Controverse (rhétorique)


(n. f., du latin controversia) – Antiquité (rhétorique, littérature ancienne, philologie classique)

 

Définition

Si le terme controversia pouvait d’abord faire référence à toute sorte de conflit soumis à un jugement ou à un arbitrage, et le plus souvent, au débat contradictoire du tribunal (Thesaurus Linguae Latinae, IV, 1906-1909, col. 781-787 ; Desbordes, 2006), il désigne, peu avant le début de notre ère (Sen. Rhet., Contr. I, préf. 12) une forme de déclamation (gr. meletê, scholastica ; lat. declamatio ; Bonner, 1949 ; 1977 ;  Russell, 1983 ; Winterbottom, 1980) pratiquée dans les écoles de rhétorique. Tandis que la suasoire (suasoria) imitait le discours d’assemblée du genre délibératif (voir Aristote) en plaçant l’orateur dans la position de conseiller ou de décideur politique, la controverse se rattachait au genre judiciaire et consistait à produire un discours de défense ou d’accusation dans une simulation de procès autour de l’application d’une ou plusieurs lois données à un cas d’espèce problématique.

 

Histoire et sources

Si l’on peut situer l’origine de cette pratique dès les débuts de la rhétorique dans la Grèce classique (citons la Défense de Palamède de Gorgias ou les Tétralogies d’Antiphon), si orateurs et rhéteurs se sont de tout temps exercés à leur art en reproduisant des procès réels (gr. hypotheseis ; lat. causae), le genre de la controverse (gr. zêtêma), plus volontiers fictif tout en conservant les apparences d’un discours réel, semble connaître une véritable explosion à la fin de la République romaine et aux premiers siècles de l’Empire. Il nous est notamment connu par les recueils de Sénèque le Rhéteur (seconde moitié du Ier siècle av. J.-C. ; Bornecque, 1902, 1992 ; Fairweather, 1981) et ceux attribués à Quintilien, généralement considérés comme les plus représentatifs, mais aussi par ceux de Calpurnius Flaccus (IIIe siècle ap. J.-C.) ou Sopatros (IIIe siècle ap. J.-C.), par les nombreux exemples et allusions présents chez les auteurs de la seconde sophistique, chez les compilateurs et biographes (Suétone, Philostrate) ainsi que dans les traités de rhétorique contemporains (Rhétorique à Herennius, Hermogène, Cicéron, Quintilien) et ceux, plus tardifs, rassemblés dans les volumes des Rhetores Graeci (Waltz, 1832-1836 ; Spengel, 1853-1856) et Rhetores Latini Minores (Halm, 1863).

 

Déroulement (Kennedy, 1972)

Les controverses constituaient le point d’orgue de la formation dispensée par les rhéteurs et étaient censées préparer les élèves à l’art du barreau et à l’exercice de la parole publique. Le maître proposait un sujet souvent accompagné d’un commentaire (sermo) préliminaire sur la façon de le traiter. Les élèves choisissaient la partie qu’ils allaient soutenir, mais devaient être capables de développer les deux discours opposés (ce qu’ils faisaient parfois à titre de défi) ; ils choisissaient également le rôle qu’ils allaient endosser (le plaignant, l’accusé ou un avocat). Ils écrivaient leur discours, qui était ensuite corrigé puis appris pour être récité devant leurs condisciples, parents, amis, invités de passage ; il arrivait parfois que le maître déclame lui-même devant ses élèves ; ceux-ci prenaient note des meilleurs passages en vue de s’en inspirer ou de s’en resservir. Les déclamations donnaient lieu à des représentations publiques : les séances données par des rhéteurs célèbres attiraient les foules et constituaient une sorte de divertissement mondain. La formation devait être complétée par l’expérience directe du forum et des tribunaux, mais de nombreux orateurs continuaient à s’adonner aux déclamations, à des fins d’entraînement ou de divertissement, durant toute leur vie, et parfois exclusivement. Les sujets s’inspiraient librement de l’histoire ou de la vie quotidienne, avec souvent un caractère violent ou excessif (enlèvement par des pirates, tyrannicides, empoisonnements, viols, adultères, suicides, déshéritements) et aux limites du vraisemblable ; les lois s’inspiraient de lois existantes ou anciennes (grecques) ou étaient purement fictives. Par exemple, dans « L’homme qui a séduit deux femmes » (Sen. Rhet., Contr. I, 5 ; trad. Bornecque, 1992), l’énoncé se présente de la manière suivante : « La femme séduite pourra choisir que son séducteur soit exécuté ou qu’il l’épouse sans dot. Un homme prit de force deux femmes la même nuit. L’une choisit de le faire mourir, l’autre de l’épouser ».

 

Technique

Pour traiter de telles causes par un discours, les déclamateurs devaient déployer toute leur maîtrise des techniques acquises lors des étapes précédentes de leur apprentissage (les « exercices préparatoires », gr. progymnasmata) et les différentes tâches de l’orateur : recherche des preuves ou inventio (voir êthos, pathos, logos), procédés d’écriture (narration, description,…), dispositio des arguments et développements, mise en forme ou elocutio, mémorisation et prononciation avec les gestes appropriés (actio) ; une attention toute particulière était accordée à l’expression. Pour chaque controverse qu’il présente, Sénèque le Rhéteur mentionne les meilleures sententiae, sorte de bons mots et phrases percutantes, employées par les déclamateurs, la divisio ou articulation des points traités (quaestiones) ainsi que les couleurs (colores), c’est-à-dire les interprétations des attitudes et les motivations attribuées aux protagonistes en fonction des éléments de l’affaire (par exemple, la couleur de la démence). Dans les traités de rhétorique, les controverses viennent souvent illustrer la théorie des états de la cause (gr. staseis ; lat. status, constitutiones), popularisée par Hermagoras mais principalement connue par le traité éponyme d’Hermogène et ses commentaires (Montefusco, 1986 ; Russell, 1983) ; elles permettaient d’acquérir ce système de pensée sophistiqué et appliqué avec plus ou moins de rigueur par les rhéteurs. Celui-ci apprenait tout d’abord aux orateurs à identifier un type de cause et un point à trancher (gr. krinomenon) : selon que le problème touchait aux faits ou aux lois, l’état était dit « rationnel » (gr. logikê ; lat. rationalis) ou « légal » (gr. nomikê ; lat. legalis), et ces deux catégories principales comprenaient de nombreuses subdivisions pour un total de treize types. Ainsi, lorsque c’était la réalité du fait qui était mise en question, on se trouvait dans l’« état de conjecture » (gr. stochasmos ; lat. coniectura) ; si c’était la qualification du fait qui était discutée, dans l’« état de définition » (gr. oros ; lat. finitio) ; si le texte de loi n’était pas clair et autorisait plusieurs interprétations, dans l’« état d’ambiguïté » (gr. amphibolia ; lat. ambiguitas), etc. Pour chaque type de cause, les élèves apprenaient également les principaux arguments et contre-arguments disponibles (gr. telika kephalaia).

 

Critique et réception

La pratique de la controverse, et de la déclamation en général, a largement influencé la littérature contemporaine (Berti, 2007). Elle a fait l’objet de critiques sévères dès l’Antiquité (notamment dans le Dialogue des orateurs de Tacite), relayées par les lecteurs modernes (Bornecque, 1902 ; Carcopino, 1939 : 139-147 ; Marrou, 1948 : 291-306). Elle est souvent considérée comme la manifestation pathétique d’une rhétorique sur le déclin, d’une parole publique privée de toute visée politique et déconnectée de la réalité à laquelle elle était censée préparer. Sans craindre de conséquences, ni la réplique d’un adversaire, plus soucieux d’obtenir les applaudissements des auditeurs que de les persuader, les déclamateurs parlaient souvent longuement, au mépris de la vraisemblance et de la vérité historique, insérant librement des morceaux de bravoure, des descriptions et des développements parfois sans lien avec le sujet traité ; seule comptait la virtuosité technique et esthétique. Les sujets fantaisistes et la codification poussée de cette pratique achèvent de lui donner un caractère monologique, stéréotypé et hautement artificiel. Toutefois, de récentes études (Pernot, 2000 : 200-207) ont nuancé ces reproches, en soulignant les liens entre les controverses et la réalité contemporaine, judiciaire ou politique, et l’importance accordée par les rhéteurs à l’expérience et au jugement pour appliquer et adapter la théorie aux circonstances particulières. Elles rappellent les bénéfices et les objectifs premiers de la controverse. Celle-ci est d’abord destinée à la formation des esprits : elle est une école d’invention, de créativité et d’imagination ; elle permettait de trouver des arguments dans chaque situation, d’acquérir la technique et l’habitude du discours public, de se familiariser avec le vocabulaire et l’argumentation juridiques. Elle était aussi une peinture vivante des mœurs, des valeurs et de la morale du temps, un moyen de les incarner et de les comprendre, d’exprimer et de maîtriser ses émotions, avec un effet cathartique (voir Aristote). Pratiquée en tant qu’outil pédagogique et éventuellement réadaptée, la controverse peut encore se révéler efficace pour former des publics contemporains à la rhétorique (Heath, 2007 ; Sans, 2015).


Bibliographie

Berti E., 2007, Scholasticorum Studia. Seneca il Vecchio e la cultura retorica e letteraria della prima età impériale, Pise, Giardini.

Bonner S. F., 1949, Roman Declamation in the Late Republic and Early Empire, Berkeley, University of California Press.

Bonner S. F., 1977, Education in Ancient Rome, from the elder Cato to the younger Pliny, Londres, Methuen.

Bornecque H., 1902, Les Déclamations et les déclamateurs d’après Sénèque le Père, Hildesheim, G. Olms, 1967.

Bornecque H., 1992, Sénèque le Père. Sentences, divisions et couleurs des orateurs et rhéteurs, trad. du latin par H. Bornecque, Paris, Aubier.

Carcopino J., 1939, La Vie quotidienne à Rome à l’apogée de l’Empire, Paris, Hachette.

Desbordes Fr., 2006, « La place de l’autre. Remarques sur quelques emplois de “controversia” dans la rhétorique latine », pp. 161-176, in : Clerico G, Soubiran J., éds, Françoise Desbordes. Scripta Varia. Rhétorique antique & littérature latine,  Louvain, Peeters.

Fairweather J., 1981, Seneca the Elder, Cambridge, Cambridge University Press.

Halm K., 1863, Rhetores Latini Minores, Emendabat K. H., Leipzig, Teubner.

Heath M., 2007, « Teaching rhetorical argument today », pp. 105-122, in : Powell J. G. F., ed., Logo : Rational Argument in Classical Rhetoric, Londres, University of London.

Kennedy G., 1972, The Art of Rhetoric in the Roman World (300 B. C.-A. D. 300), Princeton, Princeton University Press.

Marrou H.-I., 1948, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, vol. 1, Le monde grec, Paris, Éd. Le Seuil.

Montefusco L. C., 1986, La dottrina degli “status” nelle retorica greca e romana, Hildesheim, Olms-Weidmann.

Pernot L., 2000, La Rhétorique dans l’Antiquité, Paris, Éd. Générale française.

Russell D. A., 1983, Greek Declamation, Cambridge, Cambridge University Press.

Sans B., 2015, « Exercer l’invention ou (ré)inventer la controverse », Exercices de rhétorique, 5. Accès : https://rhetorique.revues.org/404.

Spengel L., 1853-1856, Rhetores Graeci, 3 vol.,  Leipzig, Teubner.

Waltz Chr., 1832-1836, Rhetores Graeci, 9 vol., Leipzig, Teubner.

Winterbottom M., 1980, Roman Declamation, Bristol, Bristol Classical Press.

Auteur·e·s

Sans Benoît

Études littéraires, philologiques et textuelles Université libre de Bruxelles (Belgique)

Citer la notice

Sans Benoît, « Controverse (rhétorique) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 09 juillet 2021. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/controverse-rhetorique.

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