Courrier des lecteurs


 

La rubrique « Courrier des lecteurs » et ses succédanés – « Courrier des auditeurs », « Courrier des téléspectateurs », etc. – sont souvent considérés comme un moyen, sinon le moyen par excellence avant l’essor d’Internet, de faire entendre la voix des publics médiatiques. Cette rubrique semble puiser ses origines dans l’espace germanophone, à la fin du XVIIIe siècle. Le premier Courrier des lecteurs/Leserbrief aurait en effet été publié dans la Zeitung für Städte, Flecken und Dörfer, insonderheit für die lieben Landleute alt und jung, diffusée par le pasteur Hermann Bräß à partir de 1786, dans la région de Wolfenbüttel, en Basse-Saxe (Roloff, 2010 : 183-196). Aux États-Unis, il faudra attendre son adoption en 1851 par le New York Times avant qu’il se généralise à l’ensemble de la presse (Renfro, 1979).

La rubrique « Courrier des lecteurs » consiste à mettre en avant une sélection de lettres reçues par le journal, auxquelles celui-ci peut éventuellement apporter des réponses et les autres lecteurs être appelés à réagir. Plus ou moins étendue, cette rubrique reçoit des appellations variables suivant les supports, et comprend différents sous-genres (Mémet, 2005). Ce dispositif a été transposé à la radio ou à la télévision, moyennant la mise en place d’émissions ad hoc : au tournant des XXe et XXIe siècles, l’essor de la critique des médias, avec notamment la vogue des ombudsmans, intermédiaires entre une rédaction et son public, a conduit à la création de programmes animés par des médiateurs, consacrés aux réactions des téléspectateurs (Aubert, 2007). Aujourd’hui, du fait des progrès technologiques, les publics médiatiques s’expriment par l’envoi de messages électroniques, qu’il s’agisse du secteur audiovisuel ou de la presse écrite – papier et, a fortiori en ligne.

En tout état de cause, le courrier des lecteurs/auditeurs/téléspectateurs se caractérise par une double adresse : celles et ceux qui écrivent à un média visent à la fois le média vers lequel ils se tournent et ses autres usagers voire, de façon beaucoup plus large, l’opinion publique en général (Torres da Silva, 2012 : 250). C’est pourquoi le courrier des lecteurs est parfois saisi non plus comme un simple outil de dialogue entre un média et ses récepteurs mais comme une plateforme de communication publique, exaltant la capacité de tout média de masse à faire communiquer une société avec elle-même (Gripsrud, 2008 : 42), et accomplissant ainsi sa vocation démocratique. Ce double niveau – médiatique et politique – détermine les enjeux de cette rubrique tant pour le média concerné que pour son public, et par là même, pour la recherche scientifique. Loin d’être anecdotiques à l’heure du journalisme citoyen, des blogs, forums et réseaux sociaux, les propriétés du courrier des lecteurs préfigurent au contraire le dépassement actuel du clivage entre les professionnels et les consommateurs de l’information. Ils offrent ainsi un cas d’école pour penser les interactions entre des médias et leurs usagers ainsi que les possibilités pour ces derniers de se constituer en public(s).

 

Pour les usagers : faire retour et faire public

La première question soulevée par la rubrique courrier est celle des satisfactions recherchées par ses usagers, compte tenu qu’elle fait partie des plus plébiscitées en presse écrite.

Écrire à un média suppose de vouloir porter à la connaissance de ce média mais aussi, de son public un avis, une opinion ou une réaction au contenu de ce média. Il ne s’agit pas toujours, en effet, de critiquer en bien ou en mal le média en question mais, parfois, de s’épancher sur soi et/ou de commenter le monde comme il va. Aussi les courriers oscillent-ils entre deux registres rhétoriques, le pathos – quand s’exprime un sentiment, une plainte ou une louange – et la cognition, à travers une demande ou une offre d’informations (Dakhlia, 1998 : 294-296). Ils convoquent tour à tour émotions, valeurs et arguments, entre discours épidictique et échange délibératif (Doury, 2010). De ce fait, l’enjeu est de compenser un tant soit peu la dissymétrie entre le magistère informatif du média concerné et ses récepteurs, dont le silence risquerait d’être confondu avec de la passivité – n’était, justement, la tribune offerte par le courrier.

L’autorité énonciative, pour ne pas dire morale, du média est encore plus flagrante quand celui-ci institue des réponses aux requêtes des lecteurs : dès lors, il assume pleinement un rôle de leader d’opinion, vers lequel certains lecteurs se tournent pour être conseillés, voire guidés dans leur vie personnelle. Phénomène tout particulièrement tangible quand les médias se spécialisent dans des publics spécifiques. Presse féminine (Chabrol, 1971) et presse pour adolescents, entre autres, déclinent plusieurs versions d’un « courrier du cœur » dont la prescription s’étend bien au-delà du domaine sentimental.

Pour les autres usagers, la lecture du courrier (ou la consommation des programmes radiophoniques ou télévisuels de médiation) permet d’abord d’améliorer sa connaissance de l’actualité – grâce aux références à des événements auxquels on aurait échappé ou aux compléments et correctifs apportés par d’autres usagers, l’objectif étant de ne pas se retrouver à la traîne du débat public. Parallèlement, cette rubrique fournit « des informations, des analyses, des points de comparaison et des forums publics pour aider les lecteurs à prendre des décisions et à réagir face à des problèmes » (Hynds, 1994 : 573, traduit par l’auteur). Elle offre donc à chacun la possibilité de se situer dans une « communauté imaginée » et contribue par là même à la constitution d’un public au sens plein du terme, fondé sur la conscience d’une appartenance commune à un collectif spécifique. De même, en révélant comment d’autres usagers pensent et réagissent, elle permet à chaque individu de vérifier si ses goûts et ses opinions sont représentés, leur degré d’orthodoxie et comment ils peuvent être argumentés.

Le courrier des lecteurs, surtout dans les médias d’information générale (mais pas uniquement), jouerait de la sorte un rôle décisif dans la formation des opinions, si ce n’est dans les choix électoraux. Il représenterait à tout le moins une « forme de participation politique importante mais peu comprise » (Cooper et al., 2009 : 131, traduit par l’auteur).

 

Pour un média : mieux connaître et mieux capter son public

Du côté des médias, le courrier est souvent perçu comme un baromètre d’audience.

Pour les journaux imprimés, il permet tout d’abord – dès le XIXe siècle, bien avant la généralisation des études marketing – et en sus des relevés sur les points de vente, d’en savoir plus sur la composition du lectorat. De surcroît, pour peu que l’opinion des lecteurs soit prise au sérieux par la rédaction, ce qui ne va pas de soi (Torres da Silva, 2012 : 256), le courrier est quelquefois utilisé pour savoir ce qui a plu ou déplu dans le média, et travailler de manière prospective à partir des désirs et des attentes exprimés. Mieux, il offre au média un moyen de soigner son ethos, en affichant un dialogue ouvert avec ses usagers. La publication de courriers de désaccord peut d’ailleurs répondre à ce type de stratégie. Dans un contexte de montée en puissance de la critique des médias, cette démarche s’institutionnalise avec la désignation d’ombudsmans.

La médiation devient littérale dès lors que le média se présente comme un catalyseur de sociabilité, encourageant la formation de chaînes de lecteurs et la solidarité entre eux. La médiation va même parfois jusqu’à la remédiation quand le média en vient à soutenir le lecteur en difficulté, dans son quotidien : témoin le rôle d’ « assistante sociale » de certains journaux populaires, allant jusqu’à expliquer à des lecteurs comment remplir leur feuille d’impôts ou résoudre tel ou tel problème juridique (Dakhlia, 1998 : 289-290). Là réside également la dimension politique du courrier des lecteurs, qui permet à un média de renforcer son propre pouvoir en fédérant les mécontentements et les exigences de ses usagers, comme Télé 7 Jours menant des actions publiques auprès des chaînes de télévision française sur la base des plaintes de ses lecteurs (Dakhlia, 1998 : 366-384).

Difficile dès lors de faire le départ entre d’un côté, l’intérêt commercial du courrier des lecteurs, qui augmente à peu de frais l’attractivité d’un média par l’expression de son attachement à son public, et de l’autre, son rôle démocratique, le média concerné s’offrant comme une agora, voire une instance de service public.

Reste que le courrier publié n’est pas représentatif du courrier reçu, preuve s’il en est que le gatekeeping ne porte pas uniquement sur le tri des nouvelles. Il a ainsi été montré que des critères proprement journalistiques entraient en ligne de compte dans la sélection des lettres publiées : lien avec l’actualité, originalité, pertinence, qualités rédactionnelles, etc. (Hill, 1981 : 389). Sont généralement écartés d’office les courriers incohérents ou hors sujet (citant la Bible, par exemple) et dans certains cas, les louanges trop personnelles ou soupçonnables de complaisance, à l’instar des lettres de fans (Pasquier, 1999 ; Poels, 2015). Il n’est pas anodin, à ce propos, que le degré de sélectivité augmente avec le niveau de légitimité du média dans le champ journalistique (Cooper et al., 2009). Sans compter que les lettres publiées sont souvent remises en forme : corrections, suppressions, réécriture, editing, pour des raisons de format mais aussi d’adéquation à l’identité du média. Certaines sont même inventées de toutes pièces, pour créer l’illusion d’un échange de bon aloi.

En définitive, l’ouverture prônée grâce au courrier des lecteurs procède à l’évidence d’une illusion, en partie du moins, car le média construit dans sa rubrique courrier un lectorat idéal, à son image, doté du même style et d’une vision du monde compatible. Il est significatif à cet égard que, dans un journal, les lettres publiées soient souvent placées en vis-à-vis de l’éditorial.

 

Saisir des opinions et des identités collectives

S’il est généralement admis que le courrier est un point de départ pour « entrer dans la tête » du lecteur (Smith, Adendorff, 2014 : 200), ou prendre la température de l’opinion (Sigelman, Walkosz, 1992), il convient de bannir toute prétention par trop positiviste à saisir le « vrai » lectorat ou la « vraie opinion » à travers lui.

Outre les biais introduits par le traitement journalistique, il faut envisager une sélection « naturelle » en amont, les auteurs de courriers n’étant assurément pas représentatifs de l’ensemble des récepteurs. Pour s’adresser à un média, trois conditions doivent en effet être réunies :

1° une maîtrise suffisante de l’écrit et de l’argumentation. À ce titre, on peut se demander si, en dépit des consignes parfois affichées par des modérateurs, le relâchement des exigences en orthographe et la mode du langage SMS n’ont pas en partie levé cette barrière, sur Internet.

2° du temps devant soi : rien d’étonnant dès lors à ce que les retraités et les inactifs soient surreprésentés dans le courrier.

3° une réactivité suffisante, liée à une personnalité ou à une susceptibilité particulières, ce qui, là encore, explique le poids de certains types sociaux ou psychologiques mais aussi un surnombre des désapprobations par rapport aux louanges ou aux attitudes neutres (Dakhlia, 1998 ; Cooper et al., 2009) : idem pour les commentaires postés sur les forums et les sites des journaux d’information aujourd’hui, où trolls et actions de lobbying sont monnaie courante.

Enfin, le courrier des lecteurs, tout comme les commentaires sur les forums ou les sites d’information en ligne, peut retenir l’intérêt de la recherche en argumentation, sociologie et/ou science politique, du fait des ressources discursives déployées par celles et ceux qui écrivent pour convaincre les autres usagers (Doury, 2010). Les auteurs de lettres ou de messages déploient en effet aussi bien des arguments que des signes de reconnaissance, de légitimité ou de représentativité, dans des discours où la mise en œuvre d’un certain sens de la justice vise une montée en généralité de la cause défendue (Boltanski, 1991).

 


Bibliographie

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Boltanski L., 1991, L’Amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Métailié.

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Auteur·e·s

Dakhlia Jamil

Université Sorbonne Nouvelle Communication information médias

Citer la notice

Dakhlia Jamil, « Courrier des lecteurs » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 19 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/courrier-des-lecteurs.

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