Controverse publique (sociologie des sciences)


 

De multiples définitions

Les controverses concernant les sciences et les technologies sont devenues un terrain d’étude pour différents domaines des sciences humaines et sociales (SHS) : sociologie, histoire sociale des sciences, science studies, champ sciences-techniques-société (STS), sciences politiques, sciences de l’information et de la communication.  Les définitions se déclinent suivant l’angle privilégié pour aborder les controverses. Selon le sociologue Yves Gingras (2014 : 10), il convient de dissocier la controverse scientifique – qui s’établit entre pairs, dans des lieux autorisés – et la controverse publique qui fait intervenir de « nombreux acteurs pouvant provenir de tous les lieux de la société civile. Les intervenants possédant des savoirs très diversifiés et plus ou moins approfondis et ne partageant pas de normes communes, le débat est peu encadré, donc moins prévisible dans sa dynamique générale [que lors des controverses scientifiques] et peut aller dans toutes les directions ». En ce cas, l’atteinte d’un consensus est compromise par la diversité des points de vue en présence (idéologiques, politiques, religieux, moraux). L’École des mines de Paris est l’un des lieux où l’étude sociologique des controverses « sociotechniques » a été initiée en France. La définition qu’elle en donne pointe l’instabilité des connaissances scientifiques et techniques ainsi que la publicisation du débat « […] qui conduit à des affaires embrouillées, mêlant des considérations juridiques, morales, économiques et sociales » (Mines Paris Tech, 2016). Cyril Lemieux (2007 : 191, 195) associe la controverse au disputing process, structure triadique qui met en présence dans une ou plusieurs arènes (Cefaï, 2007) deux parties et un public juge. La dispute s’étend grâce aux médias classiques et internet. Pour Patrick Charaudeau (2014), cette ouverture sur la société définit une « controverse sociale à thème scientifique ».

Les controverses publiques autour des sciences et des technologies sont identifiables selon certaines caractéristiques : elles se déroulent en présence d’un public, qu’il s’agit pour chaque partie de convaincre (Gieryn, 1999) ; elles se tissent autour d’incertitudes scientifiques et mettent en présence des savoirs de nature différente. Les connaissances scientifiques et/ou techniques en font partie mais ne constituent pas toujours le centre de la controverse. Les études en sciences politiques et en communication (par exemple Blondiaux, Sintomer, 2002 ; Monnoyer-Smith, 2011) insistent sur la dimension démocratique des controverses, qui débouche sur les modèles de participation citoyenne. Toutefois, les controverses publiques prennent des formes incertaines que les dispositifs officiels (débats publics, appareils de concertation…) ne peuvent pas toujours contenir.

Ajoutons que la controverse émerge souvent (toujours ?) autour de l’implantation d’innovations technoscientifiques ou biomédicales sur des terrains déjà investis par des significations, des modes de vie, des habitudes, des appropriations locales, culturelles, symboliques. Elle concerne principalement des domaines de la santé et de l’environnement. Dans ce dernier cadre, il faut bien faire la distinction entre controverses localisées, en rapport à des projets technoscientifiques influant sur l’environnement ou sur le quotidien de riverains, et des controverses portant sur des orientations plus globales, telles les politiques énergétiques par exemple. Cependant, les controverses localisées intègrent souvent des arguments ayant une portée globale.

Quelle que soit leur limitation géographique, les controverses liées aux développements technoscientifiques sont asymétriques. Les forces en présence – juridiques, politiques, financières, parvenant à s’allier les experts et les médias – ne sont pas les mêmes lorsqu’il s’agit, par exemple, d’une industrie soutenue par l’État ou d’un collectif associatif. Le chercheur qui s’intéresse à ces controverses doit se détourner d’une logique linéaire/top-down et éviter de considérer que les positions des acteurs et des publics puissent être figées :

 « […] la science elle-même, ses résultats comme ses valeurs, deviennent socialement valides et pertinentes au long de chaînes de réappropriations toujours infidèles, d’intéressements toujours partiels mais qui impliquent des acteurs infinis en nombre. Dans ce processus, et ceci est un point nodal, le social lui-même, ses manières de se comprendre comme ses modes d’action, sont eux-mêmes transformés » (Pestre, 2007 : 41).

Enfin, les modes de publicisation des controverses sont fondamentaux. Ainsi Joëlle Le Marec et Igor Babou (2015 : 115) précisent-ils le rôle que jouent les médias dans les controverses publiques, rôle souvent négligé par les recherches sociologiques centrées sur les stratégies des acteurs : « Les médias ne sont pas seulement des espaces de déploiement de stratégies d’enrôlement ou de mise en visibilité d’arguments, de positions et d’acteurs. Ce sont aussi des espaces fortement structurés par des enjeux professionnels, économiques, politiques et cognitifs autonomes ». Pour cette raison au moins, l’analyse de la dimension communicationnelle des controverses est essentielle.

 

Comment en est-on venu à étudier les controverses publiques autour des sciences et des technologies ?

Les chercheurs en SHS s’intéressent aux controverses à partir des années 1960, sous l’impulsion, notamment, de la « nouvelle philosophie des sciences » portée par Thomas S. Kuhn, Imre Lakatos et Paul Feyerabend. Thomas Kuhn qui distingue le fonctionnement normal de la science et les révolutions scientifiques en mettant en œuvre le concept de paradigme, ouvre une brèche : par la suite il sera possible d’appréhender les faits scientifiques à l’instar de tout autre fait social (Busino, 2007). L’école d’Edimbourg établit dans les années 1970 le « programme fort pour l’étude des connaissances scientifiques », qui relie la sociologie des sciences fonctionnaliste de Robert K. Merton et l’épistémologie des sciences (Bloor, 1976). Les chercheurs tentent de mettre en œuvre quatre principes dans leurs analyses : la causalité, l’impartialité, la symétrie, la réflexivité. Leurs travaux englobent ainsi les dimensions culturelles et politiques des controverses scientifiques. Steven Shapin (1975), étudiant la querelle phrénologique à Edimbourg au début du XIXe siècle, montre que la controverse a pour fond des conflits sociaux et de classe. Promue par des intellectuels marginaux qui s’opposaient à l’aristocratie universitaire, la phrénologie était porteuse d’un nouveau modèle de société : chacun y trouverait sa place non pas en fonction d’un savoir universitaire élitiste mais simplement en raison des bosses de son crâne. L’auteur a mis en évidence la productivité scientifique de cette controverse qui a débouché sur une meilleure connaissance du cerveau.

En France, la théorie de l’acteur-réseau modélise les interactions prenant place au sein d’une controverse. Les scientifiques sont représentés comme étant des acteurs traduisant leurs projets pour obtenir le soutien de la société civile.  Ainsi, au cœur de la controverse l’opposant aux partisans de la génération spontanée, Louis Pasteur a-t-il réussi à convaincre les politiques hygiénistes de la validité de ses observations sur les microbes. La controverse s’étiole lorsqu’il obtient leur soutien (Latour, 1984).

 

Publics et/ou acteurs des controverses

La  façon d’appréhender la question des publics et la contestation dont ils peuvent être porteurs a profondément évolué dans les années 1990. Les analyses de Ulrich Beck (1986), conduites avec Anthony Giddens et Scott Lash (1994) interprètent les contestations émergentes comme le fruit d’une distribution large des connaissances relatives aux développements technoscientifiques et aux risques. Les oppositions ne sont pas de simples réactions face à des projets ou des innovations, mais bien plutôt le symptôme de réflexions interrogeant la capacité des sociétés modernes à contrôler les risques qu’elles génèrent.

Parallèlement à ces conceptualisations, la revue Public Understanding of Science publie, dès 1992, des recherches relatives aux publics des sciences et notamment aux publics/acteurs des controverses. Brian Wynne (1992) y fait état d’une recherche révélant l’asymétrie de la controverse opposant les bergers des environs de la centrale nucléaire de Sellafield aux experts venus « décontaminer » leurs troupeaux après le passage du nuage de Tchernobyl. Cette étude dénonce le modèle du déficit, largement utilisé dans la gestion politique des controverses publiques : il ne suffit pas d’éduquer et d’informer les acteurs/publics pour qu’ils adoptent de nouvelles pratiques. Bien au contraire, à l’instar des bergers de Sellafield, chaque personne concernée est porteuse de savoirs constitutifs de sa manière d’investir les pratiques, ces savoirs étant parfois fort éloignés de la rationalité des experts scientifiques. Le fait de nier, d’ignorer et/ou de discréditer ces savoirs représente l’une des conditions à l’émergence ou à l’intensification des controverses.

Cette mouvance de recherches, dont l’ouvrage collectif Misunderstanding science ? (Irwin et Wynne, 1996) est emblématique, prend acte de la légitimité des publics profanes dans une volonté de symétrie. Plusieurs études issues de l’interactionnisme symbolique aboutissent à des conclusions connexes. Par exemple, Karin Garrety (1997) a montré comment une controverse pouvait être productive. Alors même que la validité scientifique du lien entre graisses alimentaires et maladies cardio-vasculaires n’était pas établie aux États-Unis, gouvernements et associations se sont saisis de cette hypothèse et lui ont donné des significations cohérentes avec leurs mondes de références. De ce processus a résulté l’exclusion de l’alimentation humaine des produits susceptibles de contenir du cholestérol. La controverse peut parfois ainsi être socialement productive, même si elle peut rebondir ultérieurement sur une nouvelle controverse. Ainsi, Pierre Lascoumes (1999) revient-il sur les discussions autour des trajets de TGV au début de la décennie 1990 et montre que la controverse a permis d’enrichir l’analyse de la situation et de prendre en compte les aspects environnementaux et écologiques, largement sous-estimés par la SNCF. Cette même controverse a également permis de revoir les processus et les acteurs de l’évaluation puisqu’un collectif d’associations locales a pu y prendre part et exposer des intérêts neufs dans le projet et mettre en œuvre une capacité d’inventaire non envisagée par les porteurs de projet.

Dans ce sens, la confrontation en public des points de vue a une valeur heuristique qui se traduit au moins de trois façons : d’une part, elle fait s’affronter discursivement des divergences entre différents types d’expertise ; d’autre part, elle pousse les acteurs politiques à se situer précisément par rapport à leurs prises de position et leurs alliances ; enfin, elle permet la diffusion des résultats de l’expertise profane vers les citoyens les moins concernés. (Lascoumes, 1999 : 84).

 

Controverse et consensus

L’une des recherches inaugurales de la théorie de l’acteur-réseau met en évidence l’existence de « points de passage obligés » dans la controverse qui confronte chercheurs du Centre national pour l’exploitation des océans (CNEXO), marins pêcheurs éleveurs de coquilles Saint Jacques à St Brieuc, et les coquillages eux-mêmes en tant qu’acteurs non-humains (Callon, 1986). Les acteurs peuvent alors se domestiquer l’un l’autre et aboutir à un consensus au moins provisoire.

Au tournant du XXe siècle, de nombreuses études sociales prennent pour objet les positionnements des acteurs durant les controverses. En France, ces études sont progressivement investies par les acteurs de la gestion des crises qui reprennent à leur compte une notion issue de la théorie de l’acteur-réseau : le forum hybride (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001). Ce dernier devient un outil presque obligé inspirant les dispositifs de débat public, de conférence de citoyens ou encore les comités de surveillance de l’évolution des innovations sociotechniques. En Europe, la convention d’Aarhus (1998) rend juridiquement obligatoires les dispositifs de consultation dans le domaine de l’environnement. La « crise des OGM » (1996-97) ayant abouti à un moratoire dans cinq états, a sans doute constitué un précédent traumatisant, à la fois pour les biologistes, les industriels et les politiques qui avaient investi dans des projets (Felt, 2010). Ainsi, les publics désormais appelés « citoyens » sont conviés à prendre part aux débats autour de l’implémentation des innovations. Ces dispositifs doivent non seulement favoriser « la démocratie sociotechnique » (Callon, Lacoumes et Barthe, 2001), mais aussi contenir les controverses.

Ce type de règlement de la controverse est cependant faillible. D’abord, les rôles des acteurs d’une controverse évoluent tout au long de son déroulement : ils peuvent être engagés, organisés, embarqués ou simplement public silencieux (Chateauraynaud, 2013). Le public silencieux peut à un moment ou un autre s’organiser, voire même s’engager. Le dispositif sera alors dépassé par la controverse. Par ailleurs, la contribution des citoyens n’est pas forcément prise en compte dans la décision politique finale et les débats sont fréquemment accusés d’être des dispositifs forçant l’acceptabilité publique des innovations (voir par exemple, la critique qui en est faite sur le site http://www.piecesetmaindoeuvre.com). Le dispositif devient alors lui-même objet de controverse. Pour le chercheur qui s’intéresse à ces situations, il s’agit de repenser « la démocratie technique à travers la multiplicité des régulations qui agissent et se corrigent les unes les autres, et pas d’abord par l’imagination du processus idéal de choix qui fait que nous pourrions créer un social participatif et parfaitement huilé qui n’aurait pas à limiter son propre pouvoir » (Pestre, 2011 : 233).


Bibliographie

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Auteur·e·s

Chavot Philippe

Laboratoire interuniversitaire des sciences de l’éducation et de la communication Université de Strasbourg

Masseran Anne

Centre de recherche sur les médiations Université de Strasbourg

Citer la notice

Chavot Philippe et Masseran Anne, « Controverse publique (sociologie des sciences) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 19 octobre 2016. Dernière modification le 19 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/controverse-publique-sociologie-des-sciences.

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