Anti-européen


 

La mode est davantage aux critiques de l’Europe dans sa version institutionnalisée (Union européenne, UE) qu’aux louanges envers le processus communautaire. Si l’idée, puis la réalisation de l’unité européennes ont été accueillies par de fervents défenseurs lors de certains moments privilégiés, notamment les après-guerres (Manigand, 2019), il n’en demeure pas moins que dès le départ le processus a été l’objet de nombreuses critiques. Ces dernières ont émané de courants idéologiques divers, puis se sont cristallisées lors des différentes crises qui ont émaillé l’aventure européenne et se traduisent désormais par des mouvements qui ne touchent plus seulement les élites, mais les opinions partisanes ou publiques, qui ont témoigné de leur indifférence ou de leur hostilité grandissante depuis le référendum sur le traité de Maastricht, en septembre 1992. Depuis cette date, les modes de rejet ou d’hostilité envers la construction européenne peuvent se décliner sous différentes formes (critique du néo-libéralisme, souverainisme) donnant naissance à des sentiments que l’on peut taxer d’euroscepticisme, d’europhobie et accompagnant la montée des populismes (Boutin, Dard, Rouvillois, 2019) en Europe.

 

Qu’est-ce qu’un anti-européen ?

Le terme est ambigu parce qu’il recouvre des réalités diverses. Il englobe ici les oppositions, les résistances idéologiques à l’UE afin de déterminer les logiques anti-européennes qui se révèlent à la faveur ou en raison de la crise systémique que traverse l’Union. Les symptômes sont divers et vont de l’euroscepticisme à l’europhobie en passant par le rejet de la mondialisation et du libéralisme et se traduisent aussi bien par la montée des populismes que par le Brexit ou l’apparition en Europe de l’est de démocraties « illibérales ». Ces différentes formes d’hostilité relèvent d’un temps long et remontent en réalité au début du XXe siècle, bien avant la construction stricto sensu de l’Europe.

Il faudrait donc faire remontrer ces oppositions à l’entre-deux-guerres où Richard Coudenhove-Kalergi (1894-1972), symbole de la première génération européiste, tout en décrivant la manière dont il concevait l’organisation de sa Paneuropa, fustigeait les « Anti-européens » qu’il répartissait alors en quatre groupes : « Les nationalistes chauvins, les communistes, les militaristes et les industriels qui profitent de la protection ». Au-delà de cette profession de foi, trois matrices idéologiques sont identifiées par des politistes et des historiens (Bruneteau, 2018) dans les derniers essais sur le sujet. Il s’agit d’inscrire dans le temps long ces trois idéologies, non seulement incompatibles avec l’idée d’une union de l’Europe, mais se posant en adversaires résolus de cette dernière : l’internationalisme d’abord, où l’hostilité viscérale des créateurs du matérialisme historique à toute idée d’Europe unie, qui récusait la logique de la lutte des classes ou d’union des peuples de l’Europe, n’est plus à démontrer. Vladimir Lénine (1870-1924) fixait pour très longtemps les positions qui seront reprises par l’URSS et les Partis communistes affiliés dénonçant « l’Europe des trusts et du capital ». Joseph Staline (1878-1953) traitait le comte Coudenhove-Kalergi de « suppôt de l’impérialisme occidental » et voyait dans le Plan Briand sur les États-Unis d’Europe de 1929-1930 une croisade antisoviétique…

Ensuite, le deuxième ennemi réside dans l’idée de Nation opposée à celle de Fédération européenne. Pour les nationalistes, l’indépendance de la Nation est un postulat intangible qui ne pouvait souffrir aucun compromis. Ainsi, l’idée européenne associée au pacifisme à la fin du XIXe siècle (Conférences de la Haye de 1899 et de 1907) n’a cessé de perdre du terrain devant le développement du nationalisme sous toutes ses formes, barrésien ou intégral. Si le national-socialisme a été la négation absolue des idéaux européens, la méfiance de Benito Mussolini (1883-1945) ne l’a pas empêché de bâtir un contreplan à celui d’Aristide Briand (1862-1932) au nom d’une Paneurope fasciste s’opposant au « déclin de l’Occident ». Enfin, le dernier ennemi dans un jeu d’échelle qui oppose souvent l’universalisme à l’européen, est le mondialisme. Ses tenants rêvent des États-Unis du monde et non des États-Unis d’Europe, d’un libéralisme universel et d’une « Europe sans rivage » selon le titre de l’ouvrage de François Perroux (1903-1987), publié en 1954.

 

Les oppositions à la construction européenne

Une fois la construction européenne entamée, les oppositions se sont amplifiées et ont souvent été associées sous le concept vague d’euroscepticisme. Si le terme d’anti-européen n’est plus utilisé (même le Parti communiste se veut « euro-constructif » depuis 1994) et surtout n’est plus revendiqué en France, celui d’eurosceptique (eurosceptic) apparu au Royaume-Uni sous Margaret Thatcher (1925-2013) fait. Le terme est utilisé pour la première fois le 11 novembre 1985 dans un article du Times venant d’une aile du Parti conservateur pour critiquer le projet d’Acte unique européen. Les chercheurs ont tenté alors de différencier un euroscepticisme « hard » et un euroscepticisme « soft » (Szczerbiak, Taggart, 2007). L’euroscepticisme incarne un mécontentement sur tel ou tel domaine (déficit démocratique et manque de transparence, perte ou abandon de souveraineté nationale, politique économique marquée par le néo-libéralisme et l’austérité et enfin des menaces pesant sur l’identité nationale en raison de l’immigration), tandis que l’europhobie exprime la volonté de sortie de l’UE ou de certaines de ses politiques (Bertoncini, Koenig, 2014 ; Chopin, 2015). La terminologie a donc évolué pour tenter de cerner la complexité, la variété des oppositions, des résistances selon les acteurs, les époques, les cultures nationales. Il s’est agi alors à la fois de définir les types d’opposition et de les conceptualiser tout en sachant que les adversaires eux-mêmes pour la plupart d’entre eux ne se définissaient plus comme anti-européens, mais empruntaient des stratégies de contournement terminologique. C’est par le prisme des partis politiques que les premières études ont été menées en science politique et ont abouti à une classification complexe entre les différentes attitudes envers l’UE (Kopecki, Mudde, 2002). En fait, on trouve deux types d’opposition à la construction européenne : une frontale, de principe, c’est le cas de la gauche communiste jusqu’aux années 1970, et une autre qui l’emporte progressivement plus pragmatique qui ne conteste pas le principe mais la manière dont elle s’est réalisée et se réalise encore aujourd’hui. Des études de plus en plus nombreuses s’attachent aux résistances, aux tensions engendrées par les effets de la construction européenne sur les modèles nationaux. Les historiens (Guieu, Le Dréau, 2009 ; Wassenberg, Clavert, Hammon, 2010) qui ont rejoint les politistes dans ces réflexions ont achoppé aussi sur la terminologie à employer. L’euroscepticisme a été largement mobilisé pour caractériser des formes diverses et multiples d’opposition à l’Europe allant du rejet total qui n’est plus revendiqué à une palette de rejets plus ponctuels. Si ce vocable d’anti-européen est rejeté par toutes les formations politiques, il en va de même pour celui de souverainiste. Après avoir connu un vrai succès en France dans des formations de droite dès 1996-1997, le terme a été largement contourné aussi bien par le Mouvement pour la France (MPF) de Philippe de Villiers que par Debout la République (DLR) créé en tant que parti en 2008 par Nicolas Dupont-Aignan.

Pour davantage cerner ce phénomène et se distancier des approches classiques un peu décevantes de l’euroscepticisme, des études francophones de plus en plus nombreuses (Reungoat, 2019) tendent à réinsérer ce phénomène dans une approche des « résistances » à la construction communautaire au sein de configurations nationales.

Lors du référendum de mai 2005 sur le traité établissant une constitution pour l’Europe, ces groupes ont formé le camp des « non » – dont l’ancien Premier ministre socialiste Lionel Jospin avait dénigré la diversité en le qualifiant de « shaker » – avec les forces politiques hostiles ou réservées face à l’Europe. Celles-ci avaient été révélées au grand jour par les médias à l’occasion du débat sur Maastricht, alors qu’elles représentaient des courants existant depuis les débuts du processus communautaire. Éclatées, divisées, réparties surtout à l’extrême gauche et à l’extrême droite du spectre politique, elles se sont toutes, quoique progressivement pour certaines, intégrées au sein du Parlement européen.

 

Une opinion de plus en plus polarisée

C’est à partir de la confrontation des modalités de la construction européenne avec le suffrage universel que le « consensus permissif » (Percheron, 1991), dont bénéficiait la construction européenne depuis le début des années 1950, s’est progressivement érodé. L’euro-conformisme a cédé alors (Dulphy, Manigand, 2004 ; 2006) et s’est transformé en crise de confiance dans l’Union européenne et dans la poursuite du phénomène. Les opinions se sont polarisées et les anti-européens ont formé un segment de ces opinions. Certes, il y avait bien eu des coups d’arrêt et la crise de la Communauté européenne de défense (CED) qui se termine en France en 1954 par le rejet d’une défense commune ne pouvait que l’illustrer. Les sondages de l’époque marquaient déjà une opinion divisée en trois segments équivalents ; les cédistes, le anticédistes et les indifférents pouvant toujours basculer… Auparavant les élites bénéficiaient d’une marge de manœuvre couplée à une certaine indifférence. Or, le référendum sur le traité de Maastricht de septembre 1992, à la faveur de la crise économique, a mis en valeur le basculement des opinions vers un euroscepticisme latent puis profond.

À partir de là, les décideurs ont pris conscience que la construction européenne n’allait pas de soi, et les études ont proliféré sur le fameux « déficit démocratique » dont souffrirait l’UE et sur l’accaparement du processus décisionnel par les élites. Depuis, les relations entre les élites et les opinions n’ont cessé de se dégrader pour conduire aux phénomènes d’indifférence, d’euroscepticisme et d’europhobie et ont alimenté la montée des populismes.

Les « non » français et néerlandais au traité constitutionnel de 2005 puis le « non » irlandais au Traité de Lisbonne en 2008 ont remis totalement en cause le consensus permissif et permis d’élaborer la théorie du « dissensus contraignant » (Hooghe, Marks, 2009) : cela correspond à ce qui était déjà apparu dans la période antérieure, c’est-à dire le caractère de plus en plus clivé des enjeux européens et la plus grande politisation des attitudes et des opinions sur les affaires européennes.

La crise de 2008 a aggravé les choses : selon l’Eurobaromètre 69 de juin 2008 à la veille de la présidence française de l’UE, l’appartenance à l’Europe est « une bonne chose » pour seulement 48 % des Français (soit un reflux de 12 points par rapport à l’approbation exceptionnelle de l’automne 2007, un record depuis 1991) et le pays en a bénéficié pour 49 % (- 9 points). Ces résultats placent la France sous la moyenne de l’UE 27 situés respectivement à 52 et 54 %.

Si l’on élargit à l’ensemble de l’UE, en 2014, la confiance dans l’Union européenne et dans ses institutions n’a jamais été aussi faible : un peu moins d’1/3 seulement des citoyens ont confiance dans l’UE (Eurobaromètre 81, printemps 2014). À l’automne 2014, l’image positive de l’UE ne regroupe que regroupe 39 % des Européens et la confiance qui lui est faite, seulement 37% des Européens ;

La crise systémique dont souffre l’UE et le problème des migrants depuis 2015 n’ont pas redonné beaucoup de lustre à l’image de l’Union. Toutefois, il est intéressant de constater que s’il y a un large consensus pour reconnaître le bien-fondé de l’appartenance à l’UE, les citoyens admettent qu’il vaut mieux faire partie de l’UE que de ne pas en faire partie. À l’automne 2018, trois sur dix d’entre eux seulement pensent que leur pays aurait plus de chance s’il n’en faisait pas partie, mais trois sur dix seulement jugent positives les orientations actuelles de l’UE (Daniel Debomy, 2019).

Les oppositions sont donc passées d’un anti-européisme à des mouvements beaucoup plus complexes qui ont investi les institutions européennes et, bien sûr, le Parlement européen au nom d’une autre Europe et sans prôner la sortie de cette même Europe à l’instar de la Grande-Bretagne. Seul ce pays a jusqu’à aujourd’hui mené à son terme sa sortie de l’UE. Le Brexit (Schnapper, Avril, 2019) même s’il est un cas unique et lié en partie à des causes économiques et politiques britanniques ne peut que poser la question de la sortie d’un grand pays membre et d’une population qui, à une majorité certes courte (51,09 %), a choisi le camp du « Leave » c’est-à-dire de quitter l’UE. Force est donc de constater que les différentes formes d’hostilité à l’Europe viennent en fait d’un temps long oscillant entre un rejet total à un rejet plus atténué et circonstanciel.


Bibliographie

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Boutin C., Dard O., Rouvillois F., dirs, 2019, Dictionnaire des populismes, Paris, Éd. du Cerf.

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Chopin T., 2015, « Euroscepticisme et europhobie l’Europe à l’épreuve des populismes », Questions d’Europe, 375, 14 déc. 2015. Accès : https://www.robert-schuman.eu/fr/doc/questions-d-europe/qe-375-fr.pdf.

Clavert F., Hamman P., Wassenberg B., éds, 2010, Contre l’Europe ? Anti-européisme, euroscepticisme et alter-européisme dans la construction européenne de 1945 à nos jours. (Volume I) : Les concepts, Stuttgart, F. Steiner.

Debomy D., 2019, « Appartenance assumée, adhésion réservée : évolution des opinions publiques sur l’Union européenne de la crise à nos jours », Notre Europe, Institut Jacques Delors, 6 mars 2019. Accès : https://institutdelors.eu/publications/appartenance-assumee-adhesion-reservee-evolution-des-opinions-publiques-sur-lunion-europeenne-de-la-crise-a-nos-jours/.

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Dulphy A., Manigand C., 2006, Les Opinions publiques face à l’Europe communautaire. Entre cultures nationales et horizon européen/ Public Opinion and Europe : national Identities and the European Process, Bruxelles/Bern/Berlin, P. Lang.

Guieu J.-M., Le Dréau C. dirs, 2009, « Anti-européens, eurosceptiques et souverainistes », Cahiers de l’Irice, 4.

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Szczerbiak A., Taggart T., éds, 2008, Opposing Europe? The Comparative Party Politics of Euroscepticism, Oxford/New York, Oxford University Press.

Auteur·e·s

Manigand Christine

Intégration et coopération dans l’espace européen

Citer la notice

Manigand Christine, « Anti-européen » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 02 mars 2020. Dernière modification le 02 mars 2020. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/anti-europeen.

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