Censure publique du public


 

Autour de la notion de censure, il est courant de se contenter de répertorier empiriquement des objets censurés (articles, livres, films, œuvres diverses), des formes (économique, culturelle, morale, juridique, politique), des temps (de guerre, de paix), des époques ou des lieux (pays, institution, famille, entreprise), des variétés (motion de censure contre un gouvernement, caviardage de photographies, pressions sur des médias) et des modalités (préalable, a posteriori) de censure. Une fois exécuté, ce travail de repérage encourage à chercher à classer ces éléments selon leur efficacité ou l’horreur qu’ils inspirent. Ce même travail risque d’inciter à des discours confus, tels qu’ils sont entendus dans certains dictionnaires : la censure existerait depuis toujours et toutes les formes de censure serviraient les mêmes intérêts. La censure n’en est pas problématisée pour autant.

Dans l’acte de censure, quelqu’un gomme l’ouvrage – non seulement énoncé mais publié, non seulement créé mais diffusé –, de quelqu’un d’autre. Cet acte est accompli moins en fonction du propos ou de l’œuvre qu’en fonction d’une idée de sa réception par un public. C’est dire si son principe est la relation au public par la médiation de l’effet supposé de cet objet (propos ou œuvre) sur lui. Poussée à son paroxysme, la censure, dans son opération de partage et de hiérarchisation – ceux qui ont accès aux ouvrages et les autres, ceux qui peuvent parler pour les autres et ceux qui ne parlent que pour eux-mêmes – pourrait faire croire en l’existence d’un public qui n’aurait rien à voir/lire, mais qui existerait tout de même. Un public de rien, en somme. En prétendant agir contre des propos pour le public, la censure agit en réalité contre le public. A fortiori, lorsque cette censure est mise en œuvre au nom de la collectivité ou de la chose publique, voire au nom d’une expertise publique.

Ici, le propos se concentre sur la seule censure publique s’adressant à un public. Il implique une résistance envisageable des citoyennes et citoyens, au motif que la censure en vient à dresser des barrières chargées de les diviser, de les moraliser ou de les pousser à entretenir des craintes à l’égard d’une action possible.

 

L’action du censeur

Il n’est jamais suffisant de se contenter de dénoncer le censeur ou de le mépriser. Dans le contexte institutionnel de l’État moderne, la censure n’est jamais le fait d’un individu isolé. Un tel individu censure en référence à une légitimité conférée à son acte. C’est ce qu’indiquent les termes « censure » et « censeur », selon le Dictionnaire historique de la langue française (Rey, 1992) : « Avant de désigner la personne chargée de surveiller les discours et les publications qui ne seraient pas conformes à la norme en vigueur, le terme censeur a une valeur juridique : il désigne le magistrat chargé d’établir le cens, c’est-à-dire la pensée, le jugement ». À la censure, il faut donc un point d’appui (une règle, une loi, une conception des mœurs, etc.) qui puisse concerner à la fois le censeur et le public auquel quelque chose est soustrait.

Cette première remarque souligne que la censure exercée au nom d’une institution publique n’est réductible ni à la calomnie, ni à la malfaisance, même si elle peut contenir ces deux dimensions. Elle incite à comprendre qu’on ne peut se contenter de mépriser le censeur à travers la censure en le renvoyant à une supposée idiotie, quoiqu’il soit de bon ton d’ironiser sur lui :

« Il arrive quelquefois que le grand nombre de livres qu’ils sont chargés d’examiner, ou d’autres raisons, les mettent dans la désagréable nécessité de réduire les auteurs ou les libraires qui attendent leur jugement, à l’état de ces pauvres âmes errantes sur les bords du Styx, qui priaient longtemps Caron de les passer » (Diderot, d’Alembert, 1753 : 819).

Non seulement de grands exemples montrent d’évidence le contraire – c’est le cas de Malesherbes qui, en tant que directeur général de la Librairie sous Louis XV, a protégé officieusement ce qu’il était chargé d’interdire, l’achèvement de l’Encyclopédie, et soutenu Jean-Jacques Rousseau ; ou du substitut du procureur impérial Ernest Picard qui a eu à traiter l’affaire Flaubert à partir d’une connaissance explicite de Madame Bovary. Mais encore, la censure doit être comprise, au-delà du censeur, comme une institution garantissant le partage des institutions entre ceux qui savent et les autres. Elle permet enfin de saisir une difficulté propre à la lutte contre la censure : lui opposer le principe de la liberté de conscience ou celui de l’opposition à tous les dogmatismes ne suffit pas, tant qu’on n’a pas défini entièrement ce qu’on enveloppe dans cette fonction publique (sa légitimité) et dans la notion de public-récepteur.

 

Une histoire à construire

Il est aussi tout à fait impossible de se contenter de produire une série de dates remarquables pour croire avoir rédigé une histoire de la censure. Une telle histoire n’est de toute manière ni linéaire, ni téléologique. Si l’on devait en construire une, il faudrait diversifier des régimes de censure en fonction des types de pouvoir et de la constitution d’un public, dans la mesure où la part de celui-ci n’est pas identique en régime monarchique, dictatorial, démocratique et/ou républicain.

Certes sous diverses acceptions, le terme a – en Europe du moins – un premier usage dès l’Antiquité romaine. Ce qui n’indique rien concernant d’autres contextes culturels et politiques. Il est codifié dans le droit romain. Installé à Rome, en 443 avant l’ère commune, le premier poste de censeur a pour mission de maintenir les mœurs. Il a une autre acception, lorsque la censure devient un instrument de l’Église catholique, destiné à combattre les propos contraires à la foi (cela se pratique aussi dans d’autres religions). Ce qui échappe à la censure obtient le nihil obstat (pas d’obstacle) ou l’imprimatur (qu’il soit imprimé !), le reste est mis à l’Index. C’est bien une censure de ce type qui conduit Michel Servet et Giordano Bruno au bûcher, et impose à Galilée de renoncer à défendre ses travaux. Il a encore une autre acception lorsque, se sentant menacé par les propos de Luther, François Ier fait interdire l’impression de livres, non sans renoncer à cette décision quelques jours plus tard, en remettant le principe de la censure entre les mains d’une commission du parlement de Paris. C’est pourtant la même logique qui, plus tard, fait interdire l’impression et la diffusion des deux premiers volumes de l’Encyclopédie de Denis Diderot et d’Alembert, œuvre réputée « athée et matérialiste », expression à entendre ici en mauvaise part.

Durant la modernité, qui nous intéresse ici, la censure se déploie en une véritable institution publique républicaine, conçue comme examen préalable accompli par l’autorité compétente (l’État) sur les publications morales et politiques, ainsi que sur les œuvres ou spectacles. Ses prescriptions restrictives sont à mettre en rapport avec un espace public. L’État, au nom du peuple, se donne la mission de réguler la diffusion totale ou partielle d’un propos/œuvre. Et cela même si, en 1906, le salaire de censeur est supprimé.

D’ailleurs, au cours de cette histoire moderne, qui impliquerait un regard sur la colonisation et la censure, cette dernière prend deux formes majeures (à côté d’autres plus insidieuses) : la forme totalitaire (que George Orwell présente sous la figure de Big Brother, dans son roman 1984), et la forme policière. Cette dernière, participant du régime démocratique, aboutit à des articles de lois ouvrant droit à la censure des propos, ainsi que des œuvres (souvent sous le prétexte, à usage variable, de la destination à la jeunesse, de la moralité, et plus communément de « pornographie » ou d’obscénité, ce qui permet de nombreuses formes de répression… [Stora-Lamarre, 1990]). Au cœur de la République, la pensée de Louise Michel est condamnée et le film L’Âge d’or de Luis Buñuel et Salvador Dalí reste interdit 50 ans durant, entre autres censures bien connues. À quoi s’ajoute le fait que la censure prend souvent la forme populiste d’un appel à la censure à l’égard d’œuvres réputées difficiles ou élitistes, en référence à un mythe d’un « peuple », bien connu pour être caractérisé par trois épithètes : populaire, ignorant et passif.

 

Liberté d’expression et liberté de création

Que l’on exerce une censure, sous l’autorité de l’État ou d’une institution privée (Mollier, 2014), ou que l’on conteste d’idée même de censure, il existe un point commun : c’est un partage du savoir qui est en jeu – d’un côté ceux qui savent ce qui est bon pour le public et de l’autre un public qui doit être soumis au consensus. Pour autant, la portée de la censure de la liberté d’expression – garantie et délimitée par la loi, dans le cadre de la définition de l’espace public – et celle de la liberté de création ne sont pas identiques. Insistons sur la seconde.

En effet, quelles que soient les raisons de censure à l’égard de la liberté de création et de diffusion des œuvres d’art, lesquelles exigent que le public ait un droit d’admiration corrélatif de l’adresse indéterminée de l’œuvre puisqu’il s’agit d’une « parole » sans maître, à l’adresse de qui que l’on soit et d’où que l’on vienne, et que l’œuvre impose aux autorités un droit de discuter devant le public, elles cachent mal des opérations de police esthétique et politique, gouvernées par des exigences de renforcer les partages sensibles. Ces raisons montrent que l’on se méfie de la puissance potentielle du public artistique, et de sa part, d’ordre politique, à l’esprit de la cité. Par la violence du procès qu’elles intentent au public pour son ignorance et sa passivité supposées, ces raisons exercent une très forte pression sur les spectateurs mêmes. Le public devrait donc se contenter de ce qu’on lui donne, sans question. L’argument qui aboutit à la condamnation des œuvres/images via le public, vise à « régenter le goût de la foule » selon l’expression de Stéphane Mallarmé (1874 : 695), et repose souvent sur une pathologisation de la spectatorialité. Le public ne fonctionnerait que sur le mode d’une sensibilité privée de raison, se laisserait rapter par l’image parce qu’il y adhérerait par faiblesse et/ou incapacité. Pour l’exprimer dans les termes de Theodor W. Adorno (1951 : 27), c’est prendre autrui pour un imbécile et lui témoigner son dédain : on censure pour autrui, pour lui signifier le peu d’intérêts qu’on lui porte, pour lui montrer qu’on n’a pas besoin de lui et qu’on se moque de ce qu’il peut bien penser.

Demander au spectateur de s’abandonner à une autorité esthétique contredit la formule de la spectatorialité et du public constitutive de l’art d’exposition depuis la Renaissance (Ruby, 2017. Au cœur du renforcement des partages sociaux opéré par la censure se trouve non moins la volonté de contraindre légalement les œuvres à se contenter de soutenir le consensus, lequel a pour vocation de maintenir toutes choses à leur place. Mais, paradoxalement, parce qu’elle ne laisse pas les spectateurs et le public fixer leur attention sur les œuvres, la censure les sollicite à la croisée de leur citoyenneté et de leur devenir spectateur/public. En leur rappelant que leur simple adaptation aux assignations ne peut demeurer un idéal, la censure souligne publiquement qu’on veut manifestement les soumettre à une tutelle, et les assigner à des canons esthétiques. C’est à eux de reprendre à leur compte une parole confisquée qui pourrait s’opposer à la brutalité de ces gestes accomplis en leur nom.

 

Philosopher contre la censure

Dans de tels cas de suspension, tant de la liberté d’expression que de la liberté de création et de diffusion des œuvres d’art, l’un des problèmes philosophiques posés par la censure est qu’on prive le public de son jugement en ne lui laissant pas lire/voir les travaux en question. Mais quel auditoire ou public se façonne dans ces décisions prises en son nom ?

Le philosophe des Pays-Bas, Baruch Spinoza (1670 : chapitre 20), qui connaît bien la censure théologico-politique pour l’avoir subie, réagit : « Personne ne peut transférer à autrui son droit naturel, c’est-à-dire sa faculté de raisonner librement et de juger librement de toutes choses ; et personne ne peut y être contraint. C’est pourquoi l’on considère qu’un État est violent quand il s’en prend aux âmes ».

En référence à l’idée classique de démocratie, c’est au philosophe Immanuel Kant, plus disert qu’aucun autre en cette matière, que l’on doit un article diffusé à l’époque dans la presse, expressément dirigé contre la censure. Dans cet article intitulé Qu’est-ce que les Lumières ? (Kant, 1784), il souligne que la censure contribue à accentuer les procédés d’abrutissement du public, en le renvoyant à un minorat, contre lequel s’élèvent les philosophes : « Les Lumières correspondent à la sortie de l’humain de la minorité dont il est lui-même responsable ». Ce qu’il appelle la « contrainte civile » ôte à chacun la liberté de publier ou d’œuvrer. Mais, ajoute Immanuel Kant, cela va plus loin, car « penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? » (Kant, 1786 : 86). C’est dire si la censure, en enlevant aux humains la liberté de communiquer publiquement leurs pensées/œuvres, les empêche même de penser. Dans la censure, des citoyens se posent en tuteurs à l’égard d’autres citoyens. Au lieu de donner des arguments, « ils s’entendent, au moyen de formules de foi obligatoires et en inspirant la crainte poignante du danger d’une recherche personnelle, à bannir tout examen de la raison grâce à l’impression produite à temps sur les esprits » (ibid.). Or la raison, qui a un rôle public et qui ne peut se soumettre à d’autres lois que les siennes, ne peut tomber sous le coup de lois qu’un autre lui donnerait. L’échange public demeure son principe, argument contre argument, au droit d’un espace public vivant (ibid.).

 

Une vigilance publique

De nos jours, là où certains croient que les images sont un danger, il faut rappeler que, dans la plupart des cas, les images sont aussi en danger ! Il en va aussi de la sorte pour les propos des citoyens et les œuvres des artistes. Ceci étant, la vigilance contre la censure doit simultanément émaner des créateurs, des citoyennes et des citoyens. D’ailleurs, en présupposant le public ignorant, la censure leur procure paradoxalement le moyen de se former et de résister. Concernant la liberté d’expression des moyens juridiques peuvent aussi être objectés à la censure. Concernant la liberté de création et de diffusion, sachant que les œuvres ne cessent de mettre la censure et les normes au défi (audaces, prises de risque, transgressions des normes esthétiques, éthiques, religieuses…), on peut dire que l’art est force immanente de résistance aux autorités et propose au public de s’en inquiéter. De nos jours, un Observatoire de la liberté de création réunit des organismes publics pouvant représenter les créateurs artistiques et culturels, et réagit publiquement contre la censure d’État qui lorsqu’elle advient est inqualifiable, mais aussi la censure municipale ou régionale, ainsi que la censure pratiquée par les autorités religieuses ou les entreprises privées.


Bibliographie

Adorno Th. W., 1951, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. de l’allemand par É. Kaufholz et J.-R. Ladmiral, Paris, Payot, 1980.

Diderot D., d’Alembert J., 1753, « Censeur », pp. 811-819, in : Diderot D., d’Alembert J., Encyclopédie, t. 2, Paris, Briasson. Accès : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k50534p/f825.

Kant I., 1784, Qu’est-ce que les Lumières ?, trad. de l’allemand par D. Bourel et S. Piobetta, Paris, Éd. Mille et une nuits, 2006.

Kant I., 1786, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, trad. de l’allemand par A. Philonenko, Paris, Vrin, 2001.

Mallarmé S., 1874, Le Jury de peinture pour 1874 et M. Manet, Paris, Gallimard, 1945.

Mollier J.-Y., 2014, La Mise au pas des écrivains. L’impossible mission de l’abbé Bethléem au XXe siècle, Paris, Fayard.

Rey A., dir., 1992, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert.

Ruby C., 2017, Devenir spectateur ? Invention et mutation du public culturel, Toulouse, Éd. L’Attribut.

Spinoza B., 1670, Traité des autorités théologique et politique, trad. par M. Francès, Paris, Gallimard, 1994.

Stora-Lamarre A., 1990, L’Enfer de la IIIe République. Censeurs et pornographes (1881-1914), Paris, Éd. Imago.

Auteur·e·s

Citer la notice

Ruby Christian, « Censure publique du public » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 28 mai 2018. Dernière modification le 20 mars 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/censure-publique-du-public.

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