Laure, « Fidélisation » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 19 octobre 2016. Dernière modification le 07 juin 2021. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/fidelisation.

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