Logos


 

Le terme logos recouvre un champ sémantique tellement large qu’il serait illusoire de proposer de le traiter dans son entièreté dans cette notice. En grec ancien, il peut signifier à la fois « discours » et « raison », et ce depuis ses plus anciennes attestations. En effet, si les termes legô, « dire », formé sur la même racine, et logos développent bien leur valeur déclarative dès l’épopée, leur valeur rationnelle est également déjà présente. En effet, ces termes renvoient aux actions de compter, de ramasser, de réunir, non pas par hasard mais suivant une méthode précise, ou encore de choisir. Et lorsqu’il s’agit d’une parole, c’est une parole réfléchie, qui vise à atteindre un résultat précis, qui peut parfois même être trompeuse, et non de mots dits à la légère (Fournier, 1946 : 217-220 ; Fattal, 2001 : 28-32 ; Chantraine, 1968 : 625-626, s. v. λέγω).

Si la tradition philosophique liée à ce terme est particulièrement riche, c’est la dimension rhétorique de ce concept qui nous a semblé la plus pertinente dans le cadre de ce dictionnaire consacré au public. Aussi voudrions-nous aborder ici les liens inextricables qui unissent le logos rhétorique, tel qu’il est présenté dans la théorie aristotélicienne, et le public.

 

Le logos aristotélicien

Dans le système rhétorique développé par Aristote, la persuasion repose sur l’emploi de preuves (pisteis), qui peuvent être de deux types : les preuves techniques d’une part, les preuves extra-techniques de l’autre. Ces dernières désignent les éléments que l’orateur a à sa disposition avant même d’avoir commencé la rédaction de son discours. Il s’agit par exemple de témoignages, ou de textes de lois. Les preuves techniques, comme leur nom l’indique, reposent sur la technique de l’orateur ; en d’autres termes, elles sont construites par l’orateur au fil du discours. Elles sont au nombre de trois : l’ethos, c’est-à-dire la représentation de l’orateur, le pathos, les émotions (ethos et pathos) et le logos. Cette dernière preuve consiste à persuader par le discours lui-même, par les liens logiques que l’on y développe et, bien entendu, par le choix d’arguments appropriés à la situation. Les deux types d’arguments liés au logos, sur lesquels repose toute démonstration, sont l’enthymème et l’exemple (Aris., Rhét. I, 2, 1356b, CUF). Le premier est le correspondant rhétorique du syllogisme dialectique. Sa particularité est qu’il s’appuie sur des prémisses vraisemblables, au contraire du syllogisme logique, qui se doit d’être universellement valide. Il est également à noter que l’enthymème se présente très souvent sous une forme incomplète : l’une des prémisses est volontairement omise par l’orateur, car ce dernier estime qu’elle est connue de son auditoire. Aristote illustre son propos par l’exemple suivant : « Pour conclure que Dorieus a reçu une couronne comme prix de sa victoire, il suffit de dire : il a été vainqueur à Olympie ; inutile d’ajouter : à Olympie, le vainqueur reçoit une couronne ; c’est un fait connu de tout le monde » (Aris., Rhét. I, 2, 1357a, trad. M. Dufour).

Pour qu’un argument soit persuasif, l’orateur doit tenir compte du public auquel il s’adresse. Bien entendu, le premier élément qui vient à l’esprit lorsque l’on pense à l’auditoire, ce sont les émotions. En effet, Aristote développe de manière détaillée les différentes émotions que l’orateur doit pouvoir maîtriser, c’est-à-dire celles qu’il doit être capable de provoquer, mais également de reconnaître. Tenir compte de son auditoire et des émotions qu’il éprouve est essentiel pour lui. Mais l’auditoire est également un paramètre essentiel pour ce qui concerne le logos. C’est en effet en s’appuyant sur ce critère de l’auditoire qu’Aristote propose une distinction de la rhétorique en trois genres : « Les genres oratoires sont au nombre de trois ; car il n’y a que trois sortes d’auditeurs. Trois éléments constitutifs sont à distinguer pour tout discours : celui qui parle, le sujet sur lequel il parle, celui à qui il parle ; c’est à ce dernier, j’entends l’auditeur, que se rapporte la fin » (Rhét. I, 3, 1358b, trad. M. Dufour). Les trois sortes d’auditeurs sont les suivantes :

  • le juge qui se prononce sur le passé (lors d’un procès) ;
  • le juge qui se prononce sur l’avenir (à l’assemblée) ;
  • le spectateur qui se prononce sur le talent de l’orateur.

La distinction des genres rhétoriques se fait, pour Aristote, en fonction de ces trois catégories d’auditeurs. Au premier correspond le judiciaire, au second, le délibératif, et enfin, au troisième, l’épidictique. À chacun correspond un type d’argument : lorsqu’un orateur s’adresse aux juges, lors d’un procès, il utilisera volontiers l’enthymème ; s’il s’agit de convaincre une assemblée de l’utilité ou du caractère néfaste d’une mesure, il privilégiera l’exemple ; enfin, dans le cas d’un éloge ou d’un blâme, son choix se portera sur l’amplification. Ainsi, le contexte et la constitution du public auquel s’adresse l’orateur détermineront ses choix argumentatifs, et donc le discours dans son ensemble. En effet, l’auditeur constitue la fin (telos) ultime de tout discours : l’orateur cherche à ce que, grâce à son discours, l’auditeur soit désormais persuadé du bien-fondé de ses propos (Rhét. I, 3, 1358b ; voir sur le sujet Grimaldi, 1980 : 81-82 ; Chiron, 2007 : 138, n. 2).

Les considérations d’Aristote et l’importance qu’il accorde à la capacité d’adaptation de l’orateur à son public ont bien entendu trouvé écho, dès l’Antiquité, dans les théories rhétoriques de Cicéron et Quintilien ; pensons notamment au concept de captatio benevolentiae, qui consiste, pour l’orateur, à s’attirer la bienveillance des auditeurs dès ses premiers mots, pour qu’ils soient en mesure de suivre le reste du développement dans de bonnes dispositions (voir par exemple Cicéron, De l’invention I, 15 ou Quintilien IV, 1). Ainsi, dans cet exemple tiré de l’exorde du Pro Milone, Cicéron tente de s’attirer la sympathie des juges et de l’assemblée en se montrant modeste, et en reconnaissant que les mesures de sécurité exceptionnelles adoptées pour ce procès l’impressionne :

« Certes j’appréhende, juges, qu’il ne soit ridicule d’éprouver de la crainte en prenant la parole pour défendre un homme, de grand courage, et tout à fait malséant, quand pour sa part T. Annius est plus inquiet du salut de l’État que du sien propre, de ne pouvoir apporter à sa défense une force d’âme égale à la sienne ; et pourtant cet appareil insolite d’un tribunal d’exception épouvante les regards qui, partout où ils se portent, cherchent en vain l’antique coutume du carreau et les usages judiciaires d’autrefois » (I, 1 ; trad. A. Boulanger, CUF).

 

L’héritage d’Aristote

Mais l’héritage d’Aristote, loin de s’être cantonné à l’Antiquité, est toujours présent à notre époque. Les réflexions rhétoriques de Chaïm Perelman en sont certainement le plus bel exemple. Ainsi, dans le Traité de l’argumentation, Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, qui revendiquent explicitement leur rattachement aux auteurs grecs et latins et justifient ainsi le sous-titre de leur œuvre, La nouvelle rhétorique (Perelman, Olbrecths-Tyteca, 1948 : 6), placent à leur tour l’auditoire au cœur de la discipline. Pour convaincre, l’orateur doit tenir compte de son auditoire, avoir de l’intérêt pour lui et s’intéresser à son état d’esprit (ibid. : 19-34). Ce respect pour son auditoire doit conduire l’orateur et ses interlocuteurs à un espace de discussion duquel la force et la violence doivent être exclues, évitant ainsi les dérives (ibid. : 73 ; voir également Tindale, 2009 pour une synthèse sur la question de l’auditoire chez Chaïm Perelman et Danblon, 2005 : 79-96 pour une remise en contexte du Traité de l’argumentation).

Ainsi, pour Chaïm Perelman, « le seul conseil d’ordre général qu’une théorie de l’argumentation puisse donner, c’est de demander à l’orateur de s’adapter à son auditoire » (Perelman, 1977 : 27). Aristote n’aurait sans doute pas dit autre chose.


Bibliographie

Achard G., 1994, Cicéron, De l’invention, texte établi et traduit par G. A., Paris, Éd. Les Belles Lettres, 2002.

Boulanger A., 1949, Cicéron, Discours. Tome XVII : Pour C. Rabirius Postumus – Pour T. Annius Milon, texte établi et traduit par A. Boulanger, Paris, Éd. Les Belles Lettres.

Chantraine P., 1968, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1999.

Chiron P., 2007, Aristote, Rhétorique. Introduction, traduction, notes, bibliographie et index par P. Chiron, Paris, Flammarion.

Cousin J., 2002, Quintilien, Institution oratoire. Tome III, Livres IV et V, texte établi et traduit par J. Cousin, Paris, Éd. Les Belles Lettres.

Danblon E., 2005, La Fonction persuasive. Anthropologie du discours rhétorique : origines et actualité, Paris, A. Colin.

Dufour M., 1931, Aristote, Rhétorique. Livre I, texte établi et traduit par M. Dufour, Paris, Éd. Les Belles Lettres, 2003.

Fattal, M., 2001, Logos, pensée et vérité dans la philosophie grecque, Paris, Éd. L’Harmattan.

Fournier H., 1946, Les Verbes « dire » en grec ancien, Paris, Klincksieck.

Grimaldi W. M. A., 1980, Aristotle, Rhetoric I. A Commentary, New York, Forham University Press, 2002.

Perelman Ch., Olbrechts-Tyteca L. 1948, Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Éd. de l’université de Bruxelles, 2008.

Perelman Ch., 1977, L’Empire rhétorique. Rhétorique et argumentation, Paris, Vrin, 2002.

Tindale Chr., 2009, « L’argumentation rhétorique et le problème de l’auditoire complexe », trad. de l’anglais par S. Cohen-Wiesenfeld, Argumentation et analyse du discours, 2. Accès : https://aad.revues.org/493.

Auteur·e·s

Dainville Julie

Groupe de recherche en rhétorique et en argumentation linguistique Université libre de Bruxelles (Belgique)

Citer la notice

Dainville Julie, « Logos » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 29 avril 2016. Dernière modification le 19 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/logos.

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