Clientélisme


 

Fréquemment employé dans les médias, le terme « clientélisme » constitue un mot passe-partout dont le sens exact est mal connu et dont l’emploi est parasité par la condamnation morale qu’il suscite le plus souvent. Dans son sens premier (Dictionnaire Larousse, 2001), le clientélisme renvoie au fait, pour un homme ou un parti, de s’appuyer sur des clientèles pour augmenter son pouvoir politique. Mais, que faut-il entendre par « clientèle », « client » ? Dans la Rome antique, le terme cliens désignait un plébéien se mettant sous la protection d’un riche patricien appelé alors « patron ». En échange d’un emploi ou de denrées alimentaires, le client offrait ses services : vote lors d’une élection, soutien lors d’un procès, etc. Un contrat impliquant des obligations réciproques s’instaurait ; l’aide et la protection appelaient l’obéissance et le respect. La personne qui se plaçait sous la protection d’une autre devenait dès lors son obligée.

Le terme « client » évoque généralement un acheteur régulier, même s’il peut être qualifié de « client de passage », et, au-delà, de « client fidèle », qui serait habité par la fides, la confiance. Le clientélisme recouvre donc plusieurs acceptions, telles que « clientélisme marchand/de marché ». Le « clientélisme politique » est toutefois la collocation la plus fréquente. La clientèle renvoie par extension à l’ensemble des partisans et/ou des électeurs d’un parti ou d’un homme politique. En effet, par le clientélisme, cet homme ou ce parti cherche à élargir une influence. À l’image du Robert (dans son édition de 2007), les dictionnaires stigmatisent souvent ce procédé en qualifiant de démagogique l’attribution de privilèges dans ces circonstances. Des droits et des avantages particuliers seraient accordés à un individu ou à une catégorie de personnes en dehors de la loi commune. Une manière de souligner le caractère illégal et/ou immoral de ce type de procédure. Le clientélisme est également souvent associé à la corruption ; le système clientéliste renvoie dès lors à des moyens condamnables : bakchich, dessous-de-table, pot-de-vin. La pratique est perçue comme le fruit d’un échange financier contre un appui.

 

Clientélisme et corruption ?

Ce système du clientélisme relève-t-il de la corruption ? Fréquemment associés, les deux termes tendent à se confondre. En France, le clientélisme électoral, procédé par lequel un élu obtient l’allégeance d’une personne, d’un groupe ou encore d’une association en échange d’un avantage, ne constitue pas un délit caractérisé dans le Code pénal. Il s’agit d’établir une relation sur le long terme, fondée sur la reconnaissance mutuelle. Donatella Della Porta (1995 : 44) établit la distinction entre le clientélisme, qui doit être perçu comme un échange de faveurs contre des suffrages électoraux, et la corruption politique qui est définie comme un troc (des décisions politiques contre de l’argent). Le clientélisme n’est donc pas illégal, même s’il reste opaque et constitue un terreau favorable aux pratiques de corruption. Les nuances sont ténues.

Pour le politiste James C. Scott (1985), il faudrait distinguer la market corruption ou corruption marchande et la parochial corruption ou corruption de proximité. De son côté, Jean-François Médard (1976 : 130-131) préfère utiliser les expressions de « corruption échange-social » et de « corruption échange-économique », quand Julian A. Pitt-Rivers (1954 : 140) évoque une « relation d’amitié bancale ». L’ensemble de ces expressions a pour but de distinguer les différents niveaux de corruption. En particulier, ceux qui reposent sur des échanges financiers (condamnables), ceux reposant sur l’influence, l’aura, les réseaux d’un élu par exemple. Ces expressions permettent aussi d’insister sur la relation personnelle et/ou le rapport de dépendance qui peut se créer.

En réalité, parler de corruption pour qualifier le clientélisme suppose de proposer une définition extensive de ce dernier terme, englobant le don d’argent et les fraudes électorales. Dans tous les cas, de nos jours, c’est bien dans cette acception péjorative que le grand public et les médias emploient le mot. Il renvoie fréquemment à des relations intéressées, à une faveur injustifiée accordée à une personne en échange de son soutien politique. Généralement assimilé à la corruption, le clientélisme, perçu aussi comme contraire au principe d’égalité des chances, est frappé de discrédit même s’il reste très présent dans tous les domaines de la vie sociale.

 

Historiographie du clientélisme

Les recherches sur l’histoire du clientélisme doivent beaucoup aux travaux des sociologues, anthropologues et politistes des années 1960-1970, qui ont contribué à renouveler largement cette question. Dans ces années, les anthropologues élaborent un cadre d’analyse de la théorie du clientélisme politique (Médard, 1976), défini comme un rapport de dépendance non lié à la parenté, marqué par un contrôle inégal des ressources. Les relations sont dès lors bilatérales et inégales. Les études de Julian A. Pitt-Rivers (1954) sur le clientélisme en Amérique latine et en Europe méditerranéenne pour l’Espagne ou celle de Frederick Bailey (1963) pour l’Inde doivent être signalées. Les chercheurs anglo-saxons se sont également penchés sur ce phénomène pour le bassin méditerranéen.

À partir des années 1970, le clientélisme devient un objet central d’étude de la science politique et de la sociologie. Aux États-Unis, les travaux d’Alex Weingrod (1968) ou de John Campbell (1964) y font référence. Au cœur des questionnements se retrouve la question de savoir si le clientélisme peut constituer un vecteur de modernisation, et la grille du clientélisme se voit appliquée à l’analyse des machines politiques américaines (bossisme). Les travaux portent alors prioritairement sur une aire culturelle ou un espace géographique perçu comme très favorable au clientélisme. Beaucoup de chercheurs considèrent ainsi que la Méditerranée représente un champ culturel privilégié : l’Italie (clientélisme), l’Espagne (caciquisme), la Corse (clanisme). D’autres analyses s’intéressent à l’Amérique latine, notamment à l’Argentine avec le péronisme. Des études monographiques récentes envisagent la question des fiefs électoraux (mécanismes de liens de clientèle entre élus, fonctionnaires, et simples électeurs), c’est le cas des travaux de sociologues (Mattina, 2016). Le clientélisme est donc perçu comme un frein au développement ou à l’inverse comme une forme de modernisation politique, mais aussi comme un levier permettant de dépasser les problèmes liés à une trop forte centralisation.

S’il n’existe pas d’études du phénomène à une large échelle géographique, ce qui nuit à son interprétation globale, les analyses du clientélisme manquent encore sur le temps long dans une perspective historique. En histoire, de nombreux travaux sur les périodes de l’Antiquité et des Temps modernes ont été consacrés au clientélisme (et, s’agissant de l’époque moderne, au système des faveurs politiques en France sous l’angle des patronages princiers et aristocratiques). Cependant, force est de constater que, pour l’époque contemporaine, le phénomène reste peu étudié. La situation évolue grâce à de nouvelles recherches individuelles et à de nouveaux programmes de recherche collectifs, intégrant des éclairages internationaux comparatifs. Toutefois, ces analyses se concentrent surtout sur les scandales majeurs et la corruption de grande envergure. Il existe peu d’études sur la petite corruption au quotidien, relevant de cette « micro-politique » chère à l’historien Wolfgang Reinhard (2011), alors que le phénomène implique un plus grand nombre de citoyens.

Par exemple, l’étude de la recommandation à l’échelle d’un simple élu est restée marginale notamment en histoire contemporaine, faute de sources ou plus encore d’intérêt des chercheurs. Elle est pourtant caractéristique du clientélisme. Si chacun comprend ce que signifie l’expression faire jouer ses relations, il est question d’une pratique plus particulière, consistant pour un élu à appuyer des demandes d’interventions (Bour, 2018) qui lui sont adressées par des particuliers (dans la majorité des cas), mais également par des collectifs ou des associations, d’autres élus (en particulier, les maires à leur député, mais rarement entre député et/ou sénateur, chaque parlementaire préservant son système de recommandation de toute perte d’influence), plus rarement par des entreprises ou des partenaires économiques (qui utilisent d’autres canaux). Ce sont les fameuses begging letters selon la formule consacrée Outre-Manche. Ce système de recommandation repose sur une organisation structurée autour de personnages-relais et de réseaux d’appui. Selon, le Nouvel Observateur du 27 juillet 1994, près de 45 % des Français avouent profiter de leurs relations pour obtenir des faveurs (17 % régulièrement, et 29 % pour faire sauter leurs contraventions). En parallèle, le magazine Challenges d’avril 1998 estime qu’environ un quart des Français ont obtenu un emploi ou échappé à une contravention par « piston ».

 

Perception du clientélisme

S’agissant de ces pratiques, les politistes soulignent un paradoxe : si beaucoup de citoyens s’indignent des scandales de corruption, la plupart se montrent plutôt complaisants à l’égard du favoritisme et des différentes formes d’arrangements qu’elles supposent. Le sociologue Pierre Lascoumes (2010) résume la situation en évoquant des « arrangements avec la probité ». Il y a bien ambiguïté s’agissant de l’attitude de l’opinion à l’égard de ces pratiques et de leurs éventuelles condamnations morales. Du reste, le vocabulaire traduit ces hésitations. Outre-Manche, les termes de soft corruption ou de white corruption s’opposent ainsi à la corruption grise ou noire, explicitement condamnée. Certains parlent même de corruption de paroisse (marquée par les pratiques d’entraide et d’empathie) pour définir ce type de clientélisme.

Au travers de simples mots et de leur ambiguïté sémantique se disent le fonctionnement ambivalent et l’organisation de ce système de clientélisme, avantageux à la fois pour le protégé et pour le protecteur. S’expriment aussi les deux niveaux de réception morale du clientélisme. Celui-ci peut être perçu soit comme un secours et donc une aide gracieuse, et renvoie alors aux notions plutôt positives d’aide, d’assistance, de défense, de secours et de protection, soit comme un privilège immoral voire illégal, obtenu contre l’échange d’un service discret, en contournant les procédures et protocoles, les règlements et les lois, en ne respectant pas les principes d’équité.

Le clientélisme repose sur une relation sociale nouée entre individus de manière asymétrique. Cette pratique implique la « discrétionnalité » (Guglielmi, 2009 : 403). L’élu a bien la liberté d’accorder ou de refuser sa protection. L’acte est rarement totalement gratuit et désintéressé, celui qui l’envisage attend en retour de son intervention une retombée positive. Cette relation crée un lien de dépendance tacite entre le dispensateur et son bénéficiaire. Il y a donc une réciprocité qui n’est pas sans rappeler la logique du don et contre-don exposée par Marcel Mauss (1923-1924). La recommandation est articulée autour de la triple obligation de « donner-recevoir-rendre ».

Si cette relation présente souvent un caractère ponctuel et éphémère, elle peut également s’inscrire dans la durée et même prendre une dimension générationnelle. Il s’agit dans le cas politique de se créer des obligés dont la reconnaissance est supposée s’exprimer lors des élections par un vote favorable. Le cas du clanisme électoral corse, étudié par Jean-Louis Briquet (1997), en est l’expression la plus aboutie, puisque les réseaux se transmettent là sur plusieurs générations. Le rapport de clientèle est composé de trois traits constitutifs : une relation personnelle, de réciprocité et de dépendance. Cette relation verticale et bilatérale est marquée par un déséquilibre consubstantiel. Sans dette, le lien de clientélisme n’a plus de raison d’être et s’arrête donc.

Cette question du clientélisme renvoie à la notion de sphère privée/sphère publique (officiel/officieux). Le clientélisme évolue à la fois dans la sphère publique, de par la dimension collective du travail d’intercession de la recommandation, une pratique discrète mais pas cachée ; et à la fois dans la sphère privée, en tant que relation personnelle, particulière, réservée à certains sujets privilégiés et/ou servant des intérêts privés (supra, public).


Bibliographie

Bailey F. G., 1963, Politics and Social Change. Orissa in 1959, Berkeley, University of California Press.

Bour J., 2018, Clientélisme politique et recommandations. L’exemple de la Lorraine de la IIIe à la Ve République, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Briquet J.-L., 1997, La Tradition en mouvement. Clientélisme et politique en Corse, Paris, Belin.

Campbell J., 1964, Honour, Family and Patronage. A study of Institutions and Moral Values in a Greek Mountain Community, Oxford, Clarendon Press.

Della Porta D., 1995, « Les cercles vicieux de la corruption », pp. 43-52, in : Della Porta D., Mény Y., dirs, Démocratie et corruption en Europe, Paris, Éd. La Découverte.

Guglielmi G. J., dir., 2009, La Faveur et le droit, Paris, Presses universitaires de France.

Lascoumes P., dir., 2010, Favoritisme et corruption à la française. Petits arrangements avec la probité, Paris, Presses de Sciences Po.

Mattina C., 2016, Clientélismes urbains. Gouvernement et hégémonie politique à Marseille, Paris, Presses de Sciences Po.

Mauss M., 1923-1924, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », pp. 145-279, in : Mauss M., Sociologie et anthropologie. Paris, Presses universitaires de France, 1968.

Médard J.-F., 1976, « Le rapport de clientèle : du phénomène social à l’analyse politique », Revue française de science politique, 26 (1), pp. 103-131. Accès : https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1976_num_26_1_393655.

Pitt-Rivers J. A., 1954, The People of the Sierra, Chicago, University of Chicago Press, 1971.

Reinhard W., 2011, « Die Nase des Kleopatra. Geschichte im Lichte mikropolitischer Forschung. Ein Versuch », Historische Zeitschrift, 293 (3), pp. 631-666.

Scott J. C., 1985, Weapons of the Weak: Everyday Forms of Peasant Resistance, New Hawen, Yale University Press.

Weingrod A., 1968, « Patrons, Patronage, and Political Parties », Comparative Studies of Society and History, 10 (4), pp. 377-400.

Auteur·e·s

Bour Julie

Docteure en Histoire contemporaine

Citer la notice

Bour Julie, « Clientélisme » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 09 mai 2019. Dernière modification le 09 mai 2019. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/clientelisme.

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