Marcuse (Herbert)


Liquidation du public et libération publique

 

En raison de la réception fulgurante de ses écrits et de leur influence décisive au cours des années 1960 et 1970, la figure de Herbert Marcuse (1898-1979) reste associée jusqu’à ce jour aux mouvements sociaux, politiques et culturels de cette période, aux États-Unis et en Europe. Ses écrits portent notamment sur les « sociétés industrielles avancées » frappées d’« unidimensionalité » (Marcuse, 1964), envisagées sous l’angle de leurs modes d’organisation et d’administration, de leurs appareils techniques, leurs formes de contrôle ainsi que leurs modalités de structuration psychique. Dans les travaux de cet exilé fuyant la barbarie nazie, arrivé aux États-Unis en 1934 après un séjour au Bureau international du travail à Genève, les transformations de la culture, des modes de communication, de la technologie et de la science, mais aussi de l’expérience et de la psyché humaine, occupent une place centrale. La diffusion rapide de sa pensée et la construction de sa « figure » intellectuelle se sont parfois faites au détriment de l’attention et la compréhension d’une pensée au demeurant complexe et exigeante. Cette réduction tend à ramener la philosophie de Herbert Marcuse à cette « unidimensionalité » qu’il n’eut de cesse de décrier, avec intelligence et perspicacité. Sans doute peut-on dire que les conséquences de sa pensée sur la compréhension des enjeux des sociétés technologiques, des modes de réception et d’expérience des médias et de la technologie n’ont pas encore été entièrement tirées (Feenberg, 2014 ; IfS, 1992 ; Kellner, 1984).

Herbert Marcuse in Newton, Massachusetts in 1955 (CC BY-SA 3.0 ; Propriétaire des droits : Harold Marcuse)

Si Herbert Marcuse est devenu de manière si fulgurante cette figure intellectuelle publique incontournable à la fin des années 1960, c’est que ses écrits entraient en résonance avec les préoccupations et les expériences d’un nouveau public composé de membres de la génération née au soir de la Seconde Guerre mondiale. Au sortir de la guerre, Herbert Marcuse posait en effet la question de savoir comment continuer à penser la libération après le traumatisme de la guerre et de la Shoah, après que se soient installés des systèmes de domination totalitaires adossés à des structures militaro-industrielles qui n’étaient pas près d’être démantelées à l’heure des libertés civiles et politiques retrouvées. Aussi Herbert Marcuse ne nourrissait-il aucune illusion sur la capacité des sociétés démocratiques d’après-guerre à se défaire de cette histoire dans la domination. Sa critique des sociétés d’après-guerre s’inscrivait dans ce constat que la domination totalitaire n’était pas venue de nulle part, mais qu’elle s’originait bel et bien dans les contradictions immanentes aux sociétés capitalistes et libérales (Marcuse, 1934, 1941a). La substitution de la raison critique par la raison dominatrice – thématisée par ses collègues Theodor Adorno et Max Horkheimer dans la Dialectique de la raison (1944) – rencontrait parfaitement ce mouvement de renforcement des appareils de domination.

Toutefois, aux yeux de Herbert Marcuse, cela ne supposait pas pour autant qu’il faille se départir définitivement de l’idée de raison. Dans une société travaillée par une modernisation technologique n’épargnant aucun de ses recoins – ce dont témoignent à merveille les films de Jacques Tati ou de Jerry L. Lewis à la même époque –, traversée par cette transformation technologique de l’expérience courante, le fait de repenser à des formes d’expérience échappant à cette rationalité du contrôle et de la domination est une exigence libératrice inédite. Aussi Herbert Marcuse réexamine-t-il à sa manière le rôle d’une raison sensible échappant non seulement à cette domination technologique, mais ouvrant aussi des espaces pour repenser le rapport à l’existence sur le plan individuel et social. Ce rapport sensible à soi, aux autres et à la nature, dont Herbert Marcuse en pensait les contours déjà dans les années 1950, d’abord sur un plan proprement théorique, va progressivement se déployer dans des pratiques et des expériences effectives, faites par cette génération d’après-guerre, au cours de la seconde moitié des années 1960, formant ainsi le nouveau public expérientiel, constituant à la fois le socle et le destinataire de sa théorie.

Cependant, pour Herbert Marcuse, l’exigence de repenser l’émancipation et de reconsidérer le socialisme n’apparaît pas à ce moment, assez tardif dans sa biographie (1941a ; 1969). Elle remonte à ses expériences politiques de jeunesse dans le Berlin de la fin de la Première Guerre mondiale. Né en 1898 dans cette ville, il a été impliqué dans les retombées de la guerre et ses contrecoups politiques, s’engageant aux côtés des révolutionnaires socialistes dans les insurrections politiques de 1918, matées par le gouvernement social-démocrate. Herbert Marcuse retire de cet engagement déçu un dépit tenace face à la politique gouvernementale d’un socialisme résigné autant qu’une exigence de transformation radicale qui restera inaltérée tout au long de son existence. Adhérant à des interprétations socio-économiques marxistes de la société (aliénation, exploitation, lutte des classes), il ressent l’urgence de repenser en profondeur le projet matérialiste, en intégrant les formes d’expérience et les dimensions culturelles qui l’accompagnent. Après des études de lettres, philosophie et économie à l’université de Fribourg en Brisgau, sa rencontre avec la phénoménologie d’Edmund Husserl et Martin Heidegger ainsi que sa lecture des thèses lukacsiennes d’Histoire et conscience de classe (1923) seront en ce sens décisives (Marcuse, 1932). Sa pensée se forme dès lors à l’entrecroisement d’un marxisme dialectique et d’une phénoménologie critique, dont elle en gardera les traces jusqu’à ses développements tardifs (Feenberg, 2014 ; Raulet, 1992).

 

Le déclin du libéralisme

Après avoir été assistant de Martin Heidegger (de 1928 à 1932), duquel il eût tôt fait de se séparer pour des motifs politiques évidents, il rejoint l’Institut für Sozialforschung (IfS) à Francfort et participe à ses premières recherches sur l’autoritarisme et le déclin du libéralisme. Dans un article au titre évocateur, « La lutte contre le libéralisme dans la conception totalitaire de l’État », Herbert Marcuse (1934) s’efforce de comprendre la montée du totalitarisme nazi en la rapportant au déclin du libéralisme et aux catégories concomitantes d’individu, de liberté, de public, de droit, d’autonomie. Il montre combien, dans son aridité et son rationalisme abstrait, dans le cadre d’une forte rationalisation de l’existence, la pensée du XIXe siècle finissant a nourri en Allemagne un profond scepticisme à l’égard du rationalisme et de la raison elle-même. L’insistance libérale sur la vie privée, l’intériorité, la liberté négative d’un individu désocialisé, a en outre stimulé une hostilité croissante à l’égard de l’individualisme et du matérialisme, encourageant l’affirmation du tout unifié – le peuple (Volk) – primant sur ses membres. Une « nouvelle philosophie politique » prônant un « réalisme héroïco-populaire » a ainsi vu le jour et n’a pas tardé à se muer en mouvement politique réel. Sa célébration exaltée de la « communauté du peuple », censée faire advenir une société d’égaux fournit le verni idéologique d’une « communauté » de façade qui n’abolit en rien les classes et les inégalités sociales. Bien au contraire, sous la façade idéologique de la « communauté » du peuple se love une société qui maintient en tout point l’exploitation capitaliste et la domination de classe. Selon Herbert Marcuse, si cette violence totalitaire nazie met un terme à la phase libérale du capitalisme et marque son hostilité au libéralisme, elle a pris forme au sein même des structures de la société libérale et s’est nourrie de ses inconséquences et de ses contradictions. Le passage à l’État totalitaire apparaît donc à la fois comme une réaction contre le libéralisme et comme le prolongement de ses maux. Pour Herbert Marcuse – et ses collègues de l’IfS –, le fascisme est donc le rejeton hideux du capitalisme libéral et de ses contradictions internes (Voirol, 2017).

Ce cadre totalitaire inédit ne laisse plus de place à cette figure de l’individu autonome et rationnel sur laquelle le libéralisme classique s’appuyait. Selon son acception classique, considéré comme porteur « de normes et de valeurs se rapportant aux formes de vie sociale et personnelle les plus adéquates en vue du plein développement des capacités et facultés humaines » (Marcuse, 1941b : 13), cet individu autonome exerce sa liberté de pensée et actualise sa capacité d’agir contre l’emprise des contraintes extérieures, faisant fi des entraves à son action réfléchie au sein d’une société censée garantir ses libertés. Son attitude est celle de la critique, rejetant le faux et l’irrationnel, et en optant pour le meilleur. Pour le philosophe, à l’extrême opposé de cette libre raison exercée par un individu réfléchi, la « rationalité technologique » court-circuite toute possibilité de choix et de libre activité, au profit d’une « attitude technologique » encapsulée dans les schèmes d’action des appareils techniques.

 

La technologie comme domination

Aux yeux de Herbert Marcuse, la technologie n’est pas la technique mais un aspect de cette dernière, touchant ses dimensions sociales et relationnelles : c’est un « mode d’organisation et de perpétuation (ou de transformation) des relations sociales » en « schémas comportementaux » propres aux appareils peuplant « l’ère de la machine » (ibid.). En court-circuitant la pensée par la définition de « tâches assignées », la technologie livre clés en main des modes d’action emmagasinés dans les appareils utilisés par les sujets. Cette « attitude technologique » dissout par conséquent les actions humaines en une « séquence de réactions semi-spontanées répondant à des normes mécaniques et imposées » (ibid. : 18). Ces dernières sont, au demeurant, parfaitement raisonnables puisque l’appareil technologique « combine un maximum de convenance à un maximum de commodités, sauve temps et énergie, limite les pertes, adapte moyens et fins, anticipe les effets, établit des prévisions et garantit la sécurité » (ibid.). C’est par sa commodité et sa capacité à faciliter l’existence qu’elle s’immisce dans l’activité ordinaire et se loge subrepticement dans les modes d’action les plus routiniers en tendant à être acceptés tels quels par les sujets sociaux.

Cette délégation implicite de l’action des sujets à la rationalité technologique incorporée dans les appareils n’est pas « neutre » axiologiquement, bien qu’elle en ait les apparences. Elle est politique et oriente un agir dans un sens spécifique, celui des institutions dominantes et des rapports de pouvoir institués. La rationalité technologique exerce ainsi un contrôle politique implicite dont le propre est de renforcer la domination en court-circuitant l’exercice de la pensée se déployant selon les principes de la raison critique. Par l’incitation à adopter des schémas de comportement préétablis incorporés aux appareils, les sujets deviennent de simples « assistants » de ces derniers. Aussi la technologie est-elle, selon Herbert Marcuse, un mode de relation dont le propre est de remplacer la pensée réflexive par la conformité et l’ajustement aux machines, favorisant ainsi l’obéissance à des directives préétablies au sein de structures reflétant la pensée dominante.

Abordée dès les années 1940, la question de la rationalité technologique est au cœur de L’Homme unidimensionnel, l’ouvrage le plus connu de Herbert Marcuse publié en 1964 – et celui qui a marqué la génération née dans l’immédiat après-guerre. L’auteur y dresse le constat d’une unidimensionnalité technologique opérant par la suppression d’une tension fondamentale qui était à l’œuvre dans la philosophie depuis l’Antiquité, entre raison critique et rationalité technologique. Si les Anciens avaient su maintenir entière cette relation tendue, les « sociétés industrielles avancées » réduisent quant à elles la raison critique à la rationalité technologique – comme elles écrasent la culture sous la civilisation et l’autonomie réflexive de l’individu sous l’automatisme pratique. Autrement dit, l’unidimensionnalité de la rationalité technologique s’impose de partout au détriment de la raison critique au sein de ces « sociétés industrielles avancées ». Cette réduction a pour conséquences de dissoudre la raison critique en encourageant l’acceptation de « ce qui est » et la résignation face à ce dernier, ce qui anéantit du même coup toute possibilité de penser au-delà. Alors que la culture s’était constituée comme une « promesse de bonheur » et de réalisation humaine, contre le réel de la misère, de l’injustice et de l’exploitation (Marcuse, 1937), ses contenus transcendants se dissolvent au profit d’une célébration du réel. L’art lui-même, riche de son pouvoir de projection d’un monde « autre » libéré des rapports de domination, se voit absorbé dans les appareils de la culture qui se nourrissent de sa part suggestive et sensible. Au lieu de travailler à la sublimation des instincts à des fins créatives, c’est une « désublimation répressive » qui s’impose en mobilisant les pulsions et les énergies esthétiques et en les canalisant dans le sens des exigences propres aux industries de la culture et de la communication.

 

La liquidation du public

Une des tendances majeures des « sociétés industrielles avancées », selon Herbert Marcuse, est d’engendrer un système de pensées et de comportements réprimant les aspirations, les idées et les valeurs non conformes à la rationalité dominante. Toute dimension transcendante, étrangère à « ce qui est », se trouve supprimée : la critique est neutralisée dans la « pensée positive », l’opposition est absorbée dans le statu quo, si bien que la société dans son ensemble apparaît dans son « unidimensionalité ». L’œuvre même des « sociétés industrielles avancées » est d’opérer une négation effective de toute contradiction et conduit à une administration de la négation.

En outre, cette société unidimensionnelle pétrie de « pensée positive » voit se déployer un langage unidimensionnel dont le propre est d’effacer la tension avec le réel et d’encourager au conformisme. Lorsqu’il est réduit à son unidimensionnalité, le langage supprime toute contradiction et toute tension dialectique dans le réel. Ainsi peut-il être question de « bombe propre », de « retombées atomiques inoffensives », etc. Lissé et unifié, réduit à son univocité et à son immédiateté, ce langage unidimensionnel « impose constamment des images » (Marcuse, 1964 : 119) qui gomment toute contradiction. Autrefois « pire ennemie de la logique », la contradiction devient du coup « un principe de la logique du conditionnement », c’est-à-dire la « logique même d’une société qui peut se passer de logique et qui maîtrise technologiquement l’esprit et la matière » (ibid. : 114).

Ce langage incorpore subrepticement un pré-jugement clôturant d’emblée la réflexion : les questions qui gênent sont supprimées – et les questions tout court. En identifiant immédiatement la chose avec sa fonction, ce langage va à l’encontre de toute pensée conceptuelle, voire de toute pensée. Il apporte des réponses à des questions qui n’ont pas été posées et il empêche qu’elles le soient. Ce faisant, il écarte les questions indésirables – c’est ce raccourci qu’opère l’usage abondant des sigles (NATO, UN, URSS…), qui font disparaître une quelconque contradiction. Aussi ce langage est-il réduit à son « opérationnalité » : il « sert à » – notamment à la poursuite et la réalisation de fins préétablies conçues selon un calcul stratégique, au détriment d’une réflexion sur les finalités de ces opérations. Sa réflexivité se limite à la simple capacité calculante de mesurer le succès et l’échec dans la réalisation de fins préétablies. Aussi ce langage devient-il une pure technologie d’adhésion et d’incitation à adopter des schémas prédéfinis de comportement : c’est le langage de la « domination totale ».

Pour preuve, selon Herbert Marcuse, la publicité commerciale qui a envahi la sphère du discours et de la communication pour imposer ses schémas. Sa finalité est de susciter un agir dans un sens prédéfini par le jeu des appareils économiques et politiques. Avec cette rationalité technologique, la domination a « pris de l’extension non seulement au moyen de la technologie mais surtout en tant que technologie ; la technologie justifie le fait que le pouvoir politique en s’étendant absorbe toutes les sphères de la culture » (ibid. : 182). Pour Herbert Marcuse, cette domination en tant que technologie est propre aux « sociétés industrielles avancées » dans lesquelles l’espace de communication est réduit à des opérations visant à générer des attitudes conformes aux intérêts de l’appareil politique et économique.

Quant aux mass media, ils sont traversés par ces mêmes processus de contrôle langagier et politique à des fins opérationnelles. Au même titre que les biens et les services, leurs produits « endoctrinent et conditionnent ; ils façonnent une fausse conscience insensible à ce qu’elle a de faux » (ibid. : 37). Toute opposition au réel est dès lors distordue, neutralisée, voire anéantie. « Les fabricants d’images façonnent l’opinion publique dans un sens qui la rend hostile ou immunisée contre toute remise en cause et contre toute pensée ou action oppositionnelles » (ibid. : 45). Un tel « endoctrinement » cesse par conséquent « d’être de la publicité » pour devenir un « mode de vie » (ibid.). En étouffant de la sorte la raison critique, les mass media participent à la dissolution des possibilités, pour les individus, de développer une capacité d’action et ils contribuent à faire éclater toute distinction entre privé et public. La constitution d’un public composé d’individus exerçant une raison critique – tel que Jürgen Habermas l’envisage dans L’Espace public (1962) –, qui appartenait aux valeurs du libéralisme classique, vole ainsi en éclat. C’est à la liquidation même de ce public auquel on assiste dans la société unidimensionnelle, selon Herbert Marcuse.

 

La fin de l’individu

Si le public est liquidé, c’est que « l’existence privée et publique dans toutes les sphères de la société est engloutie dans l’appareil technique » (Marcuse, 1964 : 49) et ses modes de contrôle et de domination. La liquidation du public est le corolaire de la disparition d’une sphère privée désormais « envahie par l’opinion publique » jusque dans ses recoins les plus intimes – comme en témoigne l’entrée des médias de communication de masse dans la chambre à coucher (ibid. : 45). Les sujets de la société unidimensionnelle sont dépouillés de l’espace qui était la condition de la formation d’un sens de soi, d’une capacité de juger et d’agir par soi-même, et donc aussi de résister à la domination. Un des aspects socio-psychologiques de l’époque est ainsi la disparition des cadres sociohistoriques ayant permis la constitution des « forces oppositionnelles de l’individu » (ibid. : 34). Jusque-là, les sujets apprenaient à passer d’une réalité intérieure à une réalité extérieure et à constituer « l’espace privé dans lequel l’homme peut devenir et rester lui-même », renvoyant à une « dimension interne antagonique qu’on peut dissocier des impératifs extérieurs – une conscience, un inconscient individuel distinct des opinions et des comportements publics » (ibid. : 35).

Or, « la réalité technologique a envahi cet espace », au point que « l’individu est entièrement pris par la production et la distribution de masse », engendrant chez lui des « réactions presque mécaniques » (ibid.). À défaut de cette adaptation tendue, s’opère une « mimesis, une identification immédiate de l’individu avec sa société. […] Cette identification immédiate, automatique, qui a caractérisé les formes primitives d’association, réapparaît dans la civilisation industrielle avancée. […] Dans ce processus, la dimension interne de l’esprit qui pourrait provoquer une opposition au statu quo, s’est restreinte. La perte de cette dimension où la pensée négative trouvait sa force – la force critique de la Raison – est la contrepartie idéologique du processus matériel au moyen duquel la société industrielle fait taire et réconcilie les oppositions » (ibid. : 35).

Sous une forme « douce », les structures de domination technocratiques, dont l’extension au XXe siècle relève de l’État totalitaire, se prolongent ainsi dans les « sociétés industrielles avancées » gouvernées par des principes démocratiques (Marcuse, 1972) mais soumises à l’emprise d’un appareil de production et d’administration opérant dans leurs moindres recoins. Si les régimes fascistes avaient généralisé la « rationalisation technique de l’appareil » par une « mobilisation totale de l’appareil producteur qui faisait régner son pouvoir mystificateur sur la société » (Marcuse, 1964 : 213), rendant les individus « incapables de discerner “derrière” la machinerie ceux qui l’utilisaient, ceux qui en tiraient profit et ceux qui payaient pour elle », aujourd’hui « on se sert toujours des éléments massificateurs (qui) sont utilisés pour servir productivement dans la publicité, la propagande, la politique » (ibid.). Dans le prolongement des régimes autoritaires, les sociétés démocratiques d’après-guerre déploient ainsi des formes de contrôle et de domination inédites, basées sur la rationalité technologique, qui confinent à l’acceptation du réel et à l’étiolement de la critique.

 

Au-delà de l’unidimensionalité

Le diagnostic posé par Herbert Marcuse au début des années 1960 sur les « sociétés industrielles avancées » s’articule à une pensée de l’émancipation attachée au « possible ». Une insistance qui ne l’a jamais quitté, de ses premiers écrits de jeunesse à ses derniers textes – sur l’esthétique, le féminisme, l’écologie. À ses yeux, la question est de savoir comment retrouver, dans les conditions des « sociétés industrielles avancées », les traces de cette raison critique écrasée sous le joug de la « rationalité technologique » et asphyxiée par l’emprise du contrôle et la domination. En relisant Sigmund Freud, dès le début des années 1950, Herbert Marcuse s’efforce de penser les contours d’une raison échappant à la domination et à la réduction technologique. La distinction qu’il opère dans Eros et civilisation (1955) entre « instincts de vie » (Eros) et « instincts de mort » (Thanatos) lui permet d’insister sur la présence de ces deux instincts dans l’ontogenèse de l’être humain, dès ses premiers jours, à l’instar des deux raisons présentes sur le plan phylogénétique depuis l’Antiquité (Marcuse 1941a, 1955). Ainsi la rationalité technologique répond-elle à un modèle de domestication des « instincts de vie » et de domination de la nature. À l’inverse, la raison critique prolonge les instincts de vie et les énergies libidinales et créatives dont l’épanouissement le plus abouti s’opère dans l’art et l’esthétique ; dans ces dernières, les traces de cette raison sensible sont partiellement sauvegardées, en dépit du poids de l’unidimensionnalité technologique. Cette autre dimension, sensible, contrecarre en effet l’extension généralisée de la rationalité technologique et permet d’envisager une culture et une existence sociale « au-delà de l’unidimensionnalité » (Marcuse, 1969).

C’est dans les mouvements des Sixties que Herbert Marcuse (ibid.) voit à l’œuvre un engagement politique suivant les principes de cette « nouvelle sensibilité », sous la forme d’une raison critique, sensible et anticonformiste, s’insurgeant contre les structures de la domination propres aux « sociétés industrielles avancées », aspirant à réaliser une forme de vie orientée par des valeurs en rupture. À l’encontre de la domination de la nature exercée par la rationalité technologique, la raison critique incite à cultiver une sensibilité à la beauté, un rapport à soi et à l’environnement non dominateur, une culture non répressive encourageant la libération des « énergies de vie » contre l’emprise morbide de la domination de la nature. Cette attitude sensible encourage la recherche de formes expressives, dans le langage et la communication, inspirées d’une esthétique « désublimée » contribuant à faire de l’art une pratique collective non répressive. À la différence du « langage opérationnel » propre à « l’univers du discours clos », cette attitude sensible nourrit un langage poétique (propre à l’Eros) en quête de mots pour explorer le non-dit et répondre à l’indigence langagière d’un univers d’opérationalité. Car la poésie transcende « ce qui est » en faisant fi d’une correspondance fonctionnelle aux choses ; elle rejette toute opérationnalité (Marcuse, 1969 ; 1978). Ce faisant, c’est un public sensible qui est ainsi rendu possible, initiant chez ses membres des relations à soi et aux autres inédites, qui ouvre à un rapport non dominateur à la nature, ainsi qu’à des liens non oppressifs entre hommes et femmes (Voirol, 2013 : 312-324). Si ses textes des années 1970 insistent sur le poids des structures de la domination et des processus répressifs ancrés dans une « idéologie de la mort » bien tenace, Herbert Marcuse n’a jamais renoncé à penser ce possible et à faire sa place à l’« utopie concrète » insérée dans l’Eros des pratiques effectives.


Bibliographie

Adorno Th., Horkheimer M., 1944, La Dialectique de la raison, trad. de l’allemand par É. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974.

Feenberg A., 2014, Philosophie de la praxis. Marx, Lukács et l’École de Francfort, trad. de l’anglais par V. Dassas et Th. Weisenstein, Montréal, Éd. Lux, 2016.

Habermas J., 1962, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. de l’allemand par M. B. de Launay, Paris, Payot, 1978.

Institut für Sozialforschung, 1992, Kritik und Utopie im Werk von Herbert Marcuse, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp.

Kellner D., 1984, Herbert Marcuse and the Crisis of Marxism, Berkeley, University of California Press.

Lukács G., 1923, Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste, trad. de l’allemand par K. Axelos et J. Bois, Paris, Éd. de Minuit, 1960.

Marcuse H., 1932, L’Ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, trad. de l’allemand par G. Raulet et H.-A. Baatsch, Paris, Gallimard, 1991.

Marcuse H., 1934, « La lutte contre le libéralisme dans la conception totalitaire de l’État », pp. 61-102, in : Marcuse H., Culture et société, trad. de l’allemand par G. Billy, D. Bresson et J.-B. Grasset, Paris, Éd. de Minuit, 1970.

Marcuse H., 1937, « Réflexion sur le caractère “affirmatif” de la culture », pp. 103-148, in : Marcuse H., Culture et société, trad. de l’allemand par G. Billy, D. Bresson et J.-B. Grasset, Paris, Éd. de Minuit, 1970.

Marcuse H., 1941a, Raison et révolution. Hegel et la naissance de la théorie sociale, trad. de l’anglais par R. Castel et P.-H. Gonthier, Paris, Éd. de Minuit, 1968.

Marcuse H., 1941b, « Quelques implications sociales de la technologie moderne », trad. de l’anglais par O. Bertrand, Tumultes, 17-18, pp. 11-43, 2001. Accès : https://www.cairn.info/revue-tumultes-2001-2-page-11.htm.

Marcuse H., 1955, Eros et civilisation. Contribution à Freud, trad. de l’anglais par J.-G. Nény et B. Fraenkel, Paris, Éd. de Minuit, 1968.

Marcuse H., 1961, Le Problème du changement social dans la société technologique, trad. de l’anglais par B. Baker, Paris, Éd. Homnisphères, 2007.

Marcuse H., 1964, L’Homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, trad. de l’anglais par M. Wittig, Paris, Éd. de Minuit, 1968.

Marcuse H., 1969, Vers la libération. Au-delà de l’homme unidimensionnel, trad. de l’anglais par J.-P. Grasset, Paris, Éd. de Minuit, 1970.

Marcuse H., 1972, « The historical fate of bourgeois democracy », pp. 163-185, in : Marcuse H., Towards a Critical Theory of Society. Collected Papers of Herbert Marcuse, Vol. 2., Londres, Routledge, 2001.

Marcuse H., 1978, La Dimension esthétique. Pour une critique de l’esthétique marxiste, trad. de l’anglais par D. Coste, Paris, Éd. Le Seuil, 1979.

Raulet G., 1992, Herbert Marcuse. Philosophie de l’émancipation, Paris, Presses universitaires de France.

Voirol O., 2013, « Culture et émancipation », pp. 285-324, in : Cukier A., Delmotte F., Lavergne C., dirs, Émancipation. Les métamorphoses de la critique sociale, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant.

Voirol O., 2017, « Pathologies de l’espace public et agitation fasciste : leçons de la théorie critique », Réseaux, 2, 202-203, pp. 123-159.

Auteur·e·s

Voirol Olivier

Institut des sciences sociales Institut für Sozialforschung Frankfurt a. M. Université de Lausanne (Suisse)

Citer la notice

Voirol Olivier, « Marcuse (Herbert) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 19 mars 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/marcuse.

footer

Copyright © 2024 Publictionnaire - Tous droits réservés - ISSN 2609-6404