Aristote


 

De la politique à la rhétorique

Philosophe grec, né à Stagire, Aristote (384-322 av. J-C) est l’auteur de deux traités majeurs pour la question du public et de l’auditoire : la Rhétorique et la Poétique. Ils traitent, dans le contexte si particulier de la Grèce du IVe siècle avant notre ère, du rôle essentiel de l’auditoire et de la parole publique, devenue le fondement de la société de l’époque, tant au tribunal qu’à l’assemblée politique ou au théâtre. Ses réflexions sur le sujet sont d’une importance capitale pour mesurer l’ampleur du changement de paradigme amorcé dans l’espace public de l’époque, dont nous sommes les héritiers. Ces deux traités sont toujours considérés comme une référence aujourd’hui et seront au cœur de la présente notice.

Buste d’Aristote, salle de lecture de la Bibliothèque Mazarine, Paris. Source : Marie-Lan Nguyen, Wikimedia (CC-BY 2.0 FR).

 

Au Ve siècle, la cité d’Athènes est à son apogée. Un nouveau système politique a vu le jour : la démocratie. Si ce concept est encore loin de sa réalisation actuelle, l’avancée est grande et le bouleversement important. Désormais, le pouvoir est à l’assemblée des citoyens, et la parole publique devient leur principale arme. Le public devient dès lors un concept-clé dans la polis athénienne. C’est donc sans surprise que des intellectuels de l’époque vont avoir à cœur d’étudier la question.

Dans ce contexte, tout homme a la possibilité de défendre sa position et, s’il maîtrise suffisamment bien cet art nouveau, de potentiellement rallier un auditoire à sa cause. Les Sophistes, dont la majorité des écrits ont malheureusement été perdus, avaient bien compris la puissance de l’art oratoire, et furent les premiers à s’y intéresser. Mais un tel pouvoir peut faire peur, et très vite, des voix se sont élevées pour tenter de prévenir le risque de dérive.

 

La rhétorique…

Platon (ca. 428-348 av. J.-C.), maître d’Aristote, est certainement le plus farouche opposant de la rhétorique. Il condamne fermement l’entreprise des Sophistes et dénonce les dangers de cette nouvelle pratique dans le Gorgias et le Phèdre. Mais son disciple prendra une toute autre voie. Mesurant tout l’intérêt que représente ce nouveau mode d’action, il consacre un traité à la technique rhétorique. Datant vraisemblablement de la deuxième moitié du quatrième siècle avant notre ère (Aristote, 2007 ; Aristote, 1931), la Rhétorique est l’un des plus anciens traités du genre à nous être parvenus, avec la Rhétorique à Alexandre, remontant a priori à la même époque et indûment attribuée à Aristote pendant longtemps (Aristote, 2002).

Un vieil homme, représentant Platon, est en discussion avec Aristote, son élève. Ils marchent tout deux en direction du spectateur et sont entourés de nombreux disciples.

Détail de la fresque L’École d’Athènes par Raphaël, Vatican. Source : Wikimedia (Domaine public).

 

Comme le fait remarquer Pierre Chiron (Aristote, 2007), la traduction du titre de ce traité par « rhétorique » ne rend pas réellement toute la complexité du grec technèrhetorikè, « art rhétorique, oratoire », qui renvoie à la notion de technique, d’art au sens ancien du terme. Une fois acquise, maîtrisée par l’orateur, cette technè devient une compétence qu’il peut mettre en œuvre, une dunamis. Ce qu’il y a de fondamental dans la manière dont Aristote envisage cette technique, c’est qu’elle n’implique aucunement le succès de l’entreprise. Aristote définit ainsi la rhétorique comme la « “capacité [dunamis] de discerner dans chaque cas ce qui est potentiellement persuasif (1, 2, 1355 b 26-27)” » (ibid. : 7). Il s’agit donc d’imaginer les moyens susceptibles de persuader, et non d’apprendre à persuader à coup sûr. Pour avoir des chances d’atteindre son objectif, différents éléments doivent être maîtrisés. La prise en compte de l’auditoire que l’orateur a en face de lui fait partie intégrante de la technique oratoire. Il devra prendre soin de sa présentation, des éléments sur lesquels il fondera son intervention, et de susciter les justes émotions. En d’autres termes, il devra utiliser à bon escient les trois preuves (pisteis) rhétoriques : l’ethos, le logos et le pathos. Le public, mais également les circonstances auront leur importance. Ainsi, selon le genre de discours, et le type d’auditoire qu’il aura face à lui, l’orateur ne formulera pas les mêmes arguments. Les genres rhétoriques sont au nombre de trois, dans l’œuvre d’Aristote : le délibératif, le judiciaire, et l’épidictique. Le premier concerne le discours face à l’assemblée des citoyens. Il vise à déterminer quelle sera la meilleure résolution à prendre pour le bien de la cité. Le deuxième est traditionnellement l’intervention face aux juges lors d’un procès. Son objectif sera de convaincre de la décision la plus juste possible eu égard à des faits passés. Enfin, le troisième genre, l’épidictique, est sans doute le plus difficile à cerner. Dans les grandes lignes, la visée de l’orateur est, dans ce type de discours, de rassembler, de renforcer les liens entre les citoyens autour de valeurs communes, essentiellement par l’éloge et le blâme.

La Rhétorique d’Aristote offre un regard théorique sur cette discipline, cherche à rendre compte de la pratique et ne peut se résumer à un manuel d’art oratoire. D’abord parce que la pensée qui s’y est vue cristallisée n’est pas encore fixée : il s’agit encore d’une « réflexion en marche », ni rigide, ni infaillible (ibid. : 10). Ensuite, parce que ces réflexions ne peuvent être totalement dissociées du système de pensée aristotélicien, avec les dimensions logique (pensons aux Analytiques) et éthique (pensons par exemple à l’Éthique à Nicomaque ou à l’Éthique à Eudème) qu’il implique. Si la technique en elle-même est par essence neutre, Aristote semble parfois gêné par les dérives qui pourraient résulter de son application. Les risques que représente le pouvoir de la parole sont d’ailleurs toujours présents aujourd’hui, à travers les notions de propagande et de démagogie. Toujours est-il que la nécessité de la rhétorique dans l’espace public est indubitable pour Aristote : c’est grâce à cet art que des principes politiques peuvent s’établir, que la communion entre citoyens peut se concevoir, que la justice peut dépasser la loi du talion, et que la démocratie peut être envisageable.

 

…et la poétique

Trop souvent négligée, et malheureusement incomplète aujourd’hui (Aristote, 1932), la Poétique d’Aristote présente également un intérêt considérable. Initialement, ce traité abordait différents genres littéraires tels que la fable, l’épopée, la tragédie ou encore la comédie. Malheureusement, seules les sections consacrées à l’épopée et à la tragédie nous sont parvenues. Dans la définition même qu’il propose de la tragédie (Aristote, 1932 : 6, 1449b 24-28), Aristote considère comme essentielle l’émotion, la pitié ou la crainte que suscitera la pièce sur les auditeurs, émotions propres à opérer une « purgation » (catharsis), concept auquel se réfère Aristote dans ce traité (pour une étude détaillée, voir Marx, 2011). Ce genre littéraire, symbole de la démocratie athénienne du Ve siècle, est donc essentiellement envisagé dans son rapport avec le public, et dans l’intérêt qu’il peut représenter pour le bien commun.

Ainsi, le public occupe une place prépondérante dans ces deux traités, et il est essentiel de prendre en considération le contexte politique de l’époque pour mesurer toute leur importance. Car au-delà de la technique, Aristote se fait le témoin d’un impératif de son temps : s’interroger sur cette parole publique, désormais institutionnalisée, et réussir à appréhender ce nouveau mode de prise de décision. Malgré le temps qui nous sépare de ces traités, dans un contexte moderne où la parole publique et la liberté d’expression restent un enjeu majeur, cette thématique et les réflexions d’Aristote sur le sujet sont toujours actuelles.


Bibliographie

Aristote, de Lampsaque A., 2002, Rhétorique à Alexandre, trad. du latin et éd. par P. Chiron, Paris, Éd. Les Belles Lettres.

Aristote, 2007, Rhétorique, trad. du latin et éd. par P. Chiron, Paris, Flammarion.

Aristote, 1932, Rhétorique, livre I, trad. du latin et éd. par M. Dufour, Paris, Éd. Les Belles Lettres.

Aristote, 1938, Rhétorique, livre II, trad. du latin et éd. par M. Dufour, Paris, Éd. Les Belles Lettres.

Aristote, 1973, Rhétorique, livre III, trad. du latin et éd. par M. Dufour, Paris, Éd. Les Belles Lettres.

Aristote, 1932, Poétique, trad. du latin et éd. par J. Hardy, Paris, Éd. Les Belles Lettres.

Marx W., 2011, « La véritable catharsis aristotélicienne », Poétique, 166, pp. 131-154.

Auteur·e·s

Dainville Julie

Groupe de recherche en rhétorique et en argumentation linguistique Université libre de Bruxelles (Belgique)

Citer la notice

Dainville Julie, « Aristote » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 14 septembre 2015. Dernière modification le 28 mars 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/aristote.

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