Confiance


 

Le public des institutions culturelles est souvent pensé spontanément comme une instance de réception, d’usage ou de consommation. Les musées, bibliothèques, centres d’archives, centres patrimoniaux et lieux de diffusion scientifique, mènent des études ou développent des collaborations permanentes avec des équipes de recherche ou des bureaux d’études pour mieux connaître les publics qu’ils accueillent ou auxquels ils s’adressent, et pour ajuster une offre ou des médiations. Or, être public est également une condition qui permet d’expérimenter et de conceptualiser la confiance comme base d’un rapport politique aux savoirs et aux institutions. L’expression de la confiance dans les institutions apparaît alors comme un résultat non attendu a priori mais transversal à de nombreuses enquêtes. Elle contredit les visions très utilitaristes et désenchantées (le public comme cible ou comme clientèle) au nom desquelles ces enquêtes sont souvent commandées. Les enquêtes permettent en effet le contact avec le public, ce qui permet de faire apparaître la confiance et le scrupule qui s’expriment alors chez les enquêtés. Cette confiance et ce scrupule éclairent la relation d’enquête et la relation aux institutions et permettent d’accéder à des phénomènes discrets, mais fondamentaux : le respect de l’enquête comme forme de vie institutionnelle à laquelle on participe par la confiance. Ces éléments mettent en cause des visions du public comme cible et des modèles d’enquêtes comme pures techniques de construction de données à propos du public.

 

Le public et ses données

Le public des institutions citées est le plus souvent étudié à travers la réception, qui correspond à un large spectre de phénomènes relevant de l’expérience, de l’usage, de l’appropriation, de la participation ou du jugement. La généalogie des concepts qui cadrent les études et recherches permet d’assumer le caractère situé et nécessairement construit du public enquêté (Eidelman, Gottesdiener, Le Marec, 2013). Toutefois, constituer le public à partir de données accumulées en grand nombre (fréquentation, motivation, satisfaction, comportements, opinions, etc.) auprès de ceux dont on estime qu’ils en font partie revient à laisser hors questionnement les opérations qui permettent de décider qui fournit toutes ces données, à qui et dans quelles conditions. De fait, les chercheurs et enquêteurs s’interrogent assez peu sur la facilité d’accès, banale, à la parole ordinaire des innombrables personnes qui acceptent d’être considérées comme faisant partie du public étudié de tel ou tel musée ou de telle ou telle bibliothèque, lorsqu’elles sont sollicitées et  se prêtent à l’enquête. Au moment où des pans entiers de la vie sociale nous échappent car les personnes se soustraient ou sont soustraites par leur hiérarchie à toute participation à des enquêtes de recherche en sciences sociales (les entreprises protègent ainsi leurs intérêts propres), les publics des institutions restent quant à eux accessibles et coopèrent jour après jour à la production de connaissances à leur sujet. Il existe depuis longtemps un courant critique qui relève le rapport dissymétrique entre enquêteurs et enquêtés, questionne les rapports de pouvoir qui permettent à l’enquêteur de s’adresser à l’enquêté et interroge la légitimité des connaissances produites sur ces bases et, notamment, l’existence d’une opinion publique (Champagne, 2015). On peut conserver la question « que se passe-t-il au juste dans l’enquête et que nous dit la relation d’enquête du monde social qui la rend possible ? », mais on peut éviter de considérer la production du public comme un artefact, surtout lorsque l’enquête ne dépend pas d’un processus, souvent quantitatif, d’industrialisation des médiations techniques du recueil de données, mais relève pour le moment et dans certains espaces, de l’artisanat de la recherche, avec des modalités souvent qualitatives.

 

L’enquêteur public, le public enquêteur : la situation d’enquête

Les personnes qui sont interrogées en tant que membres du public (là encore, par exemple de telle ou telle institution culturelle) ne sont pas nécessairement dominées ou inspirées par un calcul d’intérêt : le mystère de la disponibilité n’est pas forcément lié à une volonté de faire bonne figure (Bourdieu, 1993) ou bien au soulagement enchanteur de livrer une parole intime. On peut considérer que l’activité d’enquête est tout simplement respectée parce que le savoir élaboré par les sciences sociales est jugé a priori respectable : il produit un bien commun dont la valeur est a priori publique et collective.

L’enquête active directement la condition de public, et l’analyse de cette condition par la relation d’enquête donne accès à des dimensions essentielles du phénomène du public en amont de la production de données à son sujet. Dans le cas des institutions culturelles comme les musées, cette condition de public est liée, d’une part, à un rapport aux sciences et à la production des savoirs (Le Marec, 2007) et, d’autre part, à une conception du politique qui est éclairée par les théories du care (Paperman, Laugier, 2006).

Avant tout, les personnes enquêtées au sein des institutions publiques font confiance aux chercheurs et se prêtent volontiers à la construction d’un savoir commun à leur sujet, de même qu’elles se prêtent volontiers, en tant que public, à ce qui se passe dans l’espace institutionnel qu’elles visitent ou fréquentent ou auxquelles elles se sentent reliées sans même le visiter ou le fréquenter. De fait, la première chose à laquelle tout enquêteur a accès lorsqu’il mène des enquêtes auprès des publics (par exemple pour mieux connaître leurs pratiques) est la situation dans laquelle des personnes se constituent comme membres du public pour répondre aux enquêtes. Ce n’est pas un artefact : c’est donc de l’énigme de cette situation qu’il faut partir pour tenter de comprendre le phénomène du public. Ce parti pris permet d’éclairer ce qui est dit par les personnes interrogées à propos des musées, des institutions, de leurs motivations, de leurs attentes, de leurs pratiques. Au fil des enquêtes conduites année après année dans des contextes très différents, ce qui apparaît est alors une condition qui mobilise activement une confiance politique dans les institutions, confiance qui peut être entretenue ou trahie.

D’abord, rappelons des choses que nous partageons de manière le plus souvent informelle, dans les séminaires et soutenances, entre collègues pratiquant des enquêtes ou bien avec d’autres praticiens du contact avec le public (médiateurs par exemple) : la rencontre est évoquée comme la découverte, transformatrice, de quelque chose qui déborde les cadres et objectifs de l’enquête entreprise. Cette découverte reste hors élaboration théorique, dans les à-côtés de la recherche, une fois les enquêtes terminées et les données traitées. Elle est pourtant capitale pour comprendre le phénomène du public comme un état qui s’avère commun à l’enquêteur et l’enquêté : un état de disponibilité et d’attention qui fait émerger un enjeu commun, sérieux, d’entretien d’un monde institutionnel du savoir. Cet enjeu commun est caractérisé par un souci de bien dire, par le scrupule et l’attention qui souvent frappent les enquêteurs lorsque ceux-ci conduisent des entretiens. En devenant lui-même public des personnes dont il recueille la parole ou dont il observe les pratiques, le chercheur peut reconnaître, en miroir, la condition discrète du public comme étant associé non pas à une pratique de consommation (ou de réception, ou d’usage) mais à une pratique d’attention et de participation par l’attention.

À partir de ces situations d’enquête, il est possible de traiter la parole recueillie et les observations effectuées en maintenant l’éclairage que permet le savoir relatif à la situation expérimentée. C’est alors un rapport politique aux institutions et aux savoirs qui se déploie, au fur et à mesure de l’avancée des études, année après année, dans une pluralité de lieux, très différents mais qui ont en commun d’activer, tous, à la fois la situation d’enquête, le rapport aux institutions et la condition du public. Comment définir cette condition du public ? Elle est très partagée, chacun peut en faire l’expérience, et pourtant elle ne se prête que difficilement à la formalisation et à la problématisation. En effet, paradoxalement, cette condition, au moment où elle est pleinement assumée, passe par un effacement énonciatif, une mise en retrait, qui l’invisibilise : elle consiste à se mettre à la merci d’autrui dans un espace et un temps bien délimités, en toute confiance, pour bénéficier de l’action institutionnelle et pour, en retour, la faire vivre et s’en porter témoin.

La condition du public comme disponibilité confiante à ce qui advient n’est en rien un état de paresse (sociale, politique) car l’effacement de soi est activement consenti : il est nécessaire, et cette nécessité est culturellement transmise et partagée. Ce n’est pas nécessairement non plus une posture de réception : le public est une composante essentielle de l’institution, et celle-ci ne se limite pas à une instance de production. Elle est un espace qui rend possible un fonctionnement culturel et politique, lequel exige, active et entretient l’existence de cette condition du public. Celle-ci est un état de vulnérabilité consentie et de disponibilité (très temporaire et locale) qui permet d’expérimenter à tout moment, dans des lieux dédiés et des temps brefs, la possibilité de rapports sociaux structurés par le souci de l’autre et du commun, alors même que ces rapports sont objectivement dissymétriques et rendent possibles l’abus de confiance et la tromperie. Le public permet donc d’entretenir en permanence la potentialité d’un fonctionnement démocratique risqué, qui doit sa vertu à la confiance et au souci d’autrui. Cette confiance du public oblige : elle rend possible le choix éthique et politique de ne surtout pas faire usage d’un pouvoir (un pouvoir de persuasion, un pouvoir d’influence) au nom de la confiance qui est engagée. Cette confiance n’est pas de même nature que celle qui est souvent invoquée dans la pensée économique : celle-ci repose sur un principe d’équilibre entre la réduction des risques et l’efficacité des interactions (Luhman, 1968). La confiance dans cette vision fonctionnaliste fait l’objet d’une réflexion dans le champ du management et de la gestion, pour aider à la conception de dispositifs et de médiations de la relation (marchande, politique) qui puisse garantir la sécurité dans l’échange marchand. Ainsi prise dans un modèle économique qui favorise son intégration à un processus d’industrialisation de dispositifs de réduction des risques, la confiance est réduite à la recherche de sécurité dans les interactions de toute nature.

La condition du public active un autre type de confiance, fondée au contraire sur le risque consenti de s’en remettre à autrui pour qu’il ne fasse pas usage de son pouvoir, sans autre encadrement que celui de la reconduction d’un rapport de confiance qui a été transmis et éprouvé et dont les bénéfices diffus et collectifs engagent les uns et les autres (publics, chercheurs, professionnels des musées) dans un projet constamment instituant. Ce type de confiance est proche de ce que décrivent les théoriciens du don en anthropologie, car c’est une participation politique à une dynamique générale fondée sur la dette et l’interdépendance, qui se déploie dans des temps et des espaces indéterminés, dans l’espace institutionnel mythique. Dans cette perspective, le public des musées répond à la définition du patrimoine comme dette entretenue, telle que Jean Davallon (2007) l’a conceptualisée à partir, précisément, de l’anthropologie du don.

Cette condition du public n’est pas facile à objectiver et elle peut être détruite par les dispositifs de mesure et de recherche qui sont fondés sur des modèles implicites opposés : le chercheur qui ne croit plus lui-même au projet institutionnel au nom duquel il pratique l’enquête ne peut tout simplement plus ni ressentir, et donc ni voir, ni entendre l’équivalence entre condition d’enquête et condition du public (scrupule, attention, souci de l’autre).

De fait, au nom des intérêts des publics, se développent deux types d’activité d’expertise et de recherche qui modifient directement la condition du public et donc la nature de l’institution. Le silence, l’effacement qui caractérisent cette posture du public donne prise, hélas, à l’abus de confiance. Ces activités d’expertise et de recherche à propos des publics tendent à masquer et risquent d’éteindre cette condition fragile du public. En effet cette condition est très facile à requalifier puisqu’elle est fondée sur un défaut d’énonciation qui conditionne son caractère vivant : il est aisé de profiter de la confiance du public en faisant usage des données qu’il fournit pour développer un modèle du fonctionnement institutionnel (concurrentiel, agonistique, calqué sur le marché) exactement opposé à celui qui rend possible l’obtention confiante de ces données. On constate donc l’existence :

  • d’une activité de requalification des rapports entre publics et institutions en rapport entre des clients usagers et des produits et services, au bénéfice d’une gestion supposée efficace des musées pris dans un double processus d’industrialisation culturelle et de modernisation technique des institutions publiques ;
  • d’une activité d’animation des publics, dans le cadre d’une volonté de modernisation politique des institutions. On revendique l’« empowerment» du public : la participation, l’affirmation des points de vue et des besoins, l’action. Les individus et les groupes sont supposés avoir intérêt à questionner les légitimités acquises et à s’impliquer dans des ajustements constants au nom de la défense d’équilibres entre des intérêts antagonistes.

Ainsi dans le cas des institutions culturelles telles que les musées, la place de porte-parole des intérêts des publics est-elle constamment convoitée et revendiquée par des acteurs considérés comme experts des savoirs relatifs aux publics (laboratoires, services internes, agences, etc.), qu’il s’agisse de produire des modèles de publics sur la base de données d’enquête pour gérer les produits et services et de l’évaluation de leurs usages, ou qu’il s’agisse de développer des dispositifs favorisant l’implication dite active des publics dans la vie des institutions au bénéfice d’un progrès démocratique supposé. Dans leur thèse effectuée en tant qu’étudiant salarié ou ingénieur partenaire, un certain nombre de chercheurs rendent compte de la production d’innovations, d’une expérience de collaboration à la création de fictions narratives ou de figures fictionnelles destinées à piloter la conception assistée par l’usage ou la médiation. Ces fabrications de figures et modèles transforment profondément l’espace institutionnel : elles saturent l’espace de la réflexion et de l’action, elles rendent invisibles les relations effectives. Or, ce qui arrive au public est symétrique de ce qui arrive au chercheur : là encore, la condition du public se comprend au miroir de la condition de chercheur enquêteur, et vice versa.

En effet, au moment où les processus conjoints d’industrialisation de l’enquête et de requalification du public opèrent l’altération profonde des rapports sociaux conservés et transmis dans les institutions du savoir, une tendance exactement opposée émerge dans le champ de la philosophie politique. Les théories du souci de l’autre et de la considération permettent de prendre au sérieux dans l’espace académique lui-même les concepts qui éclairent la condition du public, si difficile à objectiver et à formaliser dans les formes théoriques classiques des sciences sociales. Le souci de l’autre, la confiance et le scrupule qui caractérisent cette condition correspondent aux caractéristiques d’une philosophie du care, qui se fraie une voie dans nos conceptions de la scientificité et du politique, mais qui sont trop souvent confinées au monde du soin et peu mobilisées pour étudier des institutions centrales du savoir et de la culture.

La condition du public apparaît donc comme étant un phénomène contemporain, fondamental pour donner un ancrage à la fois empirique et théorique à des courants philosophiques neufs, structurés par la réflexion sur les pratiques d’attention, la confiance et la vulnérabilité comme conditions démocratiques.


Bibliographie

Bourdieu P., dir., 1993, La Misère du monde, Paris, Éd. Le Seuil

Champagne P., 2015, Faire l’opinion, Paris, Éd. de Minuit.

Davallon J. 2007, Le Don du patrimoine, une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Cachan, Hermes Lavoisier.

Eidelman J., Gottesdiener H., Le Marec J., 2013, « Visiter les musées : expérience, appropriation, participation », Culture & Musées, hors-série, pp. 73-113.

Le Marec J., 2007, Public et musées, la confiance éprouvée, Paris, Éd. L’Harmattan.

Luhmann N., 1968, La Confiance, un mécanisme de réduction de la complexité sociale, trad. de l’allemand par S. Bouchard, Paris, Éd. Economica, 2006.

Paperman P., Laugier S., éds, 2006. Le Souci des autres. Éthique et politique du care. Paris, Éd. de l’EHESS.

Auteur·e·s

Le Marec Joëlle

Groupe de recherches interdisciplinaires sur les processus d’information et de communication Sorbonne Université

Citer la notice

Le Marec Joëlle, « Confiance » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 12 novembre 2018. Dernière modification le 17 janvier 2020. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/confiance.

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