Darnton (Robert)


Un parcours engagé, de l’étude des publics de la lecture au XVIIIe siècle à la défense des intérêts des lecteurs du XXIe siècle

 

Robert Darnton, né en 1939, est un universitaire américain spécialiste de l’histoire européenne, de l’histoire du livre et des idées, en particulier au siècle des Lumières. Étudiant à Harvard et Oxford, il est passé brièvement par le journalisme avant d’entamer une carrière académique à Princeton où il a été professeur d’histoire jusqu’en 2007 avant de devenir chief librarian à Harvard, poste qu’il occupera jusqu’en 2015 (Chartier, 2019 ; Darnton, 2009a : 9-19 ; Darnton, 2014a ; Ireland, 2015).

Portrait de Robert Darnton souriant et bras croisés

Robert Darnton (source : http://www.robertdarnton.org/ ; CC BY-NC 4.0)

Si les travaux du Darnton historien ont principalement pour objet le XVIIIe siècle français, et dans cette période, l’histoire du livre, en particulier celle des conditions de production, de diffusion et d’accès à l’imprimé pour les publics de l’époque, les interventions du Darnton expert et responsable engagé éclairent, pour le public d’aujourd’hui – du chercheur au citoyen inquiet des évolutions qui affectent le monde de l’écrit et de l’information – les choix, décisions et débats du moment, en rapport avec l’émergence du numérique et son impact sur l’écrit et la lecture.

Son engagement, comme chercheur, comme responsable de la politique d’une grande bibliothèque et comme citoyen, l’a ainsi conduit à intervenir à plusieurs reprises dans des débats qui avaient pour objet aussi bien les évolutions, dérives ou risques liés au numérique que la situation du livre et de l’imprimé. Et cela dans un contexte nouveau où les menaces touchent autant à la marchandisation et à la possible mainmise de quelques grands groupes sur les gisements documentaires qu’à la possible et déjà commencée disparition de certaines ressources, comme des collections de journaux ou de livres considérées comme trop fragiles ou ayant fait l’objet d’une numérisation parfois hâtive (Darnton, 2009a). En France, il a ainsi pu prendre position sur la question des fake news via une tribune donnée au journal Le Monde (Darnton, 2017) ou encore exprimer son point de vue expert sur les problématiques liées à l’avenir du livre dans une série d’émissions sur France Culture (Darnton, Gruau, 2017).

R. Darnton se situe dans le courant de l’École des Annales et, comme Roger Chartier, il s’est attaché, à partir des travaux de Lucien Febvre (1878-1956) et Henri-Jean Martin (1924-2007) – en particulier L’Apparition du livre, ouvrage paru en 1958 (Tétu, 2018) –, à circonscrire l’histoire du livre et de l’imprimé comme objet d’étude et à montrer comment livres et imprimés, dans leurs processus de production et de diffusion, influent sur l’histoire des idées. Il a donné en 1982 un article fondateur – pour son travail et pour l’histoire du livre en général – « What is the History of Books ? » paru dans la revue Daedalus (Darnton, 1982).

 

Les Lumières, terrain d’investigation et creuset de la méthode et de l’engagement

Beaucoup des travaux et publications de R. Darnton, de Édition et sédition paru en France en 1991 à Un tour de France littéraire (2018), portent sur l’époque des Lumières. C’est cette période historique, qui court sur quelques dizaines d’années, de la fin de l’Ancien Régime à la Révolution française, qui aura constitué son objet principal d’investigation. C’est dans ce périmètre historique assez restreint, qui se caractérise notamment par le fait que le livre et l’écrit y ont joué un rôle essentiel, que R. Darnton a pu identifier et délimiter son champ et ses objets de recherche en même temps qu’il définissait sa méthode et son approche, qui ont beaucoup à voir avec la micro-histoire ou l’histoire des mentalités et des pratiques culturelles.

Cette méthode prend le travail sur les archives pour appui essentiel (et jubilatoire) pour le chercheur qui décrit ce travail exploratoire comme riche de surprises et de chemins, allant jusqu’à évoquer le « pifomètre » comme guide utile, ce qui peut renvoyer à la sérendipité (Darnton, Belhoste, 2018)… Une immersion dans des ensembles documentaires quantitativement importants (50 000 lettres pour Un tour de France littéraire), ainsi qu’une exploitation minutieuse de leurs apports, conduisent R. Darnton à adosser son travail à l’étude de situations concrètes précises et relevant du quotidien professionnel de personnages qu’il a identifiés et dont il suit le parcours et les activités dans les archives : libraires, voyageurs de commerce ou auteurs (Darnton, 2009a ; Darnton, 2018). Cette histoire conduite au plus près des sources et des situations auxquelles celles-ci peuvent renvoyer, n’empêche pas le chercheur de monter en généralité pour décrire le circuit du livre par exemple, puisque la richesse des sources consultées l’y autorise (Darnton, 2009a : 54, 61). Dans ce travail au long cours et en grande partie collectif, qui a pu courir sur plusieurs dizaines d’années pour aboutir au livre « enrichi » qu’est Un tour de France littéraire, on peut voir aussi la trace de l’engagement de R. Darnton en tant que chercheur : séjours prolongés en Europe, séances de travail sur archives, cheminement même du chercheur engagé dans son projet, voilà autant d’éléments qui sont souvent évoqués dans le corps des articles ou des livres de l’historien américain, qui n’hésite donc pas à inclure le processus même de recherche, avec ses incertitudes, ses aléas et ses conditions concrètes, dans la présentation des résultats et des conclusions de cette recherche.

Cet engagement, celui du chercheur dans son projet et sa démarche, se retrouvera également lorsque R. Darnton prendra position, à partir de ses découvertes et publications, au sujet du livre, de l’imprimé et de leur situation dans un monde bouleversé par le numérique, qu’on considère leurs conditions de production et de diffusion ou les pratiques des lecteurs.

 

Vers une formalisation de l’histoire du livre

R. Darnton est de ceux qui ont contribué à fonder et formaliser l’histoire du livre, en envisageant notamment comment celle-ci pouvait être définie et comment elle pouvait être divisée en différents domaines, dont certains avaient été jusque-là peu ou pas explorés. S’appuyant sur les travaux fondateurs de L. Febvre et de H.-J. Martin, trouvant en R. Chartier (2011) ou Anthony Grafton (Grafton, Chartier, 2012) – son collègue à Princeton – des pairs avec qui mener recherches croisées et échanges fructueux, il a délimité le périmètre de l’histoire du livre, qu’il a circonscrit en trois questions essentielles : « Comment les livres voient-ils le jour ? Comment arrivent-ils jusqu’au lecteur ? Et que font les lecteurs des livres ?» (Darnton, 2009a : 47)

On voit que ce triple questionnement permet de prendre en compte des objets peu ou pas connus, de la qualité du papier ou de l’impression aux conditions de circulation des livres, conditions qui comprennent aussi bien le rôle des voyageurs de commerce que la contrebande ou le fait que les livres circulaient au XVIIIe siècle sous forme de feuilles pour n’être reliés qu’à leur arrivée à destination. La fiabilité des libraires, le plagiat, les éditions pirates, la concurrence et la bataille sur les prix constituent autant d’objets examinés au plus près par R. Darnton, qui en dégage des éléments significatifs qui permettent à la fois de mieux comprendre les acteurs et les phénomènes en eux-mêmes et de mieux voir comment la circulation des livres et des idées a pu conditionner l’émergence et le développement de communautés intellectuelles et politiques qui ont joué un rôle essentiel durant le XVIIIe siècle, période de prédilection de l’historien. Ces investigations sur les conditions de production et de diffusion de l’écrit n’empêchent pas R. Darnton de s’intéresser également au geste même de la lecture. Il envisage ainsi la question des goûts et pratiques, constatant, dans la France du XVIIIe siècle, les multiples et diverses appétences des lecteurs de l’époque, aussi bien pour des ouvrages religieux que pour des ouvrages à caractère érotique ou pornographique, en passant par les souscriptions à l’Encyclopédie, voire par des romans d’anticipation comme L’An deux mille quatre cent quarante de Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) (Darnton, 2018). Il étudie aussi, chez Thomas Jefferson (1743-1826), père fondateur de la république américaine, ou chez tel parlementaire anglais, le travail mené pour constituer des « recueils de citations », des anthologies, qui sont le fruit d’une pratique de lecture approfondie et ont une vocation opérationnelle immédiate pour leurs auteurs (Darnton, 2009a). Les gestes de lecture, dans leur diversité, méritent selon lui qu’on les inscrive dans un « schéma général », qui permette de prendre en compte les différentes dimensions de la lecture, sur les plans synchronique et diachronique : lectures extensive et intensive ; lecture sur rouleau, codex, écran ; lire en silence ou à haute voix ; lire seul ou en groupe ; lecture segmentée ou séquentielle (ibid. : 44).

Cette approche et ces découvertes conduisent donc R. Darnton à proposer une représentation complète et complexe du circuit du livre qui s’est notamment concrétisée dans un schéma synthétique ; il a interagi à propos de ce schéma avec d’autres chercheurs, ce qui l’a conduit, dans une logique de co-construction, à lui apporter des modifications et des améliorations par rapport à la manière dont il avait été pensé (ibid.: 54, 61). Tout ceci l’autorise aussi à écrire et à prendre la parole dans les débats liés au développement du numérique et aux incidences de ce développement sur le livre et la lecture.

 

Histoire du livre et numérique

En effet, c’est sur un terrain où son engagement a pu pleinement s’exprimer que R. Darnton a maintes fois mobilisé les apports de ses recherches sur l’histoire du livre et de l’imprimé, ainsi que l’expertise qu’il a pu développer dans le cadre des positions académiques qu’il a occupées ou de certains projets dont il a été à l’initiative ; et ce, pour éclairer le débat, parfois manichéen, mal documenté ou mal informé, sur l’incidence de l’arrivée du numérique dans le champ de la lecture, de l’écriture et de l’imprimé. Ainsi a-t-il, inlassablement, dans ses travaux de recherche, dans des articles ou dans des entretiens accordés à la presse généraliste, tenté de faire apparaître que des phénomènes considérés comme nouveaux et liés au numérique, avaient en fait été constatés bien avant, à l’époque du seul imprimé. Il aime à dire que l’histoire du livre « abonde en éléments susceptibles de nourrir une réflexion sur l’avenir du livre et sa configuration » (ibid. : 47). Ainsi, certaines problématiques associées au numérique, comme la segmentation de la lecture, le copié-collé, l’instabilité de l’information sur support électronique, l’importance du travail collectif mené par une communauté de lecteurs en ligne ou encore le phénomène des fake news trouvent-elles leurs équivalents dans des pratiques anciennes : lectures sélectives en vue de la constitution de recueils de citations, prélèvement de citations, éditions multiples et légèrement différentes d’un même texte, sans parler du plagiat voire de l’auto-plagiat pratiqué, entre autres, par Voltaire (1694-1778) (ibid. ; Darnton, 2018).

De même, il a pris position dans les luttes symboliques et commerciales qui ont pu s’engager quand Google et certains grands éditeurs (de journaux scientifiques en particulier) ont tenté d’avoir la mainmise sur les contenus scientifiques, via notamment la digitalisation massive des bibliothèques de recherche. Il s’est exprimé dans ce débat pour défendre le principe du libre accès au savoir et a été à l’initiative de projets alternatifs publics, comme le projet Gutenberg ou la Digital Public Library of America (DPLA) (Darnton, 2009a ; Hoffman, Darnton, 2013). Dans le débat sur l’avenir du livre, R. Darnton adopte donc une position engagée mais nuancée et experte, parlant de continuité plutôt que de rupture. En effet, il suppose que numérique et papier vont longtemps coexister, voire être complémentaires et que l’imprimé garde de multiples vertus, notamment sur le plan de la conservation du patrimoine écrit.

Cette continuité et cette complémentarité trouvent à s’exprimer dans un projet éditorial, qui a trouvé son aboutissement avec la parution du livre Un tour de France littéraire (2018) qui est en fait un « livre augmenté » dans la mesure où il peut certes être lu seul en tant que tel mais aussi complété ou enrichi – ce qui autorise plusieurs types de lecture et d’approches – par le site internet sur lequel R. Darnton a déposé l’ensemble des archives consultées pour élaborer le livre. Dans un même temps seront ajoutés à ce site : des synthèses, des tableaux ou des cartes qui font le point sur l’itinéraire d’un voyageur de commerce de la Société typographique de Neuchâtel (STN) en 1778, itinéraire qui constitue la colonne vertébrale de l’ouvrage, ou encore sur la situation des villes visitées du point de vue du commerce du livre et des pratiques et demandes des lecteurs. Couronnement d’un travail de longue haleine (plusieurs dizaines d’années…), cet ouvrage, dont la parution a longtemps été incertaine – son auteur a même écrit à son sujet un texte intitulé Comment je n’ai pas écrit mon livre numérique (Darnton, 2009a) – constitue finalement la manifestation la plus éclatante du point de vue de R. Darnton sur cette question du livre, de l’imprimé et du numérique. En effet, sur le fond, on retrouve les préoccupations du Darnton chercheur, les échos de son travail avec le présent du livre et de l’écrit, en même temps que, sur la forme et les supports, numérique et papier se trouvent alliés pour permettre une lecture féconde et plurielle : « Les lecteurs désireux de poursuivre les sujets évoqués dans ce livre peuvent consulter ce site et s’y faire leurs propres chemins dans les sources numérisées » (Darnton, 2018).


Bibliographie

Chartier R., 2011, « Un garçon plein d’esprit mais extrêmement dangereux : the Darnton Subversion », in : Walton C., éd., Into print : Limits and Legacies of the Enlightenment. Essays in Honor of Robert Darnton, State College, The Pennsylvania State University Press, pp. 1-12.

Chartier R., 2019, « Robert Darnton », Encyclopædia Universalis. Accès : http://www.universalis.fr/encyclopedie/robert-darnton/.

Grafton A., Chartier R., 2012, « Roger Chartier s’entretient avec Anthony Grafton. De la page à la Toile : une rupture essentielle ? », Critique, 785, pp. 854-865.

Hoffman J., 2013, « Q&A Robert Darnton. Knowledge Liberator », Nature, 495, p. 447.

Ireland C., 2015, « Robert Darnton closes the book », The Harvard Gazette, 11 mai. Accès : https://news.harvard.edu/gazette/story/2015/05/robert-darnton-closes-the-book/.

Tétu J.-F., 2018, « De L’Apparition du livre de Lucien Febvre et HenriJean Martin à La Révolution de l’imprimédans l’Europe des premiers temps modernes d’Elizabeth L. Eisenstein », Questions de communication, 34, pp. 301-318. Accès : https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/16066.

 

Œuvres de R. Darnton (sélection)

Darnton R., 1968, La Fin des Lumières. Le mesmérisme et la Révolution, trad. de l’anglais (États-Unis) par M.-A. Revellat, Paris, Perrin, 1984.

Darnton R., 1979, L’Aventure de l’Encyclopédie, 1775-1800 : un best-seller au siècle des Lumières, trad. de l’anglais (États-Unis) par M.-A. Revellat, Paris, Perrin, 1982.

Darnton R., 1982, « What is the History of Books ? », Daedalus, 111 (3), pp. 65-83.

Darnton R., 1983, Le Grand massacre des chats : attitudes et croyances dans l’ancienne France, trad. de l’anglais (États-Unis) par M.-A. Revellat, Paris, R. Laffont, 1985.

Darnton R., 1991, Édition et sédition. L’univers de la littérature clandestine au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard.

Darnton R., 2002, Pour les Lumières : défense, illustration, méthode, trad. de l’anglais (États-Unis) par J.-F. Baillon, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux.

Darnton R., 2009a, Apologie du livre : demain, aujourd’hui, hier, trad. de l’anglais (États-Unis) par J.-F. Sené, Paris, Gallimard, 2011.

Darnton R., 2009b, « La bibliothèque universelle, de Voltaire à Google », Le Monde diplomatique, 660, pp. 1, 24-25, Accès : https://www.monde-diplomatique.fr/2009/03/DARNTON/16871.

Darnton R., 2012, « Digitize, Democratize: Libraries and the Future of Books », The Columbia Journal of Law & the Arts, 36 (1), pp. 1-19, Accès : https://journals.library.columbia.edu/index.php/lawandarts/issue/view/138.

Darnton R., 2014a, A Literary Tour de France, Accès : http://www.robertdarnton.org.

Darnton R., 2014b, De la censure : essai d’histoire comparée, trad. de l’anglais (États-Unis) par J.-F. Sené, Paris, Gallimard, 2014.

Darnton R., 2017, « La longue histoire des fake news », Le Monde, 21 févr., pp.23-25.

Darnton R., 2018, Un tour de France littéraire. Le monde du livre à la veille de la Révolution, trad. de l’anglais (États-Unis) par J.-F. Sené, Paris, Gallimard, 2018.

Darnton R., Belhoste, B., 2018, « La fin des Lumières, cinquante ans après : entretien avec Robert Darnton », Annales historiques de la Révolution française, 391, pp. 197-208.

Darnton R., Gruau, E., 2017, « Robert Darnton, un historien américain des Lumières, France culture », À voix nue, France Culture. Accès : https://www.franceculture.fr/emissions/voix-nue/robert-darnton-un-historien-americain-des-lumieres.

Auteur·e·s

Heizmann Bernard

Centre de recherche sur les médiations Université de Lorraine

Citer la notice

Heizmann Bernard, « Darnton (Robert) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 23 octobre 2019. Dernière modification le 05 novembre 2020. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/darnton-robert.

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