Habitus


 

Envisager les publics sous l’angle de l’habitus, « système subjectif mais non individuel de structures intériorisées, schèmes communs de perception, de conception et d’action » (Bourdieu, 1980 : 94-101), conduit à s’intéresser à la relation entre pratique et histoire, disposition et situation, sujet et structure. Une telle approche ne peut que contribuer à une meilleure compréhension des publics, et cela peu importe si l’on adopte une acception idéaliste de ces derniers en tant qu’ensembles d’individus partageant une ou plusieurs expériences, ou bien une vision plus réaliste, récusant toute standardisation et homogénéisation des pratiques et de la réception.

 

Entre sujet et structure

Avec le terme latin habitus, la tradition scolastique traduit le mot grec hexis employé par Aristote. Ce vocable a d’abord été utilisé par Émile Durkheim en 1904-1905 dans un cours sur l’histoire de l’enseignement en France, associé au rôle de l’éducation chez l’enfant. Il s’agissait d’un stage pédagogique théorique pour les candidats à l’agrégation, dont Émile Durkheim a assuré la direction à l’Université de Paris. Le cours a été reconduit les années suivantes jusqu’à la guerre et a été publié en 1938 sous le titre L’Évolution pédagogique en France, avec une introduction rédigée par Maurice Halbwachs. Cependant, le concept d’habitus, tel qu’il est utilisé aujourd’hui en sciences humaines et sociales, a été élaboré par Pierre Bourdieu à la fin des années 1960. La postface que le sociologue a écrit en 1967 aux textes de l’historien d’art Erwin Panofsky rassemblés sous le titre Architecture gothique et pensée scolastique (1967) offre la première exploration systématique de cette notion. Le sociologue y a eu recours pour analyser le domaine de l’activité artistique, du génie créateur et de l’innovation révolutionnaire. Le concept a par la suite été développé dans l’Esquisse d’une théorie de la pratique (Bourdieu, 1972), au sein d’une approche plutôt ethnographique, puis formalisé dans Le Sens pratique (Bourdieu, 1980), et il a surtout été associé aux classes sociales. Expliquant les habitus (au pluriel) produits suite aux conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence, Pierre Bourdieu (ibid. : 88-89) définit ceux-ci en tant que

« systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement “réglées” et “régulières” sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre ».

L’habitus, en tant qu’intériorisation de l’extériorité, constitue la « grammaire » dont disposent les individus pour s’adapter et faire face à la vie sociale ; grammaire apprise, souvent inconsciemment – et donc pas innée –, mais dont les usages peuvent aussi s’avérer malléables et permettre des degrés d’improvisation divers. En tant que conséquence du pouvoir structurant de l’acquis (vécu et/ou appris : histoire, normes, conduites, schémas de perception, etc.), l’habitus restreint la portée d’un subjectivisme idéaliste qui se concentre sur l’action créatrice du sujet. En tant que monde de possibles ouverts à l’individu dans les limites inhérentes aux conditions particulières de sa production, il relativise également le pouvoir d’un structuralisme absolu qui ne voit que des relations mécaniques de causalité entre la structure et le sujet. Pierre Bourdieu (1992 : 384) est à ce propos explicite : « La relation entre les positions et les prises de position n’a rien d’un rapport de détermination mécanique. Entre les unes et les autres s’interpose, en quelque sorte, l’espace des possibles ». Le sociologue ne nie pas la créativité de l’individu. Néanmoins, il souligne que ses marges s’avèrent restreintes, souvent même prévisibles par l’habitus lui-même ; car ce dernier « comme tout art d’inventer, est ce qui permet de produire des pratiques en nombre infini, et relativement prévisibles (comme les situations correspondantes), mais limitées cependant dans leur diversité » (Bourdieu, 1980 : 93). On note, par ailleurs, la coïncidence des dates : 1980 pour L’Invention du quotidien. Les arts de faire de Michel de Certeau, même date pour Le Sens pratique de Pierre Bourdieu.

 

Les publics au prisme de l’habitus

Selon le paradigme bourdieusien, tout habitus est lié à un champ, système de relations qui circonscrit un domaine d’activité. Il repose sur un ensemble de ressources, qui constituent des « capitaux » économiques, culturels et sociaux. Il présuppose l’existence d’une illusio, croyance en la pertinence du champ en tant que jeu et enjeu, capable d’interpeller et d’impliquer ses membres. Il constitue enfin en soi une forme de capital, parce qu’il concrétise des apprentissages inconscients des schémas de perception et de pensée (Bourdieu, 1997 : 264). Vu sous cet angle, l’habitus comporte une dimension culturelle, au sens ethnographique du terme, dans la mesure où son acquisition se fait au sein d’une diversité d’espaces – sociaux, politiques, religieux, etc. –, qui sont inévitablement liés à des milieux. Cette approche accorde un poids important à l’expérience passée en tant que capital accumulé imposant une certaine définition du monde, voire une façon d’appréhender ce dernier en le faisant « exister comme question pertinente par référence à une manière particulière d’interroger la réalité » (Bourdieu, 1980 : 89).

La valeur heuristique du concept d’habitus pour l’étude des publics réside dans le fait qu’il permet d’envisager ces derniers en tant qu’ensembles partageant plus ou moins un certain nombre de références, des « dispositions » dues à une histoire incorporée, à une réactivation du sens objectivé dans les institutions, à une harmonisation des expériences ou à des codes communs. Pierre Bourdieu (1980 : 101) parle d’« habitus de groupe » pour mettre en évidence la tendance des pratiques à s’ajuster les unes aux autres, transcendant les intentions subjectives et les projets conscients :

« L’homogénéisation objective des habitus de groupe ou de classe qui résulte de l’homogénéité des conditions d’existence est ce qui fait que les pratiques peuvent être objectivement accordées en dehors de tout calcul stratégique et de toute référence consciente à une norme et mutuellement ajustées en l’absence de toute interaction directe et, a fortiori, de toute concertation explicite – l’interaction elle-même devant sa forme aux structures objectives qui ont produit les dispositions des agents en interaction et qui leur assignent encore à travers elles leurs positions relatives dans l’interaction et ailleurs » (ibid. : 98).

L’habitus est ainsi constitutif du public : il circonscrit ce dernier car il cristallise le lien – plus ou moins fort – entre ses membres (capitaux générant des pratiques et engendrant des représentations). Quoique vivement contesté depuis son apparition, La Distinction de Pierre Bourdieu (1979) demeure un ouvrage emblématique en ce sens. Néanmoins, il serait erroné de s’arrêter sur ce point. Car l’habitus est également la cause de la fragmentation d’un public, voire de la déconstruction de tout public tout court. S’il n’y a pas de publics homogènes (Cefai, Pasquier, 2003), si les publics relèvent pour beaucoup de la projection qu’en font les institutions ou les médias, c’est justement à cause de l’habitus ; ce dernier, même s’il se forge au sein d’un collectif, fait avant tout partie de l’identité d’un sujet.

 

Pour un sujet socio-historiquement situé et perméable

La théorie de l’habitus, quoique souvent contestée pour sa vision en apparence linéaire et mécanique (voir les synthèses proposées par Watine, 1999 et Glinoer, 2011), « n’est pourtant pas ce monceau de déterminisme que l’on caricature à l’envi, fondée sur un holisme réducteur » (Granjon, 2012b). Pierre Bourdieu multiplie l’usage accumulatif du conditionnel – direct (« si…, si… », etc.) ou indirect (à l’aide de périphrases) – tout au long du chapitre qu’il consacre à l’habitus dans Le Sens pratique (Bourdieu, 1980 : 87-109), afin d’éviter les généralisations abusives. C’est dans ce cadre que plusieurs voix se lèvent aujourd’hui pour défendre l’acception d’un sujet socio-historiquement situé et perméable, au-delà de l’individualisme ontologique (Olivesi, 2005 ; Voirol, 2011 ; 2013 ; Leclercq et al., 2015). Fabien Granjon (2012a : 118) rappelle que

« la sociologie de la domination dans sa version bourdieusienne a été largement critiquée dans la mesure où elle aurait tendance à réduire à néant la capacité critique des sujets qui ne seraient que des agents dominés. […] Si la remarque est juste, gardons-nous toutefois d’en parodier la portée, en refusant toute puissance d’inscription à la socialisation (les dispositions seraient essentiellement des constructions théoriques) ou même encore en suggérant que la situation pourrait faire table rase des dispositions ».

Parler de publics au prisme de l’habitus sous-entend admettre l’existence de pratiques et/ou de représentations partagées, de dispositions intériorisées, « mais en ne postulant ni l’unité des dispositions ni le degré de leur durabilité, ni même leur activation dans toutes les circonstances de la vie quotidienne » (Corcuff, 2003 : 80). En d’autres termes, l’habitus donne sens à la rencontre entre la société et le sujet, qu’aucune analyse des publics ne peut évacuer.


Bibliographie

Bourdieu P., 1972, Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Éd. Le Seuil.

Bourdieu P., 1979, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éd. de Minuit.

Bourdieu P., 1980, Le Sens pratique, Paris, Éd. de Minuit.

Bourdieu P., 1992, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éd. Le Seuil, 1998.

Bourdieu P., 1997, Méditations pascaliennes, Paris, Éd. Le Seuil.

Cefai D., Pasquier D., 2003, Les Sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, Paris, Presses universitaires de France.

Certeau M. de, 1980, L’Invention du quotidien. Les arts de faire, Paris, Gallimard.

Corcuff P., 2003, La Question individualiste, Lormont, Éd. Le Bord de l’eau.

Durkheim É., 1938, L’Évolution pédagogique en France, Paris, F. Alcan, 2014.

Glinoer A., 2011, « De quelques critiques récentes adressées à la science des œuvres de Pierre Bourdieu », COnTEXTES. Accès : http://contextes.revues.org/4881.

Granjon F., 2012a, Reconnaissance et usages d’Internet. Une sociologie critique des pratiques de l’informatique connectée, Paris, Presses des Mines.

Granjon F., 2012b, « La critique est-elle indigne de la sociologie ? », Sociologie, 3, pp. 75-86.

Leclercq C., Lizé W., Stevens H., dirs, 2015, Bourdieu et les sciences sociales. Réception et usages, Paris, Éd. La Dispute.

Olivesi S., 2005, La Communication selon Bourdieu, Paris, Éd. L’Harmattan.

Panofsky E., 1967, Architecture gothique et pensée scolastique, trad. de l’anglais par P. Bourdieu, Paris, Éd. de Minuit.

Voirol O., 2011, « L’intersubjectivation technique : de l’usage à l’adresse. Pour une théorie critique de la culture numérique », pp. 127-157, in : Denouël J., Granjon F., dirs, Communiquer à l’ère numérique. Regards croisés sur la sociologie des usages, Paris, Presses des Mines.

Voirol O., 2013, « La lutte pour l’interobjectivation. Remarques sur l’objet et la reconnaissance », pp. 166-186, in : Ferrarese E., dir., Qu’est-ce que lutter pour la reconnaissance ?, Lormont, Éd. Le Bord de l’Eau.

Watine T., 1999, « Bourdieu et les médias : des lois du champ et de l’habitus comme présomptions du conservatisme des journalistes », Les Cahiers du journalisme, 6, pp. 126-151.

Auteur·e·s

Monnier Angeliki

Centre de recherche sur les médiations Université de Lorraine

Citer la notice

Monnier Angeliki, « Habitus » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 10 mai 2017. Dernière modification le 10 mars 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/habitus.

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