Ecole de Chicago


 

Parce que la référence en l’état est aujourd’hui largement admise, l’entrée ici choisie respecte la dénomination « École de Chicago ». Pourtant, « tel qu’il a été jusqu’ici couramment employé [ce label] correspond à un découpage arbitraire à l’intérieur d’un ensemble beaucoup plus vaste d’œuvres et de chercheurs, qui possèdent en commun, par groupes, certaines caractéristiques qui leur donnent un “air de famille” » (Chapoulie, 2001 : 410). Ce en quoi le professeur de sociologie à l’origine de ce point de vue préfère, à la suite d’autres, l’expression « tradition de Chicago ». Favorable à une approche qui met l’accent sur l’articulation entre démarches d’enquête, textes de sciences sociales produits, voire restés à l’état de projet et cadres conceptuels élaborés au cours de recherches aux multiples facettes, cet auteur se distancie par ailleurs de l’opposition, entérinée par la discipline même, entre méthodes qualitatives et autres quantitatives (le déclin du département de sociologie de Chicago après la retraite de Robert E. Park ayant pu être avancé comme le signe du succès des deuxièmes sur les premières). Il se distancie également du clivage entre orientations intellectuelles constituées, à l’instar de l’interactionnisme et du fonctionnalisme (Fine, 1995).

Coulon A., 2012, L’École de Chicago, Paris,, Presses universitaires de France.

 

Opinion publique et communication

Dans les premières décennies (et générations) de cette tradition, l’opinion publique et la communication prennent place comme sujets d’intérêt à l’intérieur de domaines d’étude plus vastes tels que le changement social, le conflit « racial » (terme employé dans une conception sociale et non biologique), l’« histoire naturelle » (les différentes étapes d’un processus pour un type de phénomène social) ou les communautés urbaines. Comme l’écrit Lester R. Kurtz (1984 : 69, je traduis), « en plus du rapport plus profond avec la communication en tant qu’interaction symbolique, les sociologues de Chicago se sont aussi intéressés à un niveau plus pratique avec des formes particulières de communication représentant un aspect du contrôle social ». Dans son guide d’évaluation de la littérature issue de la tradition sociologique de Chicago, ce professeur de sociologie consacre quelques paragraphes à « Public Opinion and Communications », dans lesquels manque sans doute la mention du texte « canonique » de Kurt et Gladys Lang (1953) consacré au « Mac Arthur Day in Chicago », révélateur et anticipateur de l’événement public performatif en tant que scène symbolique construite pour l’occasion. En tout cas, y est perceptible une continuité par-delà les années plutôt qu’une rupture franche, en particulier entre William I. Thomas, Park et Morris Janowitz. Il faut ici relever le rôle spécifique de ce dernier dans la « “manufacturing Chicago” industry » (pour paraphraser Andrew Abbott : Topalov, 2003), avec la création en 1964 aux presses de l’université de Chicago de la collection « Heritage of Sociology » et son grand nombre de préfaces ou introductions rédigées à partir de là (le guide de Kurtz contient du reste un avant-propos signé de cet auteur).

 

Le journal(iste) dans un cadre urbain

Pour autant, par-delà l’intérêt propre à Morris Janowitz de construire la notoriété du département de sociologie de Chicago dès le mitan des années 1960, en éditant ou rééditant une large gamme de travaux réalisés depuis les années 1910 (en particulier The City de Park, Ernest W. Burgess et Roderick D. McKenzie), il faut admettre que sa mise en discussion des études de Park ainsi que de Thomas et Znaniecki sur l’immigrant press et son rôle dans la vie urbaine américaine intervient plus d’une décennie avant dans The Community Press in an Urban Setting (1952). Il est connu que l’intérêt de Park pour la presse provient de sa propre carrière en tant que journaliste jusqu’à un âge avancé, ce qui ne l’a pas empêché de percevoir les limites du média (Lindner, 1996). Sa rencontre avec Thomas est prédominante. Ce dernier, dans une approche comparée de l’expérience des immigrants polonais avec d’autres groupes, s’est intéressé à leurs lettres publiées dans le New York Daily Forward. À sa suite, Park a étudié la presse des immigrants à travers sa capacité à les faire s’intégrer dans la société américaine. Dans la longue préface à la seconde édition de The Community Press, advenue quinze ans après la première, Janowitz inscrit encore son étude de presse dans la continuité des efforts entrepris par Park et Burgess pour étudier l’espace social de la ville et mettre en perspective les définitions sociales des quartiers et autres communautés urbaines (Janowitz, 1967). De façon complémentaire à Park, Janowitz opte pour une voie médiane, à savoir que la presse communautaire se situe entre les médias de masse et la communication informelle (« word of mouth »), avec un rôle fondamental de médiation dévolu à l’éditeur-rédacteur dans le processus de communication à l’intérieur de la zone locale en jeu. Ce qui n’empêche pas ce dernier de détenir un statut à peu près similaire à celui du lecteur de son journal, dans le sens où l’un et l’autre sont le plus souvent d’origine urbaine et non hostiles à la vie correspondante.

 

La foule et le public

Si la thèse de Park (1904) – intitulée Masse and Publikum – n’a guère rencontré l’estime, déjà aux yeux mêmes de son concepteur, il n’empêche qu’elle contient en germe des éléments programmatiques à venir, pointés ou engagés par certains de ses étudiants. Pour Everett C. Hugues, c’est ainsi que le cadre de base de la sociologie de Park est celui de Georg Simmel – selon une conception abstraite autant que flexible de l’interaction – et qu’il a trouvé en partie chez Wilhelm Windelband, Gabriel Tarde et d’autres la notion de comportement collectif (foules, public) pouvant être associée à des formes d’agitation sociale ou de mouvements sociaux. Comme le dit encore Hughes, « il avait aussi introduit un nouveau concept d’évolution – l’évolution comme produit de l’interaction. Cette idée était l’idée centrale de la nouvelle école de biologistes évolutionnistes » (Chapoulie, 2001 : 103 ; d’après The Collected Papers of Robert Park). Quant à Herbert Blumer (1939 : 241, je traduis), il s’inscrit dans une lignée similaire lorsqu’il affirme : « Le comportement de la foule est un moyen par lequel la dissolution [breakup] de l’organisation sociale et de la structure de la personnalité est provoquée et en même temps il offre un dispositif [device] potentiel pour l’émergence de nouvelles formes de conduite et de personnalité ». De son côté, Louis Wirth intitule son discours de 1947 devant l’American Sociological Society « Consensus and Mass Communication », une manière de souligner le rôle des médias de masse dans la réalisation d’un nouveau consensus dans la société urbaine (Kurtz, 1984).

 

Traduction et réception en France

Pour ce qui est de la traduction – dans tous les sens du terme – des travaux de Park, seul ou accompagné, en vue d’une réception élargie en France, il est remarquable qu’elle suive une progression plutôt similaire à celle de la production de Park à l’université de Chicago, au fur et à mesure du déroulement de sa deuxième vie professionnelle. L’idée des années 1910 de la ville comme organisation morale se trouve davantage conceptualisée dans les années 1920 (pour un panorama général, voir Ruwet, 2010). Le choix du recueil de textes, en entier ou sous forme d’extraits, présenté au tournant des années 1970-1980 par Yves Grafmeyer et Isaac Joseph (1979), correspond pour l’essentiel à un tel empan temporel. Dans le cadre d’entretiens de la ville où s’est posée la question du « bon usage » de cette tradition sociologique prenant place dans un « laboratoire urbain », ce dernier auteur – à qui l’on doit aussi une présentation et une traduction du livre de l’anthropologue suédois Ulf Hannerz, Explorer la ville, qui se situe précisément dans le prolongement des études de la tradition sociologique de Chicago – s’est par ailleurs efforcé de s’interroger sur les principes et règles d’une méthode articulés avec un savoir empirique sur les sociétés et cultures urbaines. Pour ce faire, il a proposé de revenir aux sources européennes incarnées par Simmel en vue d’« articuler urbanité et citadinité autour de trois notions : le trafic, l’étranger et la conversation » (Joseph, 1993 : 75).

À la fin de sa carrière, Park procède non seulement à une révision de ses rapports avec la biologie et la géographie, mais écrit en outre des articles en lien pour une bonne part avec ses préoccupations initiales, les relations « raciales » et les « news » comme forme de connaissance, du titre d’un texte publié en mars 1940 dans l’American Journal of Sociology et traduit récemment, avec d’autres singulièrement de la même période à une exception près (Muhlmann, Plenel, 2008). Chez Park, l’information comme catégorie de la connaissance humaine est reprise de la distinction du philosophe William James entre la connaissance vague sur quelque chose (acquaintance with) et le savoir de quelque chose (knowledge about) (Lazar, 2006). Ne pas limiter les récits de presse à la première catégorie, « c’est la condition pour continuer, au sein de cette entité culturelle qu’est, certes, le public, à stimuler cette conflictualité qui lui est aussi nécessaire pour qu’il reste un authentique “public”. Sinon, la presse fabrique un consensus culturel excessif, uniformisant, qui défigure le “public” en “foule” » (Muhlmann, 2008 : 29). Une fidélité à l’esprit du Masse and Publikum d’origine, mais désormais sur fond de ville/métropole perçue comme super-organisme à dimension civilisatrice.


Bibliographie

Blumer H., 1939, « Collective Behavior », pp. 219-280, in : Park R. E., ed., An Outline of the Principles of Sociology, New York, Barnes & Noble.

Chapoulie J.-M., 2001, La Tradition sociologique de Chicago : 1892-1961, Paris, Éd. Le Seuil.

Fine G. A., ed., 1995, A Second Chicago School? The Development of a Postwar American Sociology, Chicago/London, University of Chicago Press.

Grafmeyer Y., Joseph I., éds, 1979, L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, trad. de l’anglais et de l’allemand par Y. Grafmeyer et I. Joseph, Paris, Éd. du Champ urbain, 2009.

Janowitz M., 1952, The Community Press in an Urban Setting: The Social Elements of Urbanism, Chicago, University of Chicago Press, 1967.

Joseph I., 1993, « Du bon usage de l’école de Chicago », pp. 69-96, in : Roman J., dir., Ville, exclusion et citoyenneté. Entretiens de la ville II, Paris, Éd. Esprit.

Kurtz, L. R., 1984, Evaluating Chicago Sociology: a Guide to the Literature, With an Annotated Bibliography, Chicago, University of Chicago Press.

Lang K., Lang G. E., 1953, « The Unique Perspective of Television and Its Effect: A Pilot Study », American Sociological Review, XVIII, pp. 3-12.

Lazar J., 2006, « Quand les nouvelles étaient une forme de connaissance. Souvenir insolite d’Ezra Park », Géographie, économie, société, 8, 4, pp. 489-498.

Lindner R., 1996, The Reportage of Urban Culture : Robert Park and The Chicago School, New York, Cambridge University Press.

Muhlmann G., Plenel E., éds, 2008, Le Journaliste et le sociologue – Robert E. Park, trad. de l’américain par C. Deniard, Paris, Éd. Le Seuil/Presses de Sciences Po.

Park R. E., 1904, La Foule et le public, trad. de l’allemand par R. A. Guth, Lyon, Parangon-VS, 2007.

Ruwet C., 2010, « Les villes de Robert Ezra Park : pour une périodisation de sa conception de la métropole (1915-1939) », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 1, 22, pp. 199-220.

Topalov C., 2003, « Écrire l’histoire des sociologues de Chicago », Genèses, 2, 51, pp. 147-159.

Auteur·e·s

Rampon Jean-Michel

Équipe de recherche de Lyon en sciences de l’information et de la communication Institut d’études politiques de Lyon

Citer la notice

Rampon Jean-Michel, « Ecole de Chicago » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 19 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/chicago-ecole.

footer

Copyright © 2024 Publictionnaire - Tous droits réservés - ISSN 2609-6404