Consultation des publics audiovisuels


 

Pourquoi consulter le public ? Pourquoi les producteurs de savoir, d’art ou d’information devraient-il s’interroger sur ce que pensent les destinataires de leurs œuvres ? Cette question émerge et prend de l’importance à mesure que se construisent des publics de moins en moins directement reliés aux créateurs et producteurs. La notion de public est en effet porteuse d’un partage : celui qui sépare la scène du parterre, le journal de ses lecteurs, le réalisateur de ses spectateurs. Ce partage est le résultat d’un face à face historiquement construit qui oppose le message et ses producteurs d’un côté de la réception et des membres du public de l’autre. Par exemple, au théâtre, jusqu’au XVIIIe siècle (Butsch, 2000), ce partage n’est pas constitué et les spectateurs interpellent les acteurs, éprouvent à haute voix, vivent le parterre comme une scène ; puis le spectateur s’individualise et l’activité, au lieu d’être collectivement partagée pendant la représentation, en vient à être « incorporée », et devient affaire de for intérieur, affaire qui n’a donc plus sa place pendant la représentation. Dès lors, même dans le spectacle vivant, les réactions du public deviennent plus difficiles à interpréter et se développent partout les procédures qui permettent de faire parler ce public (que l’on a si difficilement fait taire au théâtre).

 

Faire parler le public : des balbutiements plurivoques à la généralisation uniforme

Le recours aux mesures marque ce partage. Ce qui est tout particulièrement important pour la radio et la télévision, médias pour lesquels la rupture avec les auditoires est, au moins jusqu’aux dispositifs connectés, constitutive de leur fonctionnement. C’est lorsque devient incertaine la continuité entre l’œuvre et son public, ou bien entre le message et ses récepteurs, que la quantification apparaît comme un moyen d’établir des liens et de consulter ceux auxquels on souhaite s’adresser. Dès ses premiers programmes, cela devient une exigence pour l’audiovisuel. Les enquêtes quantitatives sur le public de la radio sont mises en place dans certains pays, comme l’Italie ou les États-Unis, très peu de temps après l’apparition des premières émissions au début des années 1920 dans l’incertitude où les plonge le silence des ondes. À la télévision française, dès les premiers programmes du début des années 1950, sont lancées des enquêtes sur les téléspectateurs, pourtant encore très peu nombreux.

Dans ces premières opérations de quantification, les échanges sont réciproques. Pour ces enquêtes sur le public, il s’agit non seulement d’apprendre sur le public, c’est-à-dire de le consulter sur tous les aspects de sa nouvelle pratique télévisuelle ou radiophonique, de lui montrer que le média s’intéresse à lui, mais aussi de fournir des informations aux membres de ce public nébuleux sur l’activité du nouveau média (Méadel, 2010). Progressivement, les responsables des programmes considéreront que ce n’est pas par ces dispositifs que passe le mieux le message de l’intérêt du média pour son public et que ceux-ci doivent seulement servir à capter les comportements de ses membres.

Cette version non réflexive de la consultation des publics s’est désormais imposée comme instrument de mesure pour la radio et la télévision et est devenue l’outil central de connaissance du public pour les médias audiovisuels. Partout, il y a uniformisation des principales techniques de mesure des audiences. En matière de télévision, par exemple, dans tous les pays, c’est l’audimètre qui enregistre de manière automatisée le fonctionnement des téléviseurs (Bourdon, Méadel, 2015).

Les mesures produites par cet outil sont mobilisées pour de multiples tâches : calculer le prix de la séquence de publicité, vendre les contenus sur les marché national et international, évaluer les performances comparées des diffuseurs, arbitrer entre les programmes et les professionnels, etc. L’action de ces mesures s’exerce avec une pression constante et continue : chaque matin, tous les jours de l’année, dans toutes, ou presque, les télévisions du monde, dans les régies, chez les annonceurs et les publicitaires, tombent les résultats indiquant le nombre des téléspectateurs des émissions de la veille. La pression est aussi forte à la radio, d’autant plus sans doute que la fréquence des mesures est plus épisodique et les outils légèrement moins homogènes (avec en particulier des enquêtes téléphoniques ou des carnets d’écoute, visant à chaque fois à reconstituer l’audience de la veille ou du jour).

Ces mesures, si elles sont loin d’être les seuls outils mobilisés par les médias pour faire parler leur public, ont acquis ce statut prééminent en opérant une raréfaction de ce que l’on définit comme un auditeur ou un téléspectateur ; il ne s’agit plus que de mesurer un comportement ou plus exactement la durée et la période pendant laquelle une personne est définie comme auditeur ou téléspectateur. Et cette définition est très minimale : dans un certain nombre de pays, comme la France, un téléspectateur est seulement une personne qui est présente dans une pièce dans laquelle un récepteur fonctionne. Ainsi la définition de ce qui fait un membre de l’audience est-elle réduite à sa plus simple expression ; cela a suscité de nombreuses critiques dont les plus marquantes sont celles d’Ien Ang (1991 : 81) qui juge à la fois impossible de réduire l’infinie diversité des téléspectateurs et de capturer leurs comportements sans leur adhésion.

 

De la critique des mesures d’évaluation

Ces instruments de quantification du public, universels et omniprésents, jouissent d’un statut critique ambivalent. Dès leurs origines, les controverses sont multiples, le nom d’une des technologies, l’audimat, allant jusqu’à être employé de manière dépréciative pour signifier le poids négatif du jugement des foules en matière culturelle. Dès les premières enquêtes, et un peu partout, leur impact sur la qualité des programmes est critiqué. Les mesures d’audience sont considérées tout à la fois comme le symptôme et comme la cause de la qualité médiocre des émissions ; l’ouvrage de Pierre Bourdieu (1996) sur la télévision, dont l’écho est international, incarne cette position critique dans une approche radicale et trop vague. Radicale parce que l’opposition entre un public comme sujet et un public comme consommateur passif nie la réalité intrinsèque de l’audience comme pratique (Boullier, 2004) et qu’elle idéalise l’activité du public sujet (sans médiation) comme valeur en soi. Trop vague car le concept d’audience y apparaît comme intrinsèquement lié à l’organisation du marché de la consommation médiatique dans la phase actuelle de développement du capitalisme en ignorant les déclinaisons locales et les usages de ces quantifications.

Mais cette approche critique est également naturaliste. En effet, elle suppose que ces chiffres incarnent le public, qu’ils parlent pour lui. Cette reprise des données d’audience comme « fait établi » est d’ailleurs courante dans les travaux de recherche, avec une appréhension naturaliste qui confond mesure et quantification : comme l’a montré Alain Desrosières (2008 : 10) : en quantifiant on « exprime et fait exister sous une forme numérique ce qui, auparavant, était exprimé par des mots et non par des nombres » alors que l’action de mesurer renvoie à une métrologie réaliste. Les données d’audience ne mesurent pas un public qui serait donné et fini ; elles établissent des conventions qui permettent aux différents acteurs de se mettre d’accord sur ce qu’on désignera conventionnellement comme public.

Ces conventions sont partout le résultat de négociations entre les professionnels des médias (les régies publicitaires, les agences de publicité, les annonceurs et les techniciens de la mesure, réunis dans un Joint Industry Consortium – JIC – incarné en France par Médiamétrie). Leur caractère conventionnel ne signifie pas pour autant que ces chiffres sont purement artéfactuels : ils visent à produire une estimation qui permet de rendre compte du public avec régularité et en obéissant à des contraintes techniques constantes. Les chiffres d’audience doivent évaluer de façon cohérente l’évolution temporelle des programmes et de la concurrence entre les chaînes. Il n’y a dès lors pas d’autre vérité que procédurale : c’est le respect des procès de quantification et leurs vérifications permanentes à la fois en interne et par des organismes externes qui établissent des résultats acceptables, au moins pour un temps. Et c’est là que la critique pourrait s’exercer, une fois qu’elle aurait renoncé à la fois au naturalisme des chiffres et à la critique déconnectée des objets : en s’interrogeant sur la nature des conventions qui définissent les publics, sur l’organisation des procédures de contrôle et plus encore sur le statut des organismes qui produisent ces données le plus souvent en situation de monopole ; elle pourrait aussi se pencher sur l’adaptation de ces dispositifs aux évolutions cruciales à la fois des dispositifs et des pratiques.

 

L’évaluation face à l’évolution des médias

Chaque modification des médias et chaque transformation technique s’avèrent en effet un redoutable piège pour ces instruments dont elles bousculent l’élément le plus important : la régularité qui permet de vérifier la cohérence des résultats. La démultiplication des écrans et des supports de diffusion ou de réception, avec la modification des pratiques induite, ont contraint les systèmes de mesure à se transformer et les ont obligés à ouvrir à nouveau la définition de ce que sont un téléspectateur ou un auditeur. Or, l’internet introduit une rupture radicale par la centralité accordée à l’activité calculatoire (Cardon, 2015). Toute l’activité des internautes est désormais saisie par une multitude de capteurs de tout ordre qui ne s’intéressent plus seulement à ce que visite l’internaute mais aussi à ce qu’il fait, ce qu’il cite, ce qu’il aime, aux traces qu’il laisse, etc. Comment produire une représentation commune de ceux qui écoutent la radio ou regardent la télévision, cette représentation qui est jusqu’aujourd’hui utile non seulement aux acteurs du marché, mais aussi aux producteurs et diffuseurs, comme à la puissance publique (Bourdon, Méadel, 2015) ?

 

Ces mesures de quantification de l’audience avaient réussi, non sans compromis, à réconcilier connaissance du comportement du public (il faudrait écrire d’une certaine acception du public réduite à des actions minimales) et connaissance de ses caractéristiques définies par des variables sociologiques traditionnelles. L’audimat, comme l’enquête radio, permettait de produire un énoncé du type « 65 % des hommes de plus de 65 ans, vivant à la campagne, et avec tel revenu, regardent l’émission X » ou encore « tel match fait 23 % de part de marché pour telle cible », énoncés sans doute approximatifs mais jugés raisonnablement crédibles. Que va devenir désormais le « pacte » originel des membres du marché audiovisuel, secteur public compris, qui leur permettait, bon an mal an, de tomber d’accord sur l’articulation entre une définition du public et des méthodes de calculs ? Ce pacte reposait sur un monopole d’une institution (le fameux JIC) dont l’autorité était globalement acceptée par tous, avec une régulation reposant sur un système de contrôles multiples et récurrents. Ce pacte fonctionne encore (pour combien de temps ?) pour les acteurs dominants du marché audiovisuel, mais la concurrence d’autres méthodes de calcul, permettant en particulier de suivre l’activité de l’internaute dans toutes ses pérégrinations individuelles, vient interroger la notion même de public comme comportement collectif susceptible de provoquer l’intérêt.


Bibliographie

Ang I., 1991, Desperatly Seeking the Audience, Londres, Routledge.

Boullier D., 2004. « La fabrique de l’opinion publique dans les conversations télé », Réseaux, 126, 4, pp. 57-87.

Bourdieu P., 1996, Sur la télévision, suivi de L’emprise du journalisme, Paris, Éd. Liber/Éd. Raisons d’agir.

Bourdon J., Méadel C., 2014, Television Audiences across the World. Deconstructing the Ratings Machine, London, Palgrave McMillan.

Bourdon J., Méadel C., 2015, « Ratings as Politics. Television Audience Measurement and the State: an International Comparison », International Journal of Communication, 9, 20, pp. 2243-2262.

Butsch R., 2000, The Making of American Audiences. From Stage to Television, 1750-1990, Cambridge, Cambridge University Press.

Cardon D., 2015, À quoi rêvent les algorithmes, Paris, Éd. Le Seuil.

Desrosières A., 2008, Pour une sociologie historique de la quantification. L’argument statistique I, Paris, Presses des Mines.

Méadel C., 2010, Quantifier le public. Histoire des mesures d’audience à la radio et à la télévision, Paris, Éd. Economica.

Napoli P.M., 2011, Audience Evolution. New Technologies and the Transformation of Media Audiences, New York, Columbia University Press.

Auteur·e·s

Méadel Cécile

Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias Institut français de presse Université Paris 2 Panthéon-Assas

Citer la notice

Méadel Cécile, « Consultation des publics audiovisuels » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 19 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/consultation-des-publics-audiovisuels.

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