Livre de chevet


 

L’expression « livres de chevet » n’est pas ici entendue au sens des livres que l’on pose concrètement sur sa table de chevet mais au sens, plus répandu en français et plus large, d’ouvrages préférés ou de prédilection, auxquels on revient souvent. Contrairement à la plupart des livres, leur usage ne s’épuise pas dans la première lecture qui en est faite mais, au contraire, se trouve renouvelé et renforcé par une fréquentation répétée si ce n’est assidue. Au travers de l’analyse de la centaine d’entretiens menés, en 2011 et 2012, avec des lecteurs à Paris, à Nancy et en zone rurale, déclarant posséder un livre de chevet, se dégage l’idée d’une relation particulièrement forte et intense entretenue par ce public avec leurs livres de chevet respectifs – et ce, quels que soient l’âge, la position sociale, le niveau de diplôme et la nature de l’engagement, par ailleurs, dans les pratiques de lecture (faibles, moyens et forts lecteurs sont susceptibles d’avoir élu un livre de chevet – Donnat, 2009 ; Lévy, 2015).

L’intensité de cette relation peut se comprendre, au moins partiellement, grâce à l’hypothèse d’un écho identitaire dont le livre de chevet constituerait le support, en permettant la coopération textuelle du lecteur (Eco, 1979). Cet écho peut renvoyer à de multiples facettes selon les publics concernés. Identification aux personnages, aux situations ; projection dans l’individu que l’on souhaiterait être ; identité professionnelle ; origine géographique ; identité ethnico-religieuse : telles sont les multiples pistes qui sont apparues. Si l’on admet que la construction identitaire est un processus jamais véritablement achevé qui puise à un grand nombre de sources, alors, les sources littéraires aussi peuvent rendre compte de la manière dont un individu devient lui-même (Picard, 1986). Les livres de chevet, au-delà du moment de la rencontre (et de sa dimension éventuellement presque magique, si elle est vécue sur le mode du « coup de foudre ») tiennent, sur le long terme, une place essentielle dans la vie de leur public.

 

Une expérience « impure » ?

En effet, on peut mettre en évidence l’intrication des diverses composantes qui attachent chaque lecteur du public à ce livre de chevet-là précisément parce qu’il leur offre la possibilité – pour reprendre les termes de Jean-Claude Passeron (1990 : 115) initialement destinés à rendre compte du plaisir de l’expérience picturale – « de ressentir presque en même temps le goût des diverses composantes, des plus sensorielles aux plus ascétiques, dont l’amalgame fait le goût relevé qui est le propre du plaisir inépuisable qu’on prend aux arts de la vue – aux autres aussi sans doute. C’est un goût reconnaissable entre tous, irrévocablement mêlé, tirant vigueur de sa diversité même, exalté par l’indécidabilité des frontières entre saveurs, par le sfumato qui noie les transitions infaisables, embrouillamini toujours accueillant à la surcharge, recomposant, en fonction des opportunités de la perception, des retentissements affectifs, de la culture ou de l’histoire, les interjections péremptoires des sens avec une grammaire de la signification sommée de se plier, en oubliant ses règles, aux inflexions libertaires de l’égotisme. C’est dans cette pratique de la mixité, dans l’instabilité de ce “mixte”, dans l’échec de l’entendement à immobiliser la “mixité” sous un concept ou à plier son inventaire à une règle de cheminement, que se fonde et se reconnaît l’expérience esthétique, expérience impure s’il en est, expérience pétrie de superbe, assurée d’avance de son unité ultime, expérience rusée, capable de manœuvres, de ruses, de restrictions ou d’amplifications mentales, de petits éclats de plaisirs parcellaires aussi, plaisirs de l’œil qui sont sans doute immédiats, mais qui s’ils n’étaient portés par le souffle mélangé des affects et des savoirs ne porteraient ni guère ni loin ». Cette expérience esthétique mixte, mêlée, impure explique, en partie, qu’il n’y ait pas d’homologie stricte entre catégorie de publics et catégorie d’ouvrages élus comme livres de chevet (Parmentier, 1986 ; Lahire, 2004).

 

Deux grandes attentes

Grâce au livre de chevet, sont éclairées de manière particulièrement intense deux grandes attentes – en apparence paradoxales et contradictoires mais dans la réalité conciliables et compatibles – exprimées par le public des lecteurs : d’une part, retrouver la réalité (Tralongo, 2005) et d’autre part, simultanément, s’évader de la réalité. C’est lorsque, en coïncidant avec l’horizon d’attente parfois inconscient du lecteur (Jauss, 1978), se combinent les deux dimensions du réalisme – qui permet de se projeter dans une histoire et de s’y retrouver – et de l’évasion – qui permet de s’abstraire d’une réalité parfois décevante ou même seulement médiocre – que l’attrait pour un texte littéraire est notable, et qu’il est susceptible de devenir livre de chevet. Ainsi serait-ce dans l’expérience mêlée de la reconnaissance et de l’étrangeté, inextricablement tressées l’une à l’autre, que s’éprouverait le plaisir particulier du lecteur face à ce livre qui, parmi tous les autres livres lus, est devenu le livre de sa vie. C’est en rendant compte à la fois de ce qui y est appris et compris de la réalité (extérieure, sociale mais aussi intime, singulière) et de la distance éprouvée, dans le même temps, face à l’univers littérairement décrit que se forge la spécificité de la relation à un livre qu’on peut alors choisir de relire jusqu’à plusieurs dizaines de fois (Réseaux, 2009 ; Flichy 2010) – puisque le plaisir consiste simultanément à s’y retrouver en même temps qu’on retrouve le texte, et à s’y perdre dans les méandres d’un univers inconnu. C’est bien dans cette conjugaison du même et de l’autre que s’enracine l’expérience identitaire éprouvée par les lecteurs à chaque (re)lecture de leur livre de chevet.


Bibliographie

Donnat O., 2009, Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008, Paris, Éd. La Découverte/Ministère de la culture et de la communication.

Eco U., 1979, Lector in fabula, trad. de l’italien par M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1985.

Flichy P., 2010, Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Éd. Le Seuil.

Jauss H.-R., 1978, Pour une esthétique de la réception, trad. de l’allemand par C. Maillard, Paris, Gallimard.

Lahire B., 2004, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, Éd. La Découverte.

Lévy C., 2015, Le Roman d’une vie. Les livres de chevet leurs lecteurs, Paris, Hermann.

Parmentier P., 1986, « Les genres et leurs lecteurs », Revue française de sociologie, 27, 3, pp. 397-430.

Passeron J.-C., 1990, « L’œil et ses maîtres », postface au catalogue de l’exposition Les Jolis paysans peints, Marseille, Musée des Beaux-Arts/Imerec, pp. 99-123.

Picard M., 1986, La Lecture comme jeu. Essai sur la littérature, Paris, Éd. de Minuit.

Réseaux, 2009, « Passionnés, fans et amateurs », 27, 153.

Tralongo S., 2005, « Des livres pour repenser le quotidien : le cas des réceptions de l’œuvre de Christian Bobin », Sociologie de l’Art, 2 OPuS 7, pp. 91-106.

Auteur·e·s

Lévy Clara

Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris Institut d’études européennes Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

Citer la notice

Lévy Clara, « Livre de chevet » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 26 février 2018. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/livre-de-chevet.

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