Grand public


 

Si, au début du XXe siècle, la culture était stratifiée en fonction des classes sociales, des âges, et des niveaux d’éducation et si, avec la naissance des industries culturelles, de nouvelles stratifications se sont formées (presse féminine, presse enfantine, etc.), la culture industrialisée a vu naître de nouveaux types de médias s’adressant à une nouvelle catégorie de public, le « grand public » (Morin, 1961). À partir des années 30 aux États-Unis puis dans les pays occidentaux, a émergé un type de presse, radio ou cinéma dont le caractère propre est de s’adresser à tous. Il s’agit en France, indique encore Edgar Morin, de Paris-Soir qui vise toutes les catégories de publics et qui, s’il n’attire pas à lui « tous les lecteurs », attire les lecteurs de tous ordres, de toutes catégories. De son côté, Match (qui deviendra Paris-Match) vise aussi l’universalité. Après-guerre, ce sont des radios telles que Europe 1 ou Radio-Luxembourg qui visent le grand public.

 

Culture de masse et grand public

L’émergence de cette catégorie et de cette notion doit son essor à une concomitance d’intérêts entre les médias qui visent un large public et le cinéma des grandes productions : les « vedettes » de cinéma apparaissent dans la presse grand public, comme par un effet de vases communicants. Dès lors, la culture de masse, culture industrialisée et « à consommer » fait émerger la notion de grand public. Si le cinéma fut le premier à rassembler les spectateurs de toutes les classes sociales, la radio, la télévision et la presse ont pris le même chemin, celui dans lequel « les frontières culturelles s’abolissent dans le marché commun des mass media » (Morin, 1961 : 52-53).

Le grand public est souvent associé à l’idée d’une « mauvaise culture » (Kalifa, 2001 ; Esquenazi, 2003) délivrée par des médias modernes. Essayant d’oublier les dures réalités de la vie, le grand public serait associé aux classes populaires, proies faciles de l’industrie de la culture, qui aimeraient à se plonger dans la fiction. À cette affirmation, Richard Hoggart répond qu’au contraire, les classes sociales économiquement dominées ne sont guère affectées par l’influence des médias de masse. Le « conditionnement des masses » est un mythe, dit-il, et les « gens du peuple ne mènent pas une vie aussi pauvre qu’une lecture, même approfondie, de leur littérature le donnerait à penser » (Hoggart, 1970 : 22).

Ainsi, non seulement le concept de grand public ne se réduit-il pas au public populaire, mais il a aussi tendance à perdre de la vigueur lorsque, à l’instar d’Emmanuel Éthis, on se penche sur la programmation souvent spécifique des festivals : « Ce qui vole en éclat pour comprendre les publics de demain, dit-il, c’est avant tout l’idée de “grand public”. Celle-ci disparaît au profit des communautés de spectateurs qui souhaitent faire un lien derrière des propositions cinématographiques singulières » (Éthis, 2007a : 19).

 

Télévision et grand public

En matière de télévision, l’étude du grand public prend tout son sens : média de masse par excellence, la télévision par certaines grandes chaînes et émissions populaires s’adresse à un public large. À ce sujet, Brigitte Le Grignou (2003 : 3) observe : « Les téléspectateurs sont le plus souvent, en tant que “masse” amorphe, condamnés et réduits à l’agrégation statistique et à sa quintessence, la “part de marché”, ou encore, en tant que consommateurs dépendants, définis par leur passivité et leur crédulité, ou enfin, en tant que groupe nombreux, relégués dans la catégorie, discrètement stigmatisante, de “grand public” de la culture de masse ». Les recherches qui se penchent sur cette question se posent plutôt celles de l’audience (Souchon, 1990), des fans (Pasquier, 1999 ; Le Guern, 2002) des publics (Le Grignou, 2003) ou des téléspectateurs (Jost, 2017). Si chaque terme ne recouvre pas l’autre, la question du grand public en matière de télévision semble plutôt réservée à un usage professionnel et médiatique : certains programmes sont grand public tandis que d’autres ne le seraient pas.

Dominique Wolton (1990) considère que « l’intérêt de la télévision est de s’adresser au grand public, même si l’on sait que ce sont des publics qui regardent ». Hétérogène dans son offre comme dans sa demande, la télévision est un médium de masse qui s’adresse à un public de masse. Entendue comme une télévision généraliste (et donc non thématique), la télévision grand public porte en elle le lien social indispensable à la démocratie, et contribue aux représentations collectives.

Du côté de la télévision aussi, le grand public est connoté négativement. Michel Souchon (1993 : 241) note que l’on pourrait presque parler de « “gros public”, tant la vision qu’on en présente est dévalorisée ». Ceux qui regardent beaucoup la télévision seraient victimes de leur fascination, tandis que, dit-il, « le petit public serait composé de gens exigeants, curieux, qui sélectionneraient avec soin les émissions “haut de gamme”, répondant à des attentes élitaires ». Le travail de Michel Souchon montre en fait le point de vue inverse, dans le sens où « ceux qui regardent beaucoup la télévision ont une diversité d’attente et une attente de diversité. Il ajoute que le public des émissions à petit public n’est pas composé des « petits téléspectateurs », mais d’une fraction du grand public. La demande du public est plurielle et chacun est susceptible de se nicher dans un public plus segmenté en toute occasion.

 

Le grand public invisible

Sans spécificité particulière et invisible (Macé, 1993), le grand public est prisé par les industries culturelles qui doivent s’adresser à lui d’une part, mais qui segmentent aussi de plus en plus leur offre. Le marché télévisuel par exemple s’adresse au grand public avec des chaînes généralistes, mais propose dans le même temps une offre de plus en plus ciblée, avec des bouquets de chaînes thématiques. Le problème des médias de masse, indique Daniel Dayan (2000a : 91), « est précisément celui de savoir s’ils n’ont, face à eux, rien d’autre que des auditoires invisibles, des spectateurs dont il faut manifester l’activité souterraine ». En matière de télévision par exemple, « une certaine fiction de public est proposée par une émission ou un programme […], l’un des éléments essentiels qui mène à l’activation ou à la non-activation de la réception consiste dès lors à accepter ou à refuser la compagnie de ces “autres” que l’on imagine » (Dayan, 2000b : 429). On voit ici apparaître une question importante pour les téléspectateurs : accepter de regarder une émission dite grand public, c’est reconnaître l’existence de cette catégorie, et accepter d’en faire partie.

La culture grand public a cette faculté de rassembler les membres d’une société autour d’une culture commune et elle peut être pensée comme un outil de sociabilité. En rassemblant des spectateurs de niveaux culturels différents, le cinéma « grand public » permet la constitution d’une mémoire nationale (Éthis, 2007b). Ainsi, pour paraphraser Pierre Bourdieu (1984) à propos de l’opinion publique, on pourrait dire que le grand public est un artefact qui n’existe pas, qu’il existe des publics constitués et que chacun peut se retrouver, à un moment, comme faisant partie du grand public. Les cultural studies et les recherches revendiquant leur héritage ont montré que les pratiques culturelles ne se résument pas à un seul goût ni à un seul type de pratique. Encore plus que le public, considéré comme un idéal (Bourdon, 2004), le « grand public » est une forme invisible, notion paradoxale mais nécessaire pour penser les pratiques culturelles.


Bibliographie

Bourdieu P., 1984, « L’opinion publique n’existe pas », pp. 222-235, in : Bourdieu P., Questions de sociologie, Paris, Éd. de Minuit.

Bourdon J., 2004 « La triple invention : comment faire l’histoire du public ? », Le Temps des médias, 2-3, pp. 12-25.

Dayan D., 2000a, « Télévision. Le silence des publics », pp. 39-53, in : Huchet B. et Payen E., dirs, Figures de l’événement Médias et représentations du monde, Paris, Éd. du Centre Pompidou.

Dayan D., 2000b, « Télévision : le presque-public », Réseaux, 18, 100, pp. 427-456.

Esquenazi J-P., 2003, Sociologie des publics, Paris, Éd. La Découverte.

Éthis E., 2007a, « Le cinéma, cet art subtil du rendez-vous », Communication et langages, 154, pp. 11-21.

Éthis E., 2007b, Sociologie du cinéma et de ses publics, Paris, A. Colin.

Hoggart R., 1970, La Culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, trad. de l’anglais par F. et J.-C. Garcias et J.-C. Passeron, Paris, Éd. de Minuit.

Jost F., 2017, Comprendre la télévision et ses programmes, 3e édition actualisée et augmentée, Paris, A. Colin.

Kalifa D., 2001, La Culture de masse en France, 1.1860-1930, Paris, Éd. La Découverte.

Le Grignou B., 2003, Du côté du public. Usages et réceptions de la télévision, Paris, Éd. Économica.

Le Guern P., 2002, Les Cultes médiatiques. Culture fan et œuvres cultes, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Macé É., 1993, « La télévision du pauvre. Sociologie du “public participant” : une relation “enchantée” à la télévision », Hermès, 11-12, pp. 159-175.

Morin E., 1961, « L’industrie culturelle », Communications, 1, pp. 38-59.

Pasquier D., 1999, La Culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme.

Souchon M., 1990, « Un public ou des publics ? Un dilemme pour le secteur public de la télévision », Communications, 51, pp. 71-77.

Souchon M., 1993, « “Le vieux canon de 75”. L’apport des méthodes quantitatives à la connaissance du public de la télévision », Hermès, 11-12, pp. 233-245.

Wolton D., 1990, Éloge du grand public. Une théorie critique de la télévision, Paris, Flammarion.

Auteur·e·s

Spies Virginie

Centre Norbert Elias Université d’Avignon

Citer la notice

Spies Virginie, « Grand public » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 19 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/grand-public.

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