Masse


 

La naissance de l’espace public bourgeois, au XVIIIe siècle, si l’on en croit la réponse d’Immanuel Kant (1784) à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? », est le fait d’individus qui rejettent le joug de l’état de tutelle, et usent de leur liberté pour faire un usage public de leur raison ; c’est là que se construit à cette époque le lien essentiel entre l’usage public de la raison et la notion de public : « je comprends par usage public de sa propre raison, écrivait Immanuel Kant, celui qu’en fait quelqu’un, en tant que savant, devant l’ensemble du public qui lit » (ibid. : 45). Ce public est évidemment fort restreint.

 

La peur des masses

La Révolution de 1789 se traduit par l’intégration dans la vie politique d’une beaucoup plus grande partie de la population, public des journaux mais aussi foule des manifestants et des émeutiers. Les transformations du XIXe siècle, à la fois politiques (modes de gouvernement), économiques (industrialisation), sociales (alphabétisation, urbanisation) et techniques (production, transport et communication) font qu’un grand nombre de pratiques sociales à peu près impensées se transforment en problèmes dès lors qu’elles prennent la forme d’activités de masse, de deux façons. D’une part, les théories sociales qui surgissent (dont les premières théories de la communication) sont indissociablement aussi des théories de la démocratie, et de l’autre la question de la rationalité de la masse devient une interrogation pour le politique. En d’autres termes, quelle est la nature de la société produite par l’irruption des multitudes dans la cité, et qu’en faire ? Parce que les masses font peur, et d’abord celle des émeutes qui ponctuent ce siècle.

Antérieurement, mais de façon directement politique puisqu’il s’agit du rapport de la masse au tyran, Étienne de la Boétie, vivement frappé par la violence de la répression d’émeutes anti-fiscales (1548), et le désarroi de l’élite devant les manifestations de l’absolutisme, avant qu’il ne soit chargé de négociations pendant les guerres de religion, avait écrit le Discours de la servitude volontaire, où il tente de comprendre « comment s’est enracinée si profondément cette opiniâtre volonté de servir ». Étienne de La Boétie y répond par un paradoxe : ce n’est pas le maître qui fait l’esclave, mais l’esclave qui engendre le maître ; la tyrannie ne s’alimente que de la volonté de servitude de ses sujets. Il s’agit d’une aliénation radicale, puisqu’elle repose sur la volonté même « qu’un sans plus soit le maître ». La servitude volontaire est en somme, dirait-on après Freud, une ruse du narcissisme : le tyran tient tout son pouvoir du mimétisme des sujets sur sa personne, comme les régimes totalitaires du XXe siècle l’ont abondamment montré.

Il y aurait donc un lien essentiel entre les masses et le pouvoir sur lequel la réflexion se prolonge, au-delà des révolutions et crises du XIXe siècle, jusqu’aux guerres et les mouvements de masse du XXe siècle, dont Elias Canetti (1960), lui aussi marqué par le spectacle des émeutes (incendie du palais de Vienne en 1927), fournit une synthèse dans son grand ouvrage Masse et puissance.

 

L’individu et la masse

Une idée nouvelle surgit au début du XIXe siècle, c’est que la fin des ordres anciens conduit à un « individualisme » (le mot apparaît en 1825), dont la démocratie américaine constitue le précurseur, ou le modèle. C’est ce que constate Tocqueville dans ses deux tomes (1835 et 1840) De la démocratie en Amérique. Faisant le constat que « le lien social est rompu » dans la nouvelle société, parce que « ses différents membres deviennent étrangers, indifférents et presque invisibles les uns aux autres, à cause de leur multitude », Tocqueville propose de penser de nouveaux modes d’association qui puissent rétablir un lien social disparu. Et il voit dans la presse, à côté des autres modes plus anciens d’association, le moyen de rétablir à la fois un nouveau lien social et un pluralisme de l’opinion publique, en face du double risque de la démocratie : la dictature de la majorité, et le conformisme des opinions dans le repli sur soi des individus qui tendent à s’exclure de la vie publique. Cela anticipe fortement les approches postérieures de l’opinion publique aux États-Unis (Bryce, 1888), et du public en France (Tarde, voir infra).

 

Foule ou public

À cet optimisme d’ailleurs très relatif s’oppose la peur toujours croissante des masses. La croissance des villes et la montée d’une nouvelle population liée à l’industrialisation produit une peur nouvelle qui assimile les classes « laborieuses » à des « classes dangereuses » (Chevalier, 1958), du fait notamment de grands mouvements populaires (1834, 1848, et, bien sûr, la Commune de Paris). Si bien que, si le nombre invite, via le calcul des probabilités, à inventer plus tard un nouveau gouvernement des hommes, qui donnera naissance à l’État-providence (Ewald, 1986), si la société industrielle suscite l’invention de la sociologie durkheimienne fondée sur la division du travail social (Durkheim, 1893), elle produit aussi une psychologie des foules qui s’intéresse d’abord à ses pathologies, dans une vision manipulatoire de la société, très répandue, où l’hypnose, la contagion, le mimétisme dominent les foules (Le Bon, 1895). S’écartant de Gustave Le Bon, Gabriel Tarde (1901) invite à voir, dans ce changement de société, l’entrée dans « l’ère des publics », car s’il n’y a qu’une seule foule, on peut appartenir à plusieurs « publics » en même temps, constitutifs de l’opinion publique. Proche de l’analyse de Gabriel Tarde, celle de Georg Simmel influencera plus tard directement l’École de Chicago via Rober E. Park, et sa thèse sur « la foule et le public » (1903).

Mais cette « ère des masses » marque aussi le début du développement des « médias de masse » : c’est le point de départ du courant fonctionnaliste de la Mass Communication Research (Laswell, 1927) à quoi s’opposera la vision marxiste de l’École de Francfort depuis Walter Benjamin, Theodor Adorno et Max Horkheimer jusqu’aux travaux plus récents d’Herbert Marcuse, d’une part, de Jürgen Habermas, de l’autre.

 

Une société de masse

La notion de société de masse, tout à fait distincte du concept marxiste de classe s’élabore donc au XIXe siècle avant d’être progressivement abandonnée. On la doit d’abord à la sociologie naissante qui tente de rendre compte d’une désorganisation sociale croissante (Joseph de Maistre, Auguste Comte). Cette sociologie (Spencer, 1876-1896) voit la société comme un organisme menacé par l’individualisme qui risque de faire la part belle à un nouveau Léviathan : les relations sociales étroites et collectives sont atteintes, et la conscience collective tend à disparaître, et avec elle la possibilité de normes communes, d’où la montée de perturbations individuelles comme le suicide (Durkheim). Le fait que la société industrielle semble responsable de la désorganisation du lien social collectif pousse à penser les différences constitutives entre communauté et société, ce que Max Weber synthétise dans sa réflexion sur l’économie et la société (Weber, 1922). Mais à côté d’une critique qu’on peut dire aristocratique de cette société (Mannheim, 1946), on doit souligner la présence et la persistance d’une critique démocratique qui voit ici la menace de virtualité totalitaire (Arendt, 1951).

Les analyses concordent sur au moins quatre points communs. Le premier est le déclin des groupes primaires (famille, voisinage) qui perdent leur pouvoir d’autorégulation au profit du développement de relations impersonnelles. Le second est la désintégration des communautés locales (Park, Burgess, McKenzie, 1925) qui entraîne la perte du sentiment d’appartenance ou d’identification ; le déclin des organisations religieuses ou culturelles va dans le même sens, ce qui conduit à faire passer la solidarité, devenue indistincte, du niveau local au niveau global, mais entraîne aussi la montée de groupes intermédiaires (associations, syndicats) qui limitent cette désintégration sociale. Le troisième est la croissance de la bureaucratie (Weber, 1922) qui repose sur une rationalisation impersonnelle et conduit au désenchantement de l’univers. La dernière est l’égalisation des conditions qui conduit à un sentiment d’insécurité de l’individu aliéné dans la foule solitaire (Riesman, 1950).

Mais à partir du milieu du XXe siècle environ, ce constat très sombre est atténué par une foule d’analyses plus fines de la réalité sociale sur quatre points au moins. C’est d’abord la redécouverte du maintien de groupes primaires dans le fonctionnement des leaders d’opinion (Lazarsfeld et al., 1944 ; Katz, Lazarsfeld, 1955) ; la persistance et le rôle majeur des relations sociales (Mayo, 1933) ; le rôle de la relation sociale dans la transmission d’une information (Schramm, 1965) ; enfin les modes de la résistance à la bureaucratie (Crozier, 1963). De façon plus radicale, Serge Moscovici a montré que l’influence la plus importante n’est pas du côté de l’autorité ou du nombre, mais dans la capacité d’un groupe minoritaire à imposer de manière cohérente et répétitive ses convictions (Moscovici, 1976, 1981). Finalement, la notion de société de masse a tendance à disparaître, remplacée par la montée de la réflexion sur la communication de masse qui est justement un des instruments de cohésion de cette société.

 

La communication de masse

Apparue avec la presse à grand tirage, vers les années 1860, ce qu’on nomme communication de masse se développe au cours du XXe siècle avec l’ensemble des médias audiovisuels auxquels on l’assimile, en donnant au public la forme de l’audience. Car ces médias sont à l’origine d’une « industrie culturelle » (Adorno, Horkheimer, 1947) dont l’économie repose sur l’audience. Dans les deux dernières décennies du XXe siècle, la montée de technologies de masse, notamment numériques, renouvelle l’approche du public par une réflexion sur l’usage et l’appropriation des objets techniques, ainsi que par le renouveau des recherches sur la médiation.

Avec la Première Guerre mondiale, les moyens de diffusion étaient devenus des instruments indispensables à la gestion de l’opinion, d’où la montée de multiples formes de propagande ; elles doivent au bond considérable des techniques de communication pendant l’entre-deux-guerres (radio, téléphone, cinéma) leur développement multiforme à destination des publics nationaux comme à celle de leurs ennemis, mouvement général qui se poursuit encore longtemps sous la « guerre froide », notamment sous forme radiophonique ; une vision instrumentale de l’omnipotence des médias est alors généralement partagée qui repose sur la passivité supposée du public. Cette passivité du public oriente la réflexion vers les effets des médias, et fonde la sociologie fonctionnaliste des médias, de Bernard Berelson à Robert Merton (même si la découverte du double flux de la communication montre que l’influence n’est pas directe) ; elle fonde aussi le courant critique de l’école de Francfort. Theodor Adorno et Max Horkheimer, avec le concept d’industrie culturelle, montrent que la production des biens culturels comme marchandise repose sur la rationalisation industrielle (standardisation, sérialisation, division du travail). Cette rationalité est celle de la domination même qui aliène le public sous sa coercition ; l’ultime expression de cet asservissement est l’homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse (1964) : la raison instrumentale réduit le discours et la pensée à une dimension unique. Que les médias soient mobilisateurs ou anesthésiants et aliénants, la réflexion met l’accent sur leur production, alors qu’un autre courant de recherches, postérieur, déplace cet accent vers leur réception par un public qui est considéré désormais comme actif ou co-producteur des messages (Stuart Hall). La dénomination du Center of Contemporary Cultural Studies de Birmingham en 1964 montre ainsi le passage d’une réflexion de la « communication » à la « culture » de masse, qui permet de situer la culture au sein des autres pratiques sociales (Morin, 1962). Dans le même temps, le courant structural linguistique, illustré en France par le Centre d’études transdisciplinaires, de la VIe section de l’École pratique des hautes études (Centre d’études transdisciplinaires. Sociologie, anthropologie, sémiologie), devenu Centre d’études de communication de masse à l’École des hautes études en sciences sociales, et sa revue Communications montre le rôle du lecteur-récepteur dans la production du sens d’un texte comme de tout message.

Ainsi est-on passé de la vision d’une communication unidirectionnelle en direction du public vers l’analyse de plus en plus fine des interactions. Cela marque la fin d’une pensée des déterminismes (techniques notamment) vers une pensée des usages, très marquée en ce qui concerne le cadre socio-technique des machines à communiquer contemporaines, qui est au cœur de la revue Réseaux. Sous un autre point de vue, la publicité et le marketing, avec leurs instruments spécifiques, comme le sondage pour le marketing politique), ont suivi depuis plus d’un demi-siècle un mouvement comparable, qui met désormais le public au centre des choix et des décisions, en même temps qu’une foule de médiateurs tente d’améliorer les relations entre les entreprises, les administrations, et leurs publics.


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Auteur·e·s

Tétu Jean-François

Équipe de recherche de Lyon en sciences de l’information et de la communication Université Lumière Lyon 2

Citer la notice

Tétu Jean-François, « Masse » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 10 mars 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/masse.

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