Cultural Studies


 

Les Cultural Studies sont un courant de recherche, britannique à l’origine puis mondialisé. Elles ont été associées à la recherche sur les publics et sur la réception au point d’être identifiées ou réduites à elle, en particulier dans les années 1980-1990. L’équivalence entre Cultural Studies et recherche sur les publics est cependant inexacte, et même injuste, si l’on se souvient de l’antériorité et de la multiplicité des traditions scientifiques dans le domaine des publics et de la réception : études du Payne Fund dès les années 1930, importance du fonctionnalisme à partir des années 1940, du courant des usages et gratifications, des études d’audience, de la sociologie et de la philosophie pragmatistes… La réduction des Cultural Studies aux interrogations sur les publics est tout aussi injuste tant l’ambition d’une approche dite « culturelle » dépasse ce seul horizon pour aborder les rapports de force symboliques et pratiques qui constituent à tout moment dans une société les séries d’enjeux majeurs. Il reste que le rapprochement entre publics et Cultural Studies est pertinent. Si elles n’ont pas inventé ou monopolisé la question des publics, et ne se sont pas définies par cet objet, les Cultural Studies ont contribué de façon massive au renouvellement de l’analyse de la réception et des publics.

 

Le regard Cultural Studies : critique, critique de la critique et compréhension

Les publics représentent un moment du développement scientifique pour les Cultural Studies. Ils s’insèrent dans un ensemble de problèmes publics soumis à d’intenses luttes d’interprétation, articulées entre elles, que l’on nomme dans le vocabulaire de cette école de pensée une « conjoncture ». Parmi les conjonctures étudiées figurent depuis une cinquantaine d’années le racisme, les segmentations de genre et de sexes, l’ordre économique néolibéral mondialisé… L’accent placé sur les publics correspond aux débats sur l’irruption des médias de masse dans les pays occidentaux, sur l’américanisation supposée des valeurs et sur le lien entre culture et communication. Lorsque les publications populaires, le cinéma, les programmes radiophoniques et télévisuels, etc., débordent de toutes parts les anciennes formes culturelles dans les pratiques, il est nécessaire de repenser les rapports de pouvoirs sans oublier de se donner pour objectif le renouvellement d’une posture de gauche exclusivement critique.

La question posée n’est pas seulement celle héritée du fonctionnalisme : les gens sont-ils manipulés par les médias (Maigret, 2003) ? L’étude de la réception a bien sûr permis de combattre l’image de l’« idiot culturel », réduit à une cire molle, et a permis de doter les publics de compétences cognitives et sociales. Mais cette école en est restée à une approche psychologisante, qui évite d’interroger les jeux de pouvoir. L’interrogation doit donc prendre une forme plus riche : les médias de masse contribuent-ils/peuvent-ils contribuer à une émancipation populaire ? Sous l’impulsion première de Richard Hoggart, qui fonde les Cultural Studies britanniques, rapprochant études littéraires et problématiques dites ethnographiques, la question de la réception devient un élément de la critique sociale. Cette critique doit être entendue cependant dans le sens le plus large – elle n’épargne personne – et non être restreinte à une dénonciation de la domination médiatique et de la faiblesse interprétative des publics populaires. Il s’agit de comprendre la violence culturelle subie par ceux qui ne sont pas détenteurs des moyens de production intellectuels et, simultanément, les réponses apportées par ces derniers. Richard Hoggart démontre dans La Culture du pauvre (1957) que le rapport des milieux ouvriers anglais aux journaux populaires trahit autant la perception du manque économique qu’un tissage de valeurs destinées à donner sens à la vie (les médias servent à renforcer la sociabilité, offrent une succession de plaisirs éphémères correspondant au mode de vie ouvrier…).

Stuart Hall développe au début des années 1970 le modèle « codage-décodage » qui accorde à tous les milieux sociaux des capacités d’opposition et de négociation des messages médiatiques, modèle que David Morley (1980, 1992) approfondit dans ses études empiriques consacrant parmi les premières l’idée que les interprétations ne sont pas seulement dépendantes du milieu social auquel appartiennent les récepteurs mais de plus en plus des identités de genre, d’âge, de race… Aux États-Unis, Janice Radway (1984), John Fiske (1989a, 1989b, 1991, 1992) et Henry Jenkins (1992) radicalisent la critique à l’égard des milieux intellectuels en partant du constat que les universitaires sont très majoritairement issus de milieux sociaux supérieurs et qu’ils échouent pour cette raison à rendre justice aux cultures qu’ils observent et méprisent souvent. Revendiquant l’appartenance du chercheur aux milieux qu’il étudie (au risque évidemment de développer une empathie excessive et imaginaire), ils sont à l’origine des fan studies qui proposent de découvrir de l’intérieur les pratiques des amateurs (avec les exemples fameux des fans de Star Trek ou des romans Harlequin).

Réhabilitant d’abord les cultures ouvrières puis les cultures moyennes, enfin les pratiques les plus marginales, les Cultural Studies ont comme points communs d’exiger une familiarité avec les milieux et les objets abordés, menant au niveau de la compréhension. On ne peut partir d’un point de vue glacé et totalement extérieur, inévitablement rempli de préjugés dès que l’on traite des médias de masse. Mais on ne peut pas savoir par ailleurs ce que l’on va découvrir, même si les moyens engagés pour comprendre un phénomène conditionnent pour partie ce que l’on trouve.

 

L’inscription dans la vie quotidienne et le tournant de la réflexivité

Si les Cultural Studies ont découplé la recherche sur la réception du fonctionnalisme, elles se sont éloignées de leur propre dérive, le culturalisme, consistant à rabattre les lectures effectuées sur des identités fermées. L’intérêt s’est déplacé du moment de la réception – très difficile à délimiter – à celui de la vie quotidienne, expression rendue populaire par les lectures anglo-saxonnes du philosophe français Henri Lefebvre et, plus directement, de l’historien Michel de Certeau (1980). Accusé d’être le creuset de la reproduction idéologique dans la tradition marxiste, car il est le lieu des diverses routines cognitives et sociales, le quotidien n’apparaît plus unanimement conservateur (Silverstone, 1994). Incluant tout l’amont et l’aval de l’acte de communication, il conduit à s’interroger sur les articulations entre les multiples plans où nous pouvons être affectés (Grossberg, 1992). Ainsi, comment est-il possible de saisir les usages d’internet sans étude des rapports générationnels, des transformations de l’institution familiale, de l’insertion des technologies dans le foyer, en relation avec le monde du travail et de l’école ? L’analyse des usages techniques et de l’ergonomie nécessite aussi celle des idéologies religieuses et des relations de genre. Les publics gagnent par ailleurs en complexité avec le développement d’une sociologie de la réflexivité (Alasuutari, 1999) ou de la performance (Abercrombie, Longhurst, 1998), qui accorde aux individus un nomadisme (Radway, 1988), des capacités de jeu avec leurs identités, d’allers et retours entre des rôles pluralisés quoique toujours contraignants. Le concept même de public est déconstruit, à mesure qu’émerge une vision pluralisée des formes des publics : consommateurs, spectateurs, fans, anti-fans et non-fans, dans leurs multiples identités (Hills, 2002 ; Gray, 2003 ; Gray, Sandvoss, Harrington, 2007). Le caractère construit et donc en partie artificiel de la démarche du chercheur (par le biais d’entretiens, d’observation participante) a mené à l’exploration de méthodes alternatives, en particulier l’auto-ethnographie, qui consiste à rendre compte de façon contrôlée de ses propres expériences pour plus de densité narrative (Hellekson, Busse, 2006).

 

Le numérique : nouveau rapport culturel

Au cours des années 2000 de nouvelles conjonctures imposent des déplacements de pratiques. Le tournant du numérique infléchit les approches sur les publics au sein des Cultural Studies. Internet est décrit comme un accélérateur de la « culture de la participation » et comme une recomposition des rapports entre industries et publics (Jenkins, 2006). Un décloisonnement (relatif) entre production et usage semble se mettre en place, avec la métaphore du « produser » bien exemplifiée par Paul Booth (2010) à travers son analyse des blogs de fan fictions, nourris de commentaires filant. Le transmédia passe du stade d’utopie, telle que proposée par Henry Jenkins, à celui de pratique industrielle et publique, souvent limitée mais originale et contradictoire (Hills, 2012 ; Mittell, 2012). En contrepoint ou en complément, un regard très critique identifie dans les nouveaux réseaux les nouvelles formes de surveillance industrielle et étatique (Andrejevic, 2009), qui menacent le processus même de constitution de public démocratique, et les nouvelles formes de convergence entre travail et loisir, qui bénéficient largement aux nouvelles entreprises du numérique (Terranova, 2000). Écartelée entre contestation, collaboration, surveillance et instrumentalisation, la « démocratie des fans » (Van Zoonen, 2004) et, plus largement, la « démocratie des publics » demeure un projet non achevé (ni achevable).


Bibliographie

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Auteur·e·s

Maigret Éric

Université Sorbonne Nouvelle Communication information médias

Citer la notice

Maigret Eric, « Cultural Studies » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 19 mars 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/cultural-studies.

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