Brecht (Bertolt)


Rendre le spectateur actif au théâtre et ailleurs

 

Aborder l’œuvre dramatique de Bertolt Brecht (1898-1956) sous l’angle du public, c’est pointer le cœur même de son projet de réforme du théâtre que le fameux effet de « distanciation » (Verfremdungseffekt) auquel on l’associe volontiers ne restitue que très partiellement. Ce dernier en effet n’apparaît qu’en 1938 alors que B. Brecht, en exil au Danemark depuis 1933, et privé de scène comme de public, réfléchit à ce que pourrait être une écriture dramatique définitivement débarrassée des bases de l’illusion, de l’identification et de l’hypnose, sources de tant de ravages dans le quotidien national-socialiste. Ce faisant, il réactive une proposition développée depuis ses débuts, mais systématisée, à la fin des années 1920, dans le théâtre épique, puis didactique, la volonté en effet, dans la double mission assignée à la poésie depuis Horace (65 av. J.-C.-8 av. J.-C.), d’arrimer le divertissement (delectare) à l’enseignement (prodesse), autrement dit de faire de l’apprentissage et du savoir une source de plaisir et de divertissement.

 

 

Lecteur de Friedrich Nietzsche (1844-1900) depuis au moins 1916, B. Brecht ne plaide pas seulement pour un gai savoir à la scène mais il revendique, comme le philosophe de La Généalogie de la morale (1887), une réévaluation constante des habitudes et des attentes du public, la mise à nu des constructions humaines et de leur caractère historique. La réforme du théâtre passe forcément chez lui par le spectateur dont l’attitude doit être modifiée, la proposition valant pour toutes les étapes de la création :

« Il faut transformer intégralement le théâtre, donc pas seulement le texte, ou le comédien, ou même l’ensemble du spectacle scénique. Il faut y inclure aussi le spectateur dont l’attitude doit être modifiée » (Brecht, 1957 : 408)

Déjouer les attentes du spectateur, c’est l’étonner par une représentation inhabituelle, étrange qui éveille sa curiosité, attise son sens de l’observation, son goût de l’enquête et de la réflexion critique, et le mette ainsi debout intérieurement. Le programme est engagé dès les premières pièces, il prend des inflexions nouvelles après 1926 et la lecture du Capital de Karl Marx (1818-1883), il se transforme ensuite durant l’exil de 1933 à 1947, il est confronté enfin au cadre prescriptif du réalisme socialiste durant les dernières années (1949-1956) en République démocratique allemande (RDA). Mais l’idée centrale reste la même : lier le regard et l’écoute à la connaissance, reconnecter la perception au savoir et, selon différentes stratégies développées en fonction du contexte, rendre le spectateur actif au théâtre comme dans la réalité.

Bertolt Brecht au spectacle

B. Brecht développe son activité théâtrale au sortir de la Première Guerre mondiale comme critique dramatique pour deux journaux d’Augsbourg, sa ville natale, et cette expérience de spectateur spécialisé contribue pour beaucoup à son effervescence créatrice dans ces années. Certes, il a alors déjà à son compte deux essais dramatiques, La Bible (Die Bibel, 1913), et une ébauche d’Oratorio (Entwurf eines Oratoriums, 1916-1917), mais ses premières grandes pièces naissent dans cette période : les cinq pièces en un acte dont La Noce en 1919, et celles, plus amples et qui le font connaître du public en Allemagne, Baal (1918, 1919, 1922), Tambours dans la nuit (1922) et Dans la jungle (1923), puis Dans la jungle des villes (1927) ainsi que de multiples fragments dramatiques dont Galgei, l’ancêtre de Homme pour Homme(1926).

Correspondant, entre mars 1918 et janvier 1921, des Dernières nouvelles d’Augsbourg (Augsburger Neueste Nachrichten) et de La Volonté populaire (Der Volkswille), B. Brecht fréquente les théâtres de la ville, le théâtre municipal (Stadttheater) et le Métropole (Metropoltheater am Schießgraben). Le premier propose, aux côtés des opéras, une programmation sans surprise fondée sur un répertoire traditionnel, propre à attirer un large public et assurer les entrées, le second est essentiellement dévolu aux spectacles de cabaret et aux pièces populaires.

Dans ces deux théâtres, B. Brecht est un spectateur actif et critique, turbulent parfois, bruyant même : rien de ce qui vient de la scène ne le laisse indifférent. En ce sens, il est à l’opposé du public nouveau voulu par Richard Wagner (1813-1883) dès l’inauguration du Le palais des festivals (Festspielhaus) à Bayreuth en 1876 : plongé dans le noir, contraint au silence, ce dernier doit en effet focaliser désormais toute son attention sur la scène et la représentation, formant ainsi dans l’activité spectaculaire une communauté avec le public assemblé. B. Brecht, au contraire, bouge, réagit, gêne ses voisins et le spectacle, le public d’Augsbourg se plaint régulièrement de ce spectateur indiscipliné, le théâtre municipal lui refuse même plusieurs fois l’entrée, le Volkswille menaçant alors d’un article dans ses colonnes sur cette censure appliquée à l’un de ses auteurs. Autrement dit, B. Brecht porte la contradiction dans le public, une attitude à son sens productive qu’il revendique jusque dans les dernières années en RDA malgré toutes les limitations imposées alors par le régime.

Si B. Brecht jeune critique dénonce le faible niveau des prestations, s’il s’emporte, avec la fougue de la jeunesse, contre l’incurie des théâtres dans la programmation comme dans la représentation, s’il observe en jeune auteur les pièces, leur fable, caractères, dialogues et engage ainsi une relation critique avec ses aînés, il souligne surtout le hiatus entre l’offre des théâtres et la structure sociale et économique du nouveau public après la guerre, composé non plus de bourgeois cultivés, mais de nouveaux riches et autres profiteurs de guerre. L’inadéquation des théâtres à la réalité de leur temps est à la mesure de l’inactualité des attentes propres à ce nouveau public : constamment actif dans ses affaires quotidiennes selon les règles propres à l’économie, de calcul, profit, recherche des opportunités les meilleures, celui-ci adopte en effet au théâtre une attitude passive d’identification à des héros venus d’un temps désormais révolu, il se laisse bercer dans l’illusion, l’idéalisme, le pathétique alors qu’au cabaret, au spectacle de variétés, ou plus généralement devant un spectacle divertissant, il garde son libre-arbitre, ne disparaît pas dans l’action et le personnage qui la porte, il observe, juge, critique.

La recherche de B. Brecht, dès les premières grandes pièces écrites dans cette période, s’emploie à surmonter ce fossé, entre le spectateur des théâtres et l’acteur qu’il est dans le monde. Pour ce faire, la stratégie est simple : développer l’étrangeté, l’insolite, non dans les objets, mais par le traitement inédit de sujets et de formes connus.

 

Bertolt Brecht, bon public

B. Brecht n’est pas seulement un spectateur critique, il est aussi et avant tout un passionné de théâtre et « bon public ». Sa vie durant, il reste, au spectacle, en éveil, actif et critique, les témoignages des répétitions de ses pièces l’attestent : assis dans la salle ou debout sur scène, le cigare aux lèvres, il observe tout, réagit, commente, il explique, montre les gestes aux comédiens, explique. Il rit surtout de bon cœur quand le spectacle est bon, car l’humour est partie intégrante de sa culture, nourrie aux multiples formes de théâtre populaire si actif dans le Sud de l’Allemagne : les formes de la foire, du cabaret sont des composantes essentielles de son expérience de spectateur, son grand maître dans les premières années est, aux côtés de Frank Wedekind (1864-1918), le « clown métaphysique » Karl Valentin (1882-1948). Né à Augsbourg, à 60 kilomètres de Munich, B. Brecht a de surcroît en partage un double héritage confessionnel, catholique et protestant, et théâtral d’une culture « haute » et populaire à la fois, l’articulation du rire et du savoir, du divertissement et de l’enseignement dans son œuvre est partie prenante de ce legs. Elle lui vient aussi de ses lectures de F. Nietzsche, la revendication d’une posture violemment polémique et méchante, associée à une réévaluation constamment joyeuse des habitudes et des attentes. Cette dimension de l’humour et du rire, non de complaisance mais de remise en question temporaire de l’ordre du monde, forme une trame essentielle de son œuvre, elle est partie prenante de l’attitude scientifique au monde qu’il recherche.

 

Le spectateur-auditeur

B. Brecht spectateur, est toujours un auditeur, l’écoute est dans sa création partie prenante du regard, la musique une composante essentielle de ce que la scène donne à entendre à la salle. Cette musique réside tout d’abord dans la langue, car B. Brecht auteur dramatique (Silhouette et Valentin, 2012), est en même temps un poète, les deux genres ne formant pas chez lui deux domaines de création distincts. La proposition ne vaut pas seulement pour les textes des multiples chansons, chorals ou songs qui traversent ses pièces, elle se vérifie plus largement dans la langue parlée par les personnages et son apparente simplicité, ce mélange de registres, populaire et érudit, quotidien et poétique, empruntant à la Bible aussi bien qu’aux classiques. La poésie, sensible au détour d’une expression, d’une phrase, participe de l’effet d’étrangeté recherché, elle fait entendre au spectateur une langue proche et en même temps autre, elle contribue à le déplacer intérieurement.

La musique est également partie prenante de ce programme, elle permet une observation nouvelle de la fable et de la scène dans son ensemble par la mise à distance qu’elle réalise, le commentaire, la parodie qu’elle engage. Présente dès les débuts, elle devient, à la fin des années 1920, une composante du théâtre épique dans les deux grandes formes opératiques, réalisées avec Kurt Weill (1900-1950), de L’Opéra de quat’sous (1928) et Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (1930). Les songs pris en charge par les personnages, l’orchestre installé sur le plateau – et non plus plongé dans la fosse « l’abîme mystique » comme à Bayreuth –, alternent à leur tour les registres de la musique populaire, liturgique, classique, contemporaine (le jazz), mettant côte à côte l’harmonium et le banjo, la guitare et les cordes. La musique garantit l’interruption du flux dramatique et ses corollaires, l’illusion, l’identification, elle met en balance le spectacle, entre en dialogue critique avec lui. En ce sens, elle participe de cette importance accordée à l’écoute pour la réévaluation du seul regard dont elle garantit le mouvement contre la plongée dans la représentation. Le spectacle chez B. Brecht s’écoute et se voit parler et agir, il engage ainsi un dialogue avec lui-même, activant constamment la fonction de commentaire critique sur ses propres modes de production. Le spectateur-auditeur peut ainsi à son tour procéder à une réévaluation de ses modes de perception et leur lien à sa connaissance des relations entre les hommes dans le monde qui l’entoure. La collaboration avec les compositeurs (Kurt Weill, Hanns Eisler [1898-1962], Paul Hindemith [1895-1963], Paul Dessau [1894-1979] notamment) est donc au fondement de la réforme du théâtre.

B. Brecht et H. Eisler,1950. Source : Wikimédia, German Federal Archive (CC-BY-SA 3.0)

B. Brecht et H. Eisler,1950. Source : Wikimédia, German Federal Archive (CC-BY-SA 3.0).

 

Le spectateur de l’ère scientifique. Le théâtre épique, la pièce didactique

L’installation définitive à Berlin en 1924 entraîne une inflexion de l’écriture dramatique en fonction de deux expériences majeures : la découverte de la grande ville et de la masse d’une part, et la lecture du Capital en 1926 d’autre part. Face aux 4 millions d’habitants que compte la métropole alors, le nouveau public de théâtre est d’abord envisagé à la façon de celui qui se presse dans les vélodromes ou autour des rings de boxe, un public sportif, combatif, parieur, mais la recherche d’un nouveau théâtre reste encore indécise sur les outils d’interprétation du monde même si la sociologie semble un temps constituer un levier possible. La réflexion dévie nettement avec la lecture du Capital en 1926, B. Brecht déclarera même avoir alors compris ses pièces. Cette découverte apporte un cadre et des outils d’interprétation ainsi qu’un vocabulaire nouveau permettant de systématiser les recherches réalisées ou en cours, elle donne surtout, au-delà du spectacle, un horizon politique construit.

Le théâtre de l’ère scientifique que B. Brecht dit rechercher dans cette période doit traiter les sujets nouveaux (le pétrole, l’inflation, la guerre, etc.) dans des formes à même de transformer le public à son tour en observateur scientifique et critique de ces dernières. Après Homme pour Homme en 1926 et le démontage radical de l’individu, B. Brecht développe avec ses deux opéras L’Opéra de quat’sous (1928) et Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (1930) ce qu’il appelle désormais le théâtre épique où la fonction de commentaire critique de la scène avec ses modes de production de la représentation et, partant, avec la salle est constamment activée : le déroulement de la fable se voit ainsi constamment interrompu par la narration, l’idée étant de déjouer l’incarnation et ainsi de faire du spectateur un observateur critique et actif. En éveillant « son activité intellectuelle » et en lui communiquant des connaissances, en le plaçant face à l’action et non plus en le plongeant dans celle-ci, la scène « l’oblige à des décisions » :

« Le spectateur du théâtre dramatique dit : Oui, cela, je l’ai éprouvé, moi aussi – C’est ainsi que je suis. – C’est chose bien naturelle. – Il en sera toujours ainsi. – La douleur de cet être me bouleverse parce qu’il n’y a pas d’issue pour lui. – C’est là du grand art : tout se comprend tout seul. – Je pleure avec celui qui pleure, je ris avec celui qui rit.
Le spectateur du théâtre épique dit : Je n’aurais jamais imaginé une chose pareille. – On n’a pas le droit d’agir ainsi. – Voilà qui est insolite, c’est à n’en pas croire ses yeux. – Il faut que cela cesse. – La douleur de cet être me bouleverse parce qu’il y aurait tout de même une issue pour lui. – C’est là du grand art : rien ne se comprend tout seul. – Je ris de celui qui pleure, je pleure sur celui qui rit. » (Brecht, 1957 :  216)

On a souvent dit que le théâtre épique s’adressait uniquement à la raison du spectateur, la proposition rapprochant pour beaucoup Brecht du donneur de leçons ou du maître d’école. C’est oublier qu’il y a selon lui un véritable plaisir pris à la découverte, à l’enquête et à l’observation critique, bref un gai savoir fondamental qu’il applique au spectateur dans sa relation à la scène. Certes, le public pourra être frustré de « ne pouvoir vivre ce que vivent les personnages » (Brecht, 1927), et même se trouver rebuté par un théâtre qui s’adresse « moins à [son] affectivité qu’à sa raison », mais il n’y a pas abandon du sentiment dans ce théâtre pas plus qu’il n’est absent de la science. Plus avant, il y a chez B. Brecht la conviction d’un plaisir pris par le spectateur à l’entraînement de ces deux sens de la perception que sont le regard et l’ouïe, à la réévaluation dialectique de leurs modes de fonctionnement : « l’incessante confrontation entre l’événement scénique qui est montré et le comportement de scène qui le montre » (Benjamin, 1932 : 31) favorise leur mise en mouvement, entre distance et proximité, surface et profondeur, et l’interrogation portée sur le réel représenté.

« L’action pédagogique » que la scène commence à exercer (« Le théâtre didactique » in « Théâtre récréatif ou théâtre didactique ? », p. 216) se déploie dans des formes où le système « acteur – spectateur » est supprimé au profit « d’acteurs qui sont en même temps des apprenants » (« La grande et la petite pédagogie », vers 1930, p. 235). Développées entre 1929 et 1934, les pièces didactiques ou Lehrstücke sont en même temps des pièces pour apprendre (learning plays), elles se déplacent en dehors de l’institution théâtrale et peuvent associer les amateurs à l’exercice théâtral, chacun devenant ainsi à la fois acteur et spectateur :

« La pièce didactique enseigne parce qu’elle est jouée, non parce qu’elle est vue. En son principe, la pièce didactique n’a pas besoin de spectateur, mais elle peut tirer parti de lui. Ce qui est à la base de la pièce didactique, c’est l’espoir que celui qui joue peut être socialement influencé par l’exécution de types d’actes bien précis, l’adoption d’attitudes bien précises, la restitution de discours bien précis, etc. L’imitation de modèles hautement qualifiés y joue un grand rôle, de même la critique que l’on exerce sur ces modèles par un jeu délibérément différent. » (Brecht, 1957 : 240)

Après le succès sans précédent de L’Opéra de quat’sous en 1928 au théâtre du Schiffbauerdamm, B. Brecht, constatant la capacité de l’institution de digérer même les critiques les plus radicales à son encontre, décide avec ces formes produites en dehors de ses murs d’accentuer plus encore la dimension pédagogique. Par sa forme mobile, relativement simple et facile à monter, la pièce didactique permet d’aller vers le nouveau public des quartiers ouvriers et des chœurs amateurs. L’entraînement par le théâtre aux grandes questions qui se posent à l’individu dans le collectif organisé, même dans la forme extrême de La Décision (1930), vise simultanément à contrecarrer l’influence des troupes d’agit-prop du Parti communiste, leur discours univoque, leur théâtre militant.

 

Le public absent

Durant la longue période de l’exil entre 1933 et 1947, du Danemark aux États-Unis en passant par la Suède et la Finlande, B. Brecht est presque entièrement privé de la scène et de public. Certaines de ses pièces sont encore représentées, à Paris, Copenhague, Zurich, New York, mais le public allemand ne retrouve son théâtre qu’en 1945 avec L’Opéra de quat’sous à Berlin, et lui-même doit attendre février 1948 et la création à Coire en Suisse de L’Antigone de Sophocle dans son adaptation et la mise en scène de Caspar Neher (1897-1962) pour retrouver la scène avec Helene Weigel (1900-1971) dans le rôle-titre. En même temps, l’exil a été une période d’écriture intense, les grandes pièces naissent durant ces années, Mère Courage et ses enfants, La Bonne Âme du Se-Tchouan, Maître Puntila et son valet Matti, L’Ascension d’Arturo Ui, Le Brave Soldat Schweyk, Le Cercle de Craie caucasien, La Vie de Galilée, le grand chantier théorico-pratique de L’Achat du cuivre voit également le jour ainsi que le Journal de guerre, d’innombrables poèmes, lettres, fragments, etc. Malgré les difficultés et les épreuves traversées, l’angoisse et l’incertitude quotidiennes, B. Brecht déploie une activité intense vers ce public absent, pour les temps présents et futurs, un théâtre de résistance au national-socialisme, un théâtre de reconstruction après l’effondrement de ce dernier.

Il développe et infléchit sa réflexion plus encore, la théâtralisation du quotidien à laquelle procède le national-socialisme l’obligeant à nouveau à se ressaisir plus fermement encore de cette question de l’effet sur le spectateur. L’hypnose exercée par le national-socialisme sur la population, l’illusion dans laquelle elle le plonge, l’identification à la figure du Führer, la grande forme comme mode de représentation dans l’histoire, la reviviscence du pathos, l’amènent à reprendre plus intensément la réflexion sur les catégories dramatiques fondamentales, de la fable, de l’action, de l’identification, et de l’effet recherché sur le spectateur. Aristote est alors son grand interlocuteur, le théâtre d’épique devient dialectique, puis non aristotélicien, et, comme le montre L’Achat du cuivre, le philosophe prend progressivement place aux côtés du scientifique comme figuration concrète et active de l’attitude recherchée du public à la scène et ses modes de représentation. Mais surtout B. Brecht reprend à nouveau la question de l’identification et de l’effet sur le spectateur, la catharsis donc et son double effet sur le spectateur, de pitié et de crainte. Il se demande quelle nouvelle base trouver pour la jouissance artistique si l’on renonce à l’identification, et énonce comme premières propositions la soif de connaissance et la volonté d’aider en lieu et place de la crainte et la pitié, autrement dit la curiosité propre au savoir et l’engagement solidaire dans le collectif (Brecht, 1957 : 325). Le spectateur qu’il recherche doit être à la mesure du théâtre qu’il s’emploie à élaborer, il adopte devant le spectacle « une attitude critique, voire de contradiction (ibid. : 264).

L’effet de distanciation est formalisé dans cette période, ou plutôt l’effet d’étrangéisation (Verfremdungseffekt, V-Effekt), emprunté au formaliste russe Victor Chklovski (1893-1984) et son principe de la défamiliarisation (ostranénie), développé dans son texte de 1917 « l’art comme procédé ». Le V-Effekt participe tout d’abord du déploiement, dans ces années, du chantier théorico-pratique qu’est L’Achat du cuivre et d’une langue permettant dans le dialogue d’un philosophe avec les acteurs du théâtre comme art et comme institution l’élaboration d’une esthétique en actes. Formé au marxisme par Karl Korsch (1886-1961) à la fin des années 1920, B. Brecht développe son principe d’une « action de l’esprit » (geistige Aktion) dans la langue, les glissements lexicaux, les images et jeux de mots signifiants  auxquels il procède doivent contribuer également à la transformation de la société : l’ancienne évidence de la scène (Selbstverständlichkeit) doit ainsi faire place à la recherche de sa compréhension (Verständlichkeit), le divertissement (Unterhaltung) recule devant la structure de soutien apportée par la science (Unterhalt). De la même façon, le V-Effekt, en étrangéisant, autrement dit en enroulant le réel dans l’étrange permet de mettre le spectateur face à ses propres aliénations, à ce qui le rend étranger à lui-même et, partant, de le désaliéner. La recherche d’élaboration d’une esthétique active participe en même temps de cette lutte menée sans répit contre le national-socialisme et son dévoiement du théâtre à des fins idéologiques.

Devenu malgré lui spectateur d’une Allemagne nationale-socialiste qu’il observe à distance, B. Brecht cherche donc lors de ces quatorze années d’exil à rester acteur par l’écriture, une écriture de résistance et tendue en même temps vers l’après, la reconstruction de l’Allemagne après la dictature nationale-socialiste.

 

Le spectateur en RDA

Après une arrivée à Paris en 1947, B. Brecht choisit tout d’abord comme lieu d’implantation et de reprise de son activité théâtrale la Suisse et le Schauspielhaus de Zurich où Mère Courage et ses enfants avait été représentée en 1941, puis La Bonne Âme du Se-Tchouan et Galileo Galilei en 1943. La création, le 15 février 1948, de son adaptation de L’Antigone de Sophocle, marque pour lui comme pour H. Weigel le retour sur la scène après quatorze ans de privation. À Zurich, B. Brecht renoue avec le monde du théâtre allemand exilé, il se trouve en même temps à une distance suffisante pour observer l’Allemagne et les récentes évolutions. À Berlin, Wolfgang Langhoff (1901-1966), alors directeur du Deutsches Theater situé à l’est de la ville, en zone d’occupation soviétique, l’invite à plusieurs reprises à le rejoindre, mais B. Brecht attend l’automne 1948 pour une première visite. Le 1er avril 1949, le comité central lui donne ainsi qu’à H. Weigel l’autorisation de constituer une troupe (le Berliner Ensemble) au sein du Deutsches Theater (Hecht, 1997 : 863), mais B. Brecht fait à la même époque des démarches pour obtenir la nationalité autrichienne qui lui est accordée officiellement le 12 avril 1950. L’installation définitive en 1949 dans une RDA en construction est donc tout sauf évidente.

Les théâtres sont à la mesure du pays tout entier, ravagés aussi bien physiquement que moralement. Le programme de « rééducation culturelle » (Umbildungstheater) que B. Brecht développe dans ces années s’emploie à une véritable réforme des esprits au-delà de la politique de dénazification menée par les Alliés. Il se déploie dans de multiples adaptations des classiques visant à contrecarrer le dévoiement de ces derniers sous la dictature. Plus largement, B. Brecht s’emploie de nouveau à réformer le théâtre, de la scène à la salle, le national-socialisme ayant contribué à la restauration de l’identification, de l’illusion, de l’héroïsme et du pathos.

La marge de manœuvre est étroite, le nouveau gouvernement en RDA établissant au 3e congrès du parti en 1950 un cadre prescriptif pour l’art et la culture, inspiré des principes du réalisme socialiste énoncés en 1934 par Maxime Gorki (1868-1936), Andreï Jdanov (1896-1948) et Karl Radek (1885-1939), autrement dit la représentation de héros positifs, indicateurs d’une histoire en marche vers sa réalisation. Les propositions brechtiennes vont à l’encontre exactement de cette conception, et dès mars 1951, le comité central du Sozialistische Einheitspartei Deutschlands (SED) qualifie La Mère et La Condamnation de Lucullus d’œuvres formalistes et écarte plus largement ses pièces de théâtre des manuels scolaires tout en lui remettant des prix prestigieux et en lui confiant en 1953 le théâtre du Schiffbauerdamm pour la troupe du Berliner Ensemble. La recherche que B. Brecht évoque dans ses écrits d’une contradiction à porter dans le public, plus encore le désir d’un « théâtre pour la production scientifique de scandales » selon les propos rapportés par Heiner Müller (1992 : 123) se déploient dans l’espace étroit d’une liberté de plus en plus surveillée jusqu’à sa mort prématurée en 1956.

Le spectateur chez B. Brecht est, dans l’ordre du spectacle, en voie de transformation et de libération, il devient acteur dans l’histoire : tour à tour observateur scientifique, commentateur et critique, il participe à la construction de la représentation et, par le mouvement qu’il réalise, ce pas de côté et cette distance prises avec cette dernière, à la recherche des constructions derrière le réel représenté, il se ressaisit de lui-même, de son regard, de sa perception comme de ses connaissances et donc de son rapport au monde. Au lieu de succomber à la drogue, à l’illusion théâtrale, malade « d’un regard subjugué par les ombres » (Rancière, 2008 : 9), il devient ainsi, dans le temps et l’espace de la représentation, acteur de sa propre désintoxication, de sa désaliénation. Le théâtre est en ce sens source de plaisir et de divertissement en même temps qu’il se trouve investi comme lieu de connaissance et de transformation active de soi et du monde.


Bibliographie

Benjamin W., 1932, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? », pp. 18-34, inEssais sur Brecht, trad. de l’allemand par P. Ivernel, Paris, Éd. La Fabrique, 2003.

Brecht, 1927, « Les difficultés du théâtre épique », Frankfurter Zeitung, 27 nov., p. 20, in : Dort B., Lecture de Brecht. Paris, Éd. Le Seuil, 1960.

Brecht B., 1998, Werke, große kommentierte Berliner und Frankfurter Ausgabe in 30 Bänden, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp verlag.

Brecht B., 1957, Écrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, 2000.

Hecht W., 1997, Brecht Chronik 1898-1956, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp verlag.

Müller H., 1992, Krieg ohne Schlacht. Leben in zwei Diktaturen, Köln, Kiepenheuer & Witsch.

Rancière, J., 2008, Le Spectateur émancipé, Paris, Éd. La Fabrique.

Silhouette M. et Valentin J.-M., dirs, 2012, Bertolt Brecht. La théorie dramatique, Paris, Klincksieck.

Auteur·e·s

Silhouette Marielle

Histoire des Arts et des Représentations Université Paris Nanterre

Citer la notice

Silhouette Marielle, « Brecht (Bertolt) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 15 février 2022. Dernière modification le 20 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/brecht-bertolt.

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