Consécration


 

Le terme consécration renvoie à un environnement sémantique et symbolique, intrinsèquement lié à la notion de sacré. Cependant, la consécration ne peut plus seulement être comprise comme une forme de reconnaissance religieuse et/ou rituelle associant le divin au profane. Elle apparaît comme la représentation d’une reconnaissance, d’une célébration, la délégation d’un pouvoir – même éphémère – au sein de laquelle publics et médias jouent un rôle primordial. Définir ce qu’est la consécration suppose au préalable de revenir aux origines du terme pour l’envisager ensuite dans son rapport au sacré et, enfin, déterminer comment, au XXIe siècle, elle est devenue le fruit d’une construction syncrétique.

 

Origines de la notion

Le latin consecratio signifie « action de consacrer aux dieux, de mettre au rang des dieux ». L’histoire du terme est intéressante et révèle l’évolution de la société, puisqu’elle passe d’une acception religieuse (2de moitié du XIIe siècle : « action de consacrer à quelque usage religieux ») à une signification plus étendue au XIXe siècle, sanctionnant l’« action de se destiner à quelque chose de manière exclusive » (CNRTL, 2015).

Le Trésor de la Langue française livre au moins quatre définitions du mot consécration :

– au sens propre : « action de consacrer par certains rites à une divinité, un lieu culturel ou non, un objet, une personne » ; « acte par lequel le prêtre opère la transsubstantiation au cours de la messe » ;

– au sens figuré : « confirmation, action de rendre ou de devenir durable » ; « affectation à une fin déterminée, parfois exclusive ».

Ces deux derniers points sont particulièrement intéressants dans la mesure où, au XXIe siècle, la consécration semble être plus médiatique que religieuse. L’action de consacrer permet d’attribuer à un objet, une personne, un lieu, un caractère spécifique, hors du commun. Ainsi, selon le Trésor de la Langue française, le verbe consacrer réfèrerait-il à une forme de célébrité.

 

Glissement sémantique pour une herméneutique nouvelle

Si la nécessité de penser la consécration par et à travers le sacré a été soulignée, de fait, comme on l’a vu, les deux termes sont liés étymologiquement, le verbe consacrer renvoyant notamment au fait de « reconnaître comme ayant un caractère sacré » (CNRTL, 2015). L’usage du terme sacré est questionné depuis le XIXe siècle, tant il apparaît comme une « notion mère d’où faire dériver tous les faits religieux ou magico-religieux » (Casajus, Dumas, 2015, en ligne). Dans son ouvrage Formes élémentaires de la vie religieuse, Émile Durkheim (1912 : 56) cherche à circonscrire les notions entourant le terme sacré : « Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent ; les choses profanes celles auxquelles ces interdits s’appliquent et qui doivent rester à l’écart des premières. […] La relation (ou l’opposition, l’ambivalence) entre Sacré et Profane est l’essence du fait religieux ». Le sacré renvoie à la notion d’interdit qui lui est première, le religieux n’étant qu’un aspect contingent du sacré. Le second point proposé par Émile Durkheim est que l’opposition initiale sacré-profane devient celle du social et de l’individuel. Et c’est précisément dans la puissance de la société (forme transcendante à l’individu chez le sociologue) que puise le sacré. Par ailleurs, pour Émile Durkheim, le sacré est l’objet d’une expérience sociale. Il partage ainsi avec Rudolf Otto (1917), théologien allemand, cette idée d’expérience et de réalité vécue. Le « numineux » – le sacré chez ce dernier auteur – provoquerait des réactions équivoques : « Pour Otto, la réaction émotive de l’homme devant le sacré est ambivalente, car ce qui est sacré attire et répugne à la fois. Il est infiniment redoutable et infiniment désirable » (Jeffrey, 2011 : 41). Cette ambiguïté émotionnelle face au sacré formalisé par Rudolf Otto est intéressante parce qu’elle semble caractériser la réaction des publics contemporains face à toute forme de consécration non religieuse, comme en attestent, par exemple, les débats sur les réseaux sociaux numériques autour d’une téléréalité, qui porte aux nues le commun des individus.

 

La consécration, rituel sacré

Le sacré est associé par beaucoup d’auteurs à la notion de rituel (Durkheim, Hubert et Mauss, Goffman) ; ceux-ci ont certes une approche différente de la ritualité du sacré, mais ils ont en commun de la penser comme un élément producteur de sacré, que cette ritualité soit profane, religieuse ou divine.

 

Photo en noir et blanc de multiples religieux

Consécration épiscopale de Mgr Emile Verhille (1903-1977), spiritain natif d’Orchies et vicaire apostolique de Fort-Rousset (actuel Owando) en République du Congo, devant l’église Saint-Jean-Baptiste de Tourcoing, Spiritains, 21 décembre 1951 (Tourcoing, France). Source : Wikimédia (CC BY-SA 4.0)

 

Le sacré, rituel séculier

Erving Goffman place la personne et les rites quotidiens au centre de la sacralité : « [Elle] marque la souveraineté de la valeur associée à un objet, un événement, un individu, une action, un espace, etc. » (Jeffrey, 2011 : 32). La consécration peut alors être pensée comme un « rituel confirmatif » (Goffman, 1967), sacralisant indifféremment par l’intermédiaire des publics des médias et des réseaux sociaux numériques la valeur de l’ordinaire (e.g. les « stars » de la télé-réalité) ou de l’extra-ordinaire (e.g. le travail des sauveteurs durant une catastrophe naturelle). Le fait que, dans l’espace public contemporain, la consécration soit devenue presque exclusivement médiatique et relativement éphémère renvoie aussi au sacrifice selon Henri Hubert et Marcel Mauss (1899). Le sacrifice y est envisagé par les deux auteurs comme un mouvement de va-et-vient entre deux états sacré-profane, et il est « le moyen de mettre en contact le sacré et le profane par l’intermédiaire d’une victime » (Casajus, Dumas, 2015, en ligne).

La consécration médiatique projette dans l’espace public cette image de sacrifice, dans la mesure où ce qui semble importer pour les publics dans cet acte sacralisant, c’est davantage le mouvement lui-même (la possibilité pour un(e) inconnu(e) d’être consacré(e) et célébré(e) médiatiquement), que le résultat (la consécration) ou même l’identité du « sacrifié ». La consécration médiatique étant par essence éphémère, ce qui est consacré un jour peut par ailleurs être désacralisé le lendemain. Seules les consécrations politiques – comme l’entrée au Panthéon – semblent encore promettre l’éternité aux heureux élus, et faire passer durablement du statut de profane à celui de sacré.

Le sacré profané

Il y a dans ce mouvement, décrit par Henri Hubert et Marcel Mauss (1899), l’idée d’un possible passage du profane au sacré et d’un retour à l’état initial. Ce point préfigure le mouvement scientifique transdisciplinaire de la sociologie à l’anthropologie qui, dans cette première moitié du XXe siècle, va s’attacher à penser le sacré comme autonome de la religion. Ainsi Jean-Jacques Boutaud et Stéphane Dufour (2013 : 9) constatent-ils qu’« avec la disparition de ce monopole sur le sacré, la vie sociale s’est réappropriée la notion, en l’appliquant à d’autres objets purement humains et sociaux. Ainsi, le champ du sacré se prépare-t-il dans la société en général, et dans l’espace de la communication en particulier ». Au XXIe siècle, on serait dans une sacralité plus profane que religieuse (Debray, 2006), où celui qui dit le sacré ne serait plus le divin singulier mais l’humain collectif. Le phénomène de consécration participe de la même tendance : autrefois les hommes politiques étaient célébrés pour leurs actions et consacrés une première fois par le vote, puis une seconde fois par une série de rituels (Légion d’honneur, conseil constitutionnel, Panthéon…). Désormais, la consécration excède largement le politique et ce sont les sportifs et les vedettes de l’audiovisuel qui sont encensés sur l’autel médiatique. S’il est admis que le sacré n’est plus l’apanage du religieux, mais davantage celui du domaine séculier et de la célébration profane, on observe alors un renversement paradoxal vers une forme de religiosité médiatique. Cette communion participe d’une tendance très humaine à « substituer un objet de croyance à un objet d’expérience » (ibid. : 13). On retrouve cette idée de communion dans le sacré tel qu’elle est définie par Georges Bataille (1970 : 562), comme « un moment privilégié d’unité communielle ». Le sacré ici ne sépare plus (les interdits s’en chargent), il réunit et permet la communion – finalité de la communication – entre les humains. En ce sens, la consécration se présente comme un acte de communication, mettant en relation un singulier (objet célébré) devenu visible et un collectif indiscernable (la célébration).

 

La consécration aujourd’hui : une construction syncrétique

Le sacré, et la consécration avec lui, « est régulièrement convoqué pour indiquer ce qui vaut le plus, ce qui a un surplus de sens, ce qui est intouchable » (Jeffrey, 2011 : 42). Cette distinction est une forme d’auto-célébration des publics par eux-mêmes : par exemple, les réseaux sociaux numériques, relayés par la presse, consacrent l’ordinaire en glorifiant les anonymes starifiés de la téléréalité. Dans un registre plus dramatique, publics, réseaux sociaux et médias ont consacré le hashtag #jesuischarlie suite aux attentats parisiens de janvier 2015, faisant de son créateur, Joachim Roncin, un véritable héros ; la consécration aurait ici atteint une forme d’apogée, dès l’instant où le monde entier semble s’être approprié l’expression et ses déclinaisons #jesuis…, #noussommes…, #iam…, #weare…, pour en faire un symbole de protestation et/ou de soutien envers une cause.

Jean-Jacques Boutaud et Stéphane Dufour (2013 : 10) évoquent la « grande labilité du sacré, la diversité changeante des signifiants dans lesquels il se trouve investi ». En effet, on note un glissement des figures consacrées, autrefois principalement militaires et politiques (Clemenceau, Churchill, de Gaulle, Kennedy…) vers d’autres catégories : après avoir été l’affaire du show-business, la consécration distingue désormais les personnages les plus ordinaires. La frontière qui existait encore entre les publics des médias et les grandes stars hollywoodiennes du XXe siècle – véritables objets de culte dans l’Olympe du cinéma (Morin, 1957) – semble s’être progressivement délitée, au profit de lieux artificiels de transaction communicationnelle, comme Twitter, où les stars exposent leur vie privée et professionnelle en 140 caractères. Ces évolutions conduisent à penser qu’il existe plus qu’hier une échelle de la consécration, nivelant la valeur de l’objet/sujet célébré selon les consécrateurs.

 

Un homme en costume noir devant un micro, observé par un autre homme

Peter Denz avec le présentateur Richard Dreyfuss aux Oscars en 1996. Le 25 mars 1996, Peter Denz a reçu l’Oscar des mérites techniques (Technical Achievement Award) pour le développement d’une caméra vidéo couleur sans scintillement, Denz, 25 mars 1996. Source : Wikimédia (CC BY 3.0)

 

Une consécration singularisante

Le caractère sacré d’un objet ou d’une personne renvoie à un champ de croyances individuelles d’abord, collectives ensuite. Au XXIe siècle, dans les sociétés hyper-médiatisées, la consécration produit une mise en scène du sacré à l’attention quasi exclusive d’un public particulier ; une sorte d’impératif de publicité se joue également dans ces formes nouvelles de célébration. Par ailleurs, si les médias de masse ont eu tendance à uniformiser les figures du sacré en proposant des effigies communes et aisément partageables (telles les stars du cinéma hollywoodien), les réseaux sociaux numériques semblent tout à la fois singulariser et démultiplier ces figures auprès de publics divers. La singularisation réside dans le fait qu’il n’existe plus un imaginaire collectif de la figure à consacrer, mais un foisonnement de petites idolâtries profanes et ordinaires au sein desquelles se retrouvent par exemple les célébrités de la téléréalité. Plus de héros extra-ordinaires donc, mais des hérauts communs et ultra-médiatiques. La consécration ne semble plus le fait d’une « totalité » (Leiris, 1938), mais d’une multiplicité constituée principalement des publics médiatiques. En d’autres termes, la consécration n’est plus totalisante ; elle est singularisante dans la mesure où les publics construisent ces icônes en relative indépendance les uns des autres.

Une consécration court-circuitée

Dans une société hypermédiatisée et hyperconnectée, la consécration a perdu de son caractère d’exceptionnalité pour devenir un rituel qui n’est plus seulement journalistique (Neveu, 2001 ; Ponet, 2007), mais médiatique. Érik Neveu fait état d’une première évolution dans les années 70, qu’il appelle un « court-circuit de consécration » : auparavant, la consécration était d’abord celle des pairs, puis celles des journalistes qui confirmaient en quelque sorte le verdict. Depuis le début du XXIe siècle, on remarque un second « court-circuit de consécration » qui vient s’ajouter au premier. En effet, les pairs et les journalistes n’apparaissent plus comme les seuls consécrateurs, la consécration devenant de plus en plus souvent l’affaire de bloggeurs ou de twittos influents. Se nouent également, dans des proportions et avec une fréquence inédite, des interactions entre consacrés et consacrants. La consécration devient surtout le fait de réseaux d’interdépendance s’incluant ou s’excluant selon la figure célébrée. Elle semble alors soumise à un jeu de forces contradictoires, produisant à la fois un phénomène de désacralisation et un retour à une forme de religiosité profane. D’autres, comme Jean-Jacques Boutaud et Stéphane Dufour (2013 : 23), évoquent l’idée d’une sacralité projective, constituée en marge d’un sacré institué, dans laquelle le sacré est « une valeur et une projection individuelle, soumis en ce sens aux aléas des singularités personnelles ». La consécration ressortit ainsi davantage à une forme de sacralité réflexive, fruit d’un syncrétisme profane, dans lequel les publics jouent un rôle de premier plan.


Bibliographie

Bataille G., 1970, « Le sacré », pp. 559-563, Œuvres complètes, tome 1, Paris, Gallimard.

Casajus D., Dumas A., « Sacré », Encyclopedia Universalis (en ligne). Accès : http://www.universalis.fr/encyclopedie/sacre/. Consulté le 23 mai 2015.

Centre national de ressources textuelles et lexicales, Accès : http://www.cnrtl.fr/etymologie/cons%C3%A9cration. Consulté le 23 mai 2015.

Debray R., 2006, « Pour une sacralité profane », Médium, 6, pp. 3-22.

Dufour S., Boutaud J.-J., 2013, « Extension du domaine du sacré », Questions de communications, 23, pp. 7-30.

Durkheim É., 1912, Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie, Paris, Presses universitaires de France, 1960.

Goffman E., 1967, Les Rites d’interaction, trad. de l’anglais par A. Kihm, Paris, Éd. de Minuit, 1974.

Hubert H., Mauss M., 1899, « Essais sur la nature et la fonction du sacrifice, Année sociologique, 2, pp. 29-138.

Jeffrey D., 2011, « Le sacré, entre médiations et ruptures », ESSACHESS, Journal for Communication Studies, vol. 4, 2, 8, pp. 31-46.

Leiris M., 1938, « Le sacré dans la vie quotidienne », pp. 94-142, in : Hollier D., Le Collège de sociologie, Paris, Gallimard, 1995.

Morin, E., 1957, Les Stars, Paris, Éd. Le Seuil, 1972.

Neveu É., 2001, Sociologie du journalisme, Paris, Éd. La Découverte, 2004.

Otto R., 1917, Le Sacré. L’élément non-rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, trad. de l’allemand par A. Jundt, Paris, Payot, 1968.

Ponet P., 2007, « Les logiques d’une consécration journalistique », Questions de communication, 11, pp. 91-110.

Auteur·e·s

Hare Isabelle

Équipe de recherche de Lyon en sciences de l’information et de la communication Université Lumière Lyon 2

Citer la notice

Hare Isabelle, « Consécration » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 08 avril 2021. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/consecration.

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