Metz (Christian)


Un théoricien du public regardant et regardé au cinéma

 

Christian Metz (1931-1993) est un théoricien du cinéma dont les travaux ont eu un impact prééminent sur les recherches liées au domaine cinématographique, aux côtés d’Étienne Souriau (L’Univers filmique, 1953), Edgar Morin (Le Cinéma ou l’homme imaginaire, 1956), Roland Barthes (e.g. « En sortant du cinéma », 1975) et Raymond Bellour (L’Analyse du film, 1979), pour ne citer que les plus connus. Certains de ses écrits s’inscrivaient dans une démarche sémiologique et linguistique consacrée au « système textuel » des langages audiovisuels eux-mêmes (Essais sur la signification au cinéma, 1968 ; Langage et cinéma, 1971 ; Essais sémiotiques, 1977 ; L’Énonciation impersonnelle ou le site du film, 1991) et furent l’objet de critiques virulentes de la part de Jean Mitry (La Sémiologie en question. Langage et cinéma, 1987) et de Jean-François Tarnowski (« De quelques problèmes de mise en scène », 1974), qui en pointaient les limites théoriques. Plus récemment, d’autres auteurs ont souligné les apports de ses travaux à l’esthétique (Chateau, 1994 ; Lefebvre, 2012), ainsi que la dimension phénoménologique de son œuvre (Chateau, Lefebvre, 2013). Christian Metz s’est en particulier orienté vers une approche psychanalytique pour comprendre des enjeux liés à la posture du spectateur immergé dans la salle obscure : quelle est « la place du Moi spectatoriel », demandait-il dans Le Signifiant imaginaire. Psychanalyse et cinéma (Metz, 1977 : 68), ouvrage qui s’inscrivait dans une tradition de la psychanalyse issue de Sigmund Freud et de Jacques Lacan. Nous nous fonderons notamment sur cet ouvrage afin d’alimenter les discussions liées au public, compris dans une dimension collective : l’étude de la réception d’un film au cinéma en dévoile une représentation spécifique où l’imaginaire et le désir symboliques détiennent une fonction spec(tac)ulaire essentielle, à la condition qu’il se laisse (dé)prendre par la fiction.

Christian Metz en couverture d’ouvrage.
Marie M., Vernet M., 1990, Christian Metz et la théorie du cinéma. Actes du colloque de Cerisy, Paris, Éd. Klincksieck.

 

Une machinerie perceptive au service du plaisir du public, entre présence et absence

La perception d’un film dans la salle obscure met en lumière la représentation d’un public mobilisé à travers différents niveaux de perception. Le cinéma apparaît, d’une part, comme un outillage industriel complexe marqué par sa lourdeur technique, qui « est plus envahissante qu’ailleurs ». Mais cette dimension industrielle serait précisément le gage du plaisir du public : de tous les arts, il s’agirait du « plus perceptif » (ibid. : 62). Le cinéma activerait ainsi une forte dimension sensorielle chez son public. Aussi l’attachement qu’éprouve celui-ci à son égard procède-t-il de « l’intérêt pour l’outillage et pour la technique » (ibid. : 103).

Mais le plaisir que suscite le cinéma résiderait, d’autre part, dans sa capacité à faire oublier à son public cette dimension industrielle. L’étude de la réception d’un film de fiction en révèle effectivement un mode de fonctionnement singulier, qui repose sur le principe de la « dénégation » (ibid. : 56) : aussi l’économie libidinale du public à l’égard du cinéma repose-t-elle sur l’aptitude de ce dernier à dénier l’appareillage qui le recouvre.

Le cinéma maintient le public dans une distance fondamentale avec son objet en le mettant en présence d’« une béance, un espace vide, entre l’objet et l’œil, l’objet et le corps propre » (ibid. : 84) : plus qu’au théâtre, le fonctionnement spectaculaire du cinéma se fonderait sur le principe de « l’absence physique de l’objet vu » (ibid. : 88). Il met ainsi le public en présence d’un absent. Mais en quoi celui-ci consiste-t-il ? « L’acteur, le “décor”, les paroles que l’on entend, tout est absent, tout est enregistré ». Dans cette mesure, le public immergé dans la salle obscure est confronté à une « autre scène » qui confère au film son aspect « fictif » (ibid. : 63). Aussi le cinéma peut-il susciter un fort investissement de la part de ses spectateurs en soumettant à leur perception l’affirmation de sa négation : il « fait lever en masse la perception, mais pour la basculer aussitôt dans sa propre absence, qui est néanmoins le seul signifiant présent » (ibid. : 65).

Le film de fiction cinématographique se désengagerait de toute velléité de spectacularisation : « Le film n’est pas exhibitionniste. Je le regarde, mais il ne me regarde pas le regarder. Pourtant, il sait que je le regarde. Mais il ne veut pas le savoir » (ibid. : 117). Néanmoins, le cinéma a « besoin tout autant qu’on ne l’oublie pas, de peur que l’on oublie du même coup que c’est lui qui l’a fait oublier » (ibid. : 102-103). Le cinéma s’emploierait de la sorte à procéder à sa propre négation aux yeux du public par son expression même, tout en dévoilant l’affirmation de cette négation. Aussi le rapport qu’entretient le public à la machinerie cinématographique repose-t-il sur un paradoxe : son plaisir serait fondé sur une dualité de l’industrie cinématographique entre (dé)monstration et déni de son propre outillage technique.

 

Tendre un « miroir » désirant au public

Le public n’est amené à appréhender qu’un « reflet » de la réalité à travers une production cinématographique : « Le perçu n’est pas réellement l’objet, c’est son ombre, son fantôme, son double, sa réplique dans une nouvelle sorte de miroir » (ibid. : 64). L’emploi du terme de « miroir » n’a rien d’anodin, dans les termes psychanalytiques qu’emploie Christian Metz : tout se passe comme si le cinéma offrait au public investi dans et par le dispositif une image réfléchissante de lui-même, à travers une représentation qui repose sur un principe voyeuriste lié à un désir fondamental.

Par « miroir », l’auteur se réfère au stade du miroir symbolique défini par Jacques Lacan, au cours duquel le Moi se différencie du non-Moi dans un processus d’identification primaire. Pour sa part, la posture spectatorielle au cinéma serait semblable à un processus d’identification secondaire durant lequel le sujet se voit symboliquement dans le miroir comme un autrui : ce second processus au cours duquel il se prend pour objet de son propre regard correspondrait à « l’identification cinématographique primaire » (ibid. : 79), attendu que le spectateur aurait déjà connu une différenciation fondamentale avec son objet.

Le cinéma détient une dimension fétichiste qui oriente le public vers le versant de la connaissance, dans un désir de savoir qui le fait apparaître comme « voyeuriste » (ibid. : 88). Le cinéma met en jeu les pulsions « scopique » et « invocante » du public (ibid. : 82), deux pulsions qui entretiennent un rapport étroit avec un imaginaire fantasmatique. Aussi le cinéma relèverait-il de « la métaphore (en même temps que [de] la source réelle) du processus mental institué » (ibid. : 72) : pour le public, il constitue le point de départ et l’expression de représentations psychiques et désirantes qu’il ferait naître en lui. Le plaisir suscité par le film de fiction cinématographique serait d’autant plus intense que l’investissement narcissique de ses spectateurs serait excité : « Pour qu’un sujet “aime” un film, il faut en somme que le détail de la diégèse flatte suffisamment ses fantasmes conscients et inconscients pour lui permettre un certain assouvissement pulsionnel » (ibid. : 136). Il révèle ainsi le caractère pleinement désirant de son public, qui se laisserait mobiliser dans une dimension libidinale.

Les représentations fantasmatiques que fait naître le cinéma relèveraient surtout d’un manque originaire qui guiderait le désir de ses spectateurs. L’objet absent se caractériserait, au cinéma plus que dans tout autre art, par la recherche infinie d’un « objet imaginaire (“objet perdu”) qui est son objet le plus véritable, un objet qui a toujours été perdu, et toujours désiré comme tel » (ibid. : 83). Aussi le signifiant imaginaire cinématographique se fonde-t-il sur l’« évocation symbolique et spatiale de la déchirure fondamentale » (ibid. : 85). Il apparaît ainsi éminemment lié à un objet primordial, qui se constitue par l’intermédiaire d’un désir toujours inassouvi. L’étude de la posture spectatorielle au cinéma met de la sorte en lumière la représentation d’un public soumis à la quête perpétuelle de cet objet essentiel.

Dans une perspective essentiellement psychanalytique, Christian Metz renvoie cette posture désirante du spectateur du film au cinéma à la scène fondamentale : « Le film […] se déroule dans cet “ailleurs” à la fois tout proche et inaccessible où l’enfant voit s’ébattre le couple parental, qui pareillement l’ignore et le laisse seul, pur regardeur dont la participation est inconcevable » : aussi le signifiant imaginaire est-il marqué par son aspect « œdipien » (ibid. : 89), qui amène les membres du public à (re)faire l’expérience d’une scène archaïque essentielle.

 

Le public du cinéma, regardant regardé

Le public du cinéma serait à la fois présent et absent dans son rapport au film : « Le déclenchant, je suis l’appareil de projection ; le recevant, je suis l’écran ; dans ces deux figures à la fois, je suis la caméra, dardée et pourtant enregistreuse » (ibid. : 72). Aussi le public est-il compris dans un processus double qui le renvoie à sa propre dimension scoptophilique et spec(tac)ulaire vis-à-vis du film.

Le récepteur immergé dans la salle obscure serait, d’une part, réduit à un pur regard, tel un « sujet transcendantal » qui permet à l’illusion cinématographique de se réaliser (ibid. : 71). Dans cette mesure, se produirait une expérience d’autoréflexivité qui conduit le récepteur à découvrir en lui-même une dimension perceptive qui lui serait essentielle : il « s’identifie à lui-même, à lui-même comme pur acte de perception (comme éveil, comme alerte) : […] comme à une sorte de sujet […] antérieur à tout il y a » (ibid. : 69). L’expérience du dispositif cinématographique met ainsi en lumière la dimension transcendante qui préside à la mobilisation de la puissance perceptive du public, s’il accepte de se laisser happer par la fiction.

D’autre part, l’étude de la réception du film au cinéma révèle l’importance de l’investissement scopique qu’elle fait naître chez son récepteur : « Il y est présent, et même “tout-présent”, comme percevant. À chaque instant, je suis dans le film par la caresse de mon regard » (ibid. : 76). Pour le spectateur, plusieurs types d’identification à des objets autres que son corps propre seraient possibles : il peut s’identifier au « projecteur » qui est « derrière sa tête » et lui confère une « position toute-puissante » (ibid. : 70). Il est ainsi susceptible de se mettre à la place de personnages (ibid. : 67), ou encore de s’identifier à leurs « regards » (ibid. : 77). Par conséquent, la posture spectatorielle en jeu au cinéma est susceptible de mettre en exergue la singularité de l’expérience immersive du public dans une fiction.

 

La « rêverie » du spectateur au cinéma : le processus d’« hallucination paradoxale »

Christian Metz interroge les enjeux liés à la réception d’un film pour un public immergé dans la salle obscure en faisant ressortir des mécanismes qui président à l’émergence d’un processus marqué par une forme d’oscillation de son attention : le processus d’« hallucination paradoxale ». Ce concept, par exemple repris par Vincent Jouve (1992 : 88-89) pour comprendre les mécanismes relatifs à une lecture fluctuante, est susceptible de dévoiler le caractère vacillant de la posture du public confronté à un dispositif, car les récepteurs d’un film de fiction cinématographique peuvent se laisser aller à des moments de battements alternatifs, pendulaires entre « régrédience » et « progrédience ».

La baisse d’attention que subissent les spectateurs immergés dans la salle obscure est susceptible d’être rapprochée de l’état de sommeil : elle peut ainsi mettre en lumière l’aspect flottant de la perception du public confronté à un dispositif. Au cinéma, celui-ci les invite à de courts moments d’endormissement et de déconnexion vis-à-vis de la réalité, qui peuvent occasionner un « amoindrissement de la vigilance » (Metz, 1977 : 130) : placé dans une position confortable, dans l’obscurité, le récepteur peut ainsi être soumis à une anesthésie temporaire et partielle de ses capacités de réflexions critiques. Aussi tout le dispositif cinématographique est-il conçu pour favoriser ce phénomène, via une expérience duale susceptible de côtoyer une forme d’hallucination : les membres d’un public au cinéma sont susceptibles de surinvestir la perception qu’ils éprouvent « jusqu’à en faire l’amorce d’une hallucination paradoxale » ; au cours de brefs moments de « basculement mental », survient un phénomène de flottement entre réalité et imaginaire. Ainsi peuvent-ils être confrontés à un processus perceptif d’indiscernabilité qui les amène à « confondre des niveaux de réalité distincts », au cours de moments de dépossession du Moi (ibid. : 126). Ce phénomène d’indistinction fait apparaître une représentation du public singulière, soumis à un flux oscillant entre rêve et réalité.

Mis en présence d’un dispositif cinématographique, les spectateurs peuvent ainsi se laisser aller à la « rêverie » : ils seront alors soumis à des « amorces de régrédience », comme dans le rêve (ibid. : 141). D’une certaine façon, les membres du public oublieraient pour un moment l’outillage technique lié au cinéma en se projetant directement, à travers la caméra, dans la bande. Cependant, l’hallucination n’est qu’amorcée et, en cela, elle n’est que « paradoxale » : dans le rêve, les impulsions oniriques proviennent de l’intérieur de l’appareil psychique, tandis que les impulsions sensibles du film de fiction sont de l’ordre de perceptions externes. Si l’hallucination n’est pas absolue, totale, c’est que le processus n’atteint pas son terme : « La régrédience complète n’est […] possible, en règle générale, que dans l’état de sommeil […] » (ibid. : 140). Ce processus serait ainsi lié à « une sorte de semi-régrédience » (ibid. : 144) : celle-ci mobiliserait de la part des spectateurs des enjeux perceptifs simultanément internes et externes, qui dévoileraient du public mobilisé à travers le dispositif cinématographique une économie libidinale marquée par son aspect fluctuant.

Le spectateur du film est tout simplement un « homme qui ne dort pas » (ibid. : 140). Par conséquent, les représentations mentales qu’il développe choisissent de prendre une « voie progrédiente » (ibid. : 142) : en état de veille, « le flux régrédient, lorsqu’il s’esquisse, vient se heurter à un contre-flux progrédient plus puissant que lui et à peu près ininterrompu, qui l’empêche d’aboutir » (ibid. : 140). L’hallucination n’est qu’amorcée : elle ne parvient pas à son terme et demeure paradoxale en cela que la posture spectatorielle n’est pas de l’ordre du rêve, mais d’une « rêverie éveillée » (ibid. : 159) reposant sur un principe de flottement de l’attention. Lorsque survient ce second mouvement de ressaisissement du spectateur, impliqué à travers cette expérience de fluctuation, il a le « sentiment de “se réveiller” : c’est qu’il était furtivement engagé dans l’état de sommeil et de rêve […], il figurait vraiment dans la bande et c’est lui, non un autre, que le sujet a vu ; mais il l’a vu en rêve » (ibid. : 126).

L’immersion dans une salle obscure nécessiterait une forme de lâcher-prise qui permettrait au récepteur de se laisser happer par la fiction : « En accomplissant l’acte social d’“aller au cinéma”, il est d’avance motivé à abaisser d’un cran les défenses de son Moi » (ibid. : 157). Bien que le récepteur soit mobilisé dans une dimension fantasmatique au cinéma, il n’a néanmoins pas la maîtrise de son objet de désir ; en outre, le film « n’incite pas à l’action » (ibid. : 130). Quoique le film réclame une forme d’investissement qui relève de la région de l’imaginaire, le spectateur n’en serait pas l’agent : « Au cinéma, c’est toujours l’autre qui est sur l’écran : moi, je suis là pour le regarder. Je ne participe en rien au perçu, je suis au contraire tout-percevant » (ibid. : 68). La représentation que propose Christian Metz pourrait ainsi être comprise dans les termes d’une passivité situant le public dans une seule position d’observateur, de témoin.


Bibliographie

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Tarnowski J.-F., 1974, « De quelques problèmes de mise en scène », Positif, 158, pp. 46-60.

Auteur·e·s

Crombet Hélène

Médiations, informations, communication, arts Université Bordeaux Montaigne

Citer la notice

Crombet Hélène, « Metz (Christian) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 31 octobre 2017. Dernière modification le 05 novembre 2020. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/metz-christian.

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