Bouche à oreille


 

Dans l’index du célèbre Cours de linguistique générale (Saussure, 1916) ne figurent ni le terme bouche ni l’item oreille… Le fameux « circuit de la parole » schématise deux interlocuteurs qui ressemblent à des mannequins de laboratoire (hors situation, sans humeur ni enjeu autre que de communiquer imperturbablement, sans voix, en fait et comme silencieux). Le « bas » du corps manque aussi à ces statues communicantes, à ces têtes d’automates. A et B – largement déshumanisés donc – sont significativement reliés par des traits en pointillés qui passent par la bouche et par l’oreille et continuent mécaniquement, dirait-on, leur circuit. Supposons qu’un concept donné déclenche dans le cerveau une image acoustique correspondante : c’est un phénomène entièrement psychique, suivi à son tour d’un procès physiologique : le cerveau transmet aux organes de la phonation une impulsion corrélative à l’image ; puis les ondes sonores se propagent de la bouche de A à l’oreille de B ; procès purement physique. Ensuite, le circuit se prolonge en B dans un ordre inverse : de l’oreille au cerveau […] » (ibid. : 27-28).

Le « circuit de la parole » selon F. de Saussure, fondateur de la linguistique moderne (1916). Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1968 [1916], p. 27.

Ce phonocentrisme in abstracto fait violence à la réalité anthropologique des échanges langagiers in vivo. Il convient donc de se référer à d’autres modèles pour entendre la séquence bouche à oreille qui entre dans la composition de deux expressions certes très voisines, mais qui mettent l’accent sur deux réalités très différentes. L’expression de bouche à oreille attire l’attention sur un mode de transmission de l’information (à la croisée de la corporalité et de l’oralité), alors que l’expression le bouche à oreille désigne, elle, plus tardivement, la circulation orale des messages dans les espaces publics modernes.

 

Oralité – Auralité

La communication de bouche à oreille, ce fut d’abord bien sûr la modalité exclusive puis dominante des cultures orales, culture de la parole et mieux encore de la voix et de l’écoute. Ces échanges langagiers (où le geste joue son rôle) supposent des interactions interpersonnelles directes, in praesentia. C’est ainsi que, par exemple, s’effectue la transmission des genres oraux seconds (contes, légendes, devinettes, mythes, chansons, etc.), le plus souvent dans des situations publiques ou plus exactement des configurations socio-discursives qui font public. C’est le cas bien attesté du contage coutumier, et autres institutions sociales de transfert de la mémoire parlée : « On se réunissait dans une grange, le soir, entre voisins […]. Les hommes maniaient le maillet, la broie ou le bâton ; les enfants leur passaient les poignées de lin prêtes à être broyées ; les femmes s’occupaient à filer la filasse, pour en tirer du fil. Et chacun disait son conte, tout en travaillant » (Belmont, 2006).

Cette transmission, dite selon la formule consacrée, de bouche à oreille, est ainsi réservée à des performances langagières qui engagent des modes de production et de réception particuliers, différents de l’échange verbal ordinaire (la conversation, la discussion, le bavardage, le dialogue, etc.). Ils supposent une mémoire orale/aurale collective et à la fois présupposent et configurent en quelque façon des cosmologies partagées et plus généralement des liens socio-symboliques. À tel point que, comme l’ont montré les sémioticiens de la culture folklorique, ce type d’oralité narrative réside, certes dans le choix et la voix d’un interprète, mais non moins dans l’écho qu’il éveille parmi ses auditeurs. C’est souligner combien la publicisation de bouche à oreille d’une œuvre verbale, « si elle n’est pas aussitôt reçue, captée par des oreilles attentives et sauvée du silence qui la guette dès le premier jour », est vouée à l’oubli, en somme « mort-née de la bouche qui l’enfante » (Detienne, 1981 : 84). Ainsi, pour prendre place dans la tradition orale une œuvre de parole doit-elle être entendue, plus exactement acceptée par l’auditoire qui exerce peu ou prou une « censure préventive », selon la perspicace formule de Roman Jakobson et Petr Bogatyrev (1929 : 60) : « L’existence d’une œuvre folklorique ne commence qu’après son acceptation par une communauté déterminée, et il n’en existe que ce que la communauté s’est approprié ».

 

Ouïr-dire

Lorsque les messages circulent de bouche à oreille, ils tendent aussi de facto à échapper à la connaissance et, si besoin, au contrôle des autres. Ce bouche à oreille devient alors synonyme de confidence voire de secret (on peut et parfois on doit garder pour soi et comme en soi l’information).

La forme prototypique de cet échange oral cryptique et par corps (qui fascine les sociétés à écriture et répugne à l’espace public démocratique) serait peut-être le mythe des Sirènes. Seul Ulysse peut espérer entendre le chant initiatique : les marins à portée de voix ont les oreilles bouchées avec de la cire à la douceur de miel et le lecteur sous le charme de la poésie homérique n’aura pas accès à ces paroles inouïes.

« Viens écouter nos voix […], viens ouïr les doux airs qui sortent de nos lèvres […]. Nous savons tout ce que voit passer la terre nourricière. Elles chantaient ainsi et leurs voix admirables me remplissaient le cœur du désir d’écouter […]. Nous passons et bientôt on n’entend plus les cris ni les chants des Sirènes […]. L’île enfin disparaît » (Homère, Odyssée, XII).

Ainsi se constitue une sphère privée voire secrète et initiatique, fût-ce dans l’espace ouvert d’une communauté de destin. Dans les cultures de l’écrit, ce bouche à oreille conservera cette aura de secret des corps voire de sacralité des âmes. La Bible témoigne constamment de ce régime d’oralité de la culture sacrée : « O Dieu ! écoute ma prière, Prête l’oreille aux paroles de ma bouche ! » (Psaumes, 54.2).

Il est d’autres lieux bien sûr pour ce secret/sacré du for intime, le confessionnal par exemple comme lieu de la pénombre peccamineuse du bouche à oreille religieux, le cabinet du psychanalyste et son divan pour la libre et intime parole de l’analysé et l’écoute silencieuse de l’analysant. Il est d’autres voix qui vont de bouche à oreille et précèdent ou submergent la parole comme l’expérience première de la voix maternelle dans l’oreille intime de l’in-fans ou l’expérience privative de la bouche de l’amoureux à l’oreille de l’amoureuse. Mais il existe non moins un bouche à oreille qui institue et officialise une parole échangée au vu et au su de l’auditoire. C’est la parole publique – à haute et intelligible voix – que doivent légalement échanger en mairie devant témoins oculaires/auraculaires les futurs époux lors de la cérémonie de mariage ; c’est le serment à la fois performatif et réglementaire que le témoin ou le prévenu doit prononcer devant le tribunal, debout, la main droite levée : « Je jure de dire… ». C’est enfin, sur un mode rhétorique et imagé, la constitution d’un auditoire qui écoute de toutes ses oreilles et serait comme enchaîné à une parole oratoire d’une telle puissance qu’elle asservit son public, servitude volontaire ou pas (Tory, 1529).

« L’Hercule françois dessine les liens que l’orateur et le charme de son langage dessinent sur son auditoire, tout oreille » (1529). Geofroy Tory, Champfleury. Art et Science de la Vraie Proportion des Lettres, Paris, Bibliothèque de l’Image, 1998, non paginé [Paris, 1529].

 

Un discours sans maître

On comprend pourquoi en régime scriptural dominant – le nôtre –, un imaginaire et une politique de la communication ne peuvent qu’avoir un rapport ambigu avec le corps de la voix et la passivité de l’oreille, mélange de fascination et de répulsion (Detienne, 1981 ; Ploux, 2003). Le paradoxe ou l’ambivalence de la transmission par le bouche à oreille est de participer à la circulation de bruits et de rumeurs qui ipso facto dessinent une sphère publique anonyme plus ou moins labile et provisoire, dangereuse ou simplement anecdotique. Cette privatisation de l’échange communicationnel tend en effet à contester de fait la légitimité du monopole de la circulation écrite des échanges et de son contrôle multi-institutionnel. C’est dès lors fort idéo/logiquement que le bouche à oreille est volontiers disqualifié en « rumeur », « bobard », « médisance », « potin », « on-dit », « racontar », « ragot », « qu’en-dira-t-on », avec toute la condescendance scripturale qui se démarque de ce bouche à oreille posé comme constitutif de la pure tradition orale, entre archaïsme culturel et folklore pittoresque. Toutefois, cette vox populi qui passe, circule, se chuchote, se colporte, se propage dans l’espace public peut à l’occasion se parer des prestiges de la « renommée », qui elle aussi court ou vole selon la dynamique même du bouche à oreille. Y compris sur le marché de la consommation des biens matériels ou culturels où le bouche à oreille peut faire ou défaire la renommée d’une marque, la réputation d’un spectacle, l’autorité d’un expert, le crédit d’un ami, etc. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit du pouvoir de la parole sans maître, séduction redoutée, admirée ou marginalisée d’une oralité anonyme et anarchique du point de vue de la responsabilité publique des discours (l’écrit et ses spécialistes chérissent les sources attestées, les références certifiées, les attributions documentées, les procès-verbaux, les imprimatur et autres copyright).

Ce n’est donc pas vraiment un hasard si l’expression le bouche à oreille n’est attestée à l’écrit que très tard ; mais il est significatif que la première occurrence soit, semble-t-il, dans un roman de Balzac, Une ténébreuse affaire (1846), en son chapitre premier intitulé « Les chagrins de la police »… C’est dire combien la prise de conscience (lexicale) de la singularité d’un mode historique de communication (de bouche à oreille) et d’un régime de socialisation langagière (le bouche à oreille) doit, d’une part, à la montée en légitimité de la culture de l’écrit et à l’empire moderne de l’imprimé, d’autre part, à la construction d’un espace public régulé ou contrôlé et à la constitution d’une socialité d’intercommunication responsable jusque dans ses propos privés.


Bibliographie

Belmont N., 2006, « Postface », De bouche à oreille. Anthologie de contes populaires français, établie par G. Massignon, Paris, J. Corti.

Detienne M., 1981, « Par la bouche et par l’oreille », pp. 50-86, in : Detienne M., L’Invention de la mythologie, Paris, Gallimard.

Homère, « Le chant des Sirènes » XII, pp. 165-200, in : Odyssée, trad. du grec par J. Bérard, Paris, Le Livre de poche, 1960.

Jakobson R., Bogatyrev P., 1929, « Le folklore, forme spécifique de la création », pp. 59-72, in : Jakobson R., Questions de poétique, Paris, Éd. Le Seuil, 1973.

Ploux F., 2003, De bouche à oreille. Naissance et propagation des rumeurs dans la France du XIXe siècle, Paris, Aubier.

Saussure F. de, 1916, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1968.

Tory G, 1529, Champfleury. Art et Science de la vraie proportion des Lettres, Premier Livre, feuillet III (réédition Paris, Bibliothèque de l’Image, 1998).

Auteur·e·s

Privat Jean-Marie

Centre de recherche sur les médiations Université de Lorraine

Citer la notice

Privat Jean-Marie, « Bouche à oreille » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 19 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/bouche-a-oreille.

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