Démocratie du public


 

L’expression « démocratie du public » a été forgée par le philosophe Bernard Manin dans un ouvrage de théorie politique devenu classique, Principes du gouvernement représentatif (1995). Par démocratie du public, B. Manin désigne l’une des variantes ‒ la plus contemporaine ‒ des régimes représentatifs. Ce type de gouvernement représentatif, qui concerne les démocraties de la fin du XXe siècle, se caractérise par l’intégration au jeu politique des médias et des sondages, supports de repérage des clivages sociaux et de relations entre acteurs politiques et citoyens. Près de trois décennies après sa parution, la thèse de la démocratie du public, qui propose une mise en perspective théorique historicisée de la « crise de la représentation », peut être discutée et complétée.

 

Principes du gouvernement représentatif

Dans Principes du gouvernement représentatif, B. Manin analyse les constantes et les métamorphoses d’une forme de gouvernement aujourd’hui dominant dans les régimes dits démocratiques, le gouvernement représentatif. Celui-ci a été initialement mis en œuvre dans le contexte des Révolutions française et américaine. Il repose sur les formalisations du consentement des gouvernés à l’ordre politique, et de la désignation des dirigeants, par le vote. Avec le gouvernement représentatif, le vote se substitue à la procédure de désignation constitutive de la démocratie au sens grec : le tirage au sort. Cette mutation procédurale et substantielle de la signification de la démocratie est analysée par B. Manin dans la première partie de son ouvrage. Il identifie ensuite quatre principes du gouvernement représentatif demeurés constants depuis le XVIIIe siècle : « les gouvernants sont désignés par élection à intervalles réguliers » ; « les gouvernants conservent, dans leurs décisions, une certaine indépendance vis-à-vis des volontés des électeurs » ; « les gouvernés peuvent exprimer leurs opinions et leurs volontés politiques sans que celles-ci soient soumises au contrôle des gouvernants » ; « les décisions publiques sont soumises à l’épreuve de la discussion » (ibid. : 17-18).

S’ils restent stables dans le temps, ces quatre principes structurants ont connu des transformations, ce qui conduit l’auteur à élaborer trois idéaux types de gouvernement représentatif qui visent à cerner ses « métamorphoses ». Ces idéaux types sont analysés dans la dernière partie de l’ouvrage (ibid. : 247-303) et récapitulés dans un tableau reproduit ci-dessous.

Tableau récapitulatif des idéaux types du gouvernement représentatif selon B. Manin (1995 : 303).

Tableau récapitulatif des idéaux types du gouvernement représentatif selon B. Manin (1995 : 303).

 

Le parlementarisme, ou « règne des notables » (ibid. : 260), est antérieur à l’extension du suffrage, qui intervient dans les pays d’Europe entre le milieu du XIXe siècle et la fin de la Première Guerre mondiale. Appuyé sur le suffrage censitaire, l’idéal type du parlementarisme se manifeste de la manière suivante : une relation personnelle entre élus et électeurs ; la liberté des députés, y compris durant la délibération parlementaire ; une expression des clivages politiques traversant la société par des canaux différents de ceux de l’élection (associations, manifestations, pétitions, presse…). L’élection elle-même repose sur l’attribution de qualités personnelles aux représentants par la minorité de la population dotée du droit de vote. Les représentants sont des notables, dont la légitimité repose principalement sur leur statut social et leur implantation territoriale, renforcés par des relations d’interconnaissance avec les électeurs.

La démocratie de partis, qui accompagne l’extension du suffrage universel, peut être qualifiée de « règne du militant et de l’homme d’appareil » (ibid. : 267). Ce type de gouvernement représentatif est marqué par le rôle central des partis politiques, la confiance qui leur est accordée par les électeurs et les mécanismes de délégation dont ils bénéficient. Il suppose donc l’existence d’organisations structurées, dont la raison d’être est de mobiliser les électeurs désormais plus nombreux, et de permettre à des candidats d’accéder aux positions de pouvoir. Ces organisations se constituent progressivement dans les pays d’Europe occidentale à partir de la fin du XIXe siècle et se généralisent dans les démocraties au cours de la première moitié du XXe siècle. Les partis ont la capacité de mettre en visibilité, structurer et endosser les clivages qui traversent les sociétés, particulièrement les clivages de classe. À ce titre, ils ont un rôle majeur dans l’expression publique, à travers notamment la presse partisane, et la mise en place d’organisations qui encadrent les populations et participent de la construction et de la formalisation des clivages. Maurice Duverger (1917-2014) qualifie ces partis de « partis de masses », en prenant notamment pour exemple les partis socialistes et communistes, par opposition aux partis de cadres issus des groupes parlementaires de l’époque des notables (Duverger, 1951). Dans la démocratie de partis, les partis incarnent des identités partisanes dans lesquelles les électeurs se reconnaissent. L’élection des gouvernants devient alors synonyme de l’expression de clivages sociaux et politiques à travers des partis et cultures partisanes opposés. Les comportements électoraux des citoyens sont caractérisés par la stabilité et la correspondance entre position sociale et orientation politique. Les élus sont tenus par leur appartenance partisane à une discipline collective de vote au Parlement, ce qui n’empêche pas une indépendance des organisations et/ou groupes parlementaires vis-à-vis des citoyens.

L’idéal type de gouvernement représentatif le plus contemporain est la démocratie du public ou « règne de l’expert en communication » (Manin, 1995 : 281), dont on peut situer l’émergence dans les années 1970. Celle-ci est concomitante de l’extension des techniques de communication de masse, particulièrement la télévision, qui permet aux acteurs politiques de s’affranchir des médiations partisanes et favorise la sélection de « figures médiatiques », maîtrisant les techniques de communication et qui nouent une relation personnalisée aux citoyens (voir la notice débat politique/débat télévisé). Elle est également liée à l’extension des domaines d’intervention de l’État et à la complexité croissante de la décision publique à partir des Trente Glorieuses. Les États étant de plus en plus interdépendants économiquement, l’imprévisibilité caractérise l’action publique, qui résulte de conditions socio-économiques changeantes, et des actions et compromis entre différents acteurs étatiques et non-étatiques. Cette situation rend particulièrement difficile l’application de programmes politiques dans la durée. Comme dans l’idéal type du parlementarisme, la personne du gouvernant et la confiance qui lui est accordée constituent une source de légitimation majeure dans la démocratie du public, davantage que les programmes ou les propositions partisanes.

 

Caractéristiques de La démocratie du public

La démocratie du public place au centre de l’analyse le public, entité au singulier qui, selon B. Manin (1995 : 286), « réagit aux termes qui lui sont proposés et exposés sur la scène publique ». Dans la démocratie du public, la société se caractérise par des clivages sociaux et politiques plus nombreux et fluides ; ce qui, du point de vue des comportements électoraux, entraîne une volatilité croissante. La position sociale est de moins en moins prédictive du vote. Le rôle des acteurs politiques engagés dans la compétition électorale consiste alors à formuler des lignes de partage construisant ou privilégiant un ou des clivages, de manière à se distinguer de leurs adversaires et à rassembler, au moment des scrutins, les électeurs qui se reconnaissent dans leurs positions.

Dans cette perspective, l’électorat est un « public » et le vote constitue une réaction de ce public à ce qui est formulé et proposé, en termes d’énoncé des lignes de partage, par des acteurs politiques rivaux. Les électeurs « semblent répondre aux termes du choix offert par les hommes politiques, plutôt qu’exprimer leur identité sociale ou culturelle » (ibid. : 284). Les acteurs politiques sont contraints de « rechercher constamment les différences sur lesquelles ils pourraient s’appuyer », et d’identifier les clivages les plus « efficaces » électoralement, en recourant notamment aux sondages d’opinion (ibid. : 287). Afin de l’emporter, ils s’emploient également à construire des « images », « représentations politiques schématiques et simplifiées » des candidat·e·s et de leurs organisations, qu’ils diffusent au sein du public (ibid. : 291).

Ces images des candidat·e·s et des mouvements ou partis auxquels ils/elles appartiennent, prennent sens dans la mesure où, placées en interaction avec d’autres, elles deviennent des repères cognitifs pour les électeurs, un moyen pour eux de « réduire les coûts de l’information » (ibid. : 292). La métaphore de la « scène » et du « public » (ibid. : 290) rend compte de cette configuration : le « public » réagit aux lignes de clivages mises en scène à travers « des images », d’eux-mêmes et de leurs organisations, que des acteurs politiques autonomes font circuler et coproduisent en fonction de ce qu’ils anticipent des attentes des publics. C’est sur la base de ces « images » que les représentants sont désignés. La question de la construction de ces « images » et des stratégies de communication qui leur sont associées est donc centrale.

En outre, la formation de « l’opinion publique » s’articule à des canaux d’expression caractérisés par leur neutralité vis-à-vis des clivages construits et portés par les acteurs en compétition pour le pouvoir. Par neutralité, B. Manin n’entend pas l’objectivité ou l’absence de distorsion d’avec le « réel », mais le fait que ces canaux, qu’il s’agisse des sondages d’opinion ou des médias, sont autonomisés par rapport aux acteurs de la compétition politique, contrairement à ce qui se produit dans la démocratie de partis. Dans celle-ci, note B. Manin, les expressions de « l’opinion publique » sont sollicitées par « des militants ou des hommes d’appareil », appelant à des manifestations ou à signer des pétitions (ibid. : 296-297). Dans la démocratie du public, ce sont « des individus formés aux sciences sociales et travaillant dans des entreprises marchandes qui sollicitent les expressions de l’opinion » (ibid. : 297). Dans ce contexte, la discussion publique se déplace, pour B. Manin, de l’arène partisane et des interactions entre organisations politiques et groupes d’intérêts, à l’arène médiatique et des interactions des acteurs politiques avec les publics.

Ici, la thèse de la démocratie du public rejoint en partie le modèle du parti-cartel élaboré par les politistes Richard S. Katz et Peter Mair (1951-2011) dans les années 1990, selon laquelle la relation entre partis politiques et société civile se recompose. Les partis politiques deviennent moins les représentants de groupes sociaux spécifiques et les porteurs de propositions programmatiques que les courtiers (brokers) de décisions prises au sein des administrations. Pour conserver leurs positions au sein de l’État et rassembler le plus d’électeurs possible, ils font constamment campagne et s’attachent à obtenir des accès aux médias (Katz, Mair, 1995 ; Aucante, Dézé, 2008).

La force de l’idéal type de la démocratie du public est donc de relier des transformations des démocraties contemporaines, notamment le déclin de l’implantation des partis politiques dans les sociétés, l’extension des médias et des sondages et leur emprise sur le jeu politique, la montée de la volatilité électorale, et de les mettre en perspective sur la longue durée. Cela conduit B. Manin (1995 : 299) à interroger l’idée d’une « crise de la représentation ». Pour l’auteur, il y a moins « crise » que mutation d’un idéal type de gouvernement représentatif à un autre, puisque le gouvernement représentatif « a été conçu en opposition explicite avec la démocratie entendue comme gouvernement du peuple par lui-même ». La démocratie du public est un type de gouvernement représentatif dans lequel dominent des « élites politico-médiatiques », qui remplacent les « hommes d’appareil » de la période précédente (ibid. : 300). La « crise de la représentation » résulte surtout du maintien, voire de l’accroissement, de la distance entre gouvernants et gouvernés dans la démocratie du public. Cette distance est au fondement même du gouvernement représentatif créé au XVIIIe siècle, mais la période de la démocratie de partis semblait annonciatrice d’une démocratisation de ce lien représentatif. Or, cette démocratisation n’a pas perduré, les partis politiques ne constituent plus un repère pour les groupes sociaux – notamment populaires – et les élites aujourd’hui désignées ne sont pas davantage qu’hier le miroir des sociétés qui les élisent. Il en résulte des tensions et, en France comme dans d’autres pays, un rejet des dirigeants politiques (Grossman, Sauger, 2017).

 

La démocratie du public : actualité et discussion

Près de trois décennies après la publication de Principes du gouvernement représentatif, le « travail politique par et pour les médias » s’est banalisé (Desrumaux, Nollet, 2014). L’idéal type de la démocratie du public, qui insiste sur la dimension symbolique du politique, sur sa légitimation par les médias dans la période contemporaine, semble s’incarner dans des situations politiques récentes. En France, l’élection en 2017 d’Emmanuel Macron à la Présidence de la République résulte ainsi d’une alliance réussie entre diffusion d’une « image » médiatique dans le public et positionnement dans le jeu politique. Comme le montrent Pierre Leroux et Philippe Riutort (2019), médias et sondages ont contribué au positionnement politique d’E. Macron, renforçant son crédit de (potentiel) candidat à l’élection présidentielle, alors qu’il ne pouvait compter initialement sur une organisation ou des réseaux politiques. Son capital politique a été surtout acquis grâce à un travail de mise en visibilité médiatique de son histoire personnelle et de ses activités en tant que ministre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique. Cette « image » construite médiatiquement et politiquement a pu être convertie plusieurs mois plus tard en mobilisation électorale, lorsque les principaux candidats désignés par les autres formations politiques, notamment François Fillon (Les Républicains) ou Bernard Hamon (Parti socialiste), se sont trouvés en difficulté. E. Macron est alors apparu comme un recours. Ainsi l’idéal type de la démocratie du public présente-t-il l’intérêt de mettre l’accent sur le processus de co-construction, par les médias et les instruments de constitution d’une opinion publique, des « possibles » du jeu politique.

Néanmoins, cet idéal type peut être à la fois discuté et adapté. En effet, comme tout idéal type, il accentue et simplifie certains traits. Le « grand récit » des métamorphoses du gouvernement représentatif, en étapes successives – dans l’ouvrage et peut-être plus encore dans sa réception –, tend à atténuer les continuités, relatives par exemple à la persistance de dimensions constitutives du parlementarisme ou de la démocratie de partis au sein de la démocratie du public. Ainsi, en dépit d’interrogations récurrentes sur leur légitimité, les partis politiques jouent-ils toujours un rôle central dans la configuration de la démocratie du public, ce dont témoigne, si l’on suit l’exemple de l’élection d’E. Macron, la constitution du mouvement En Marche !, puis de La République en Marche, un « mouvement politique » rassemblant les soutiens à partir d’une plateforme numérique. B. Manin (1995 : 280) lui-même signale la persistance des partis dans la démocratie du public lorsqu’il écrit que « la possibilité de mobiliser une structure préalablement organisée avec son réseau de relations et d’influences, ses capacités à collecter des fonds et sa main-d’œuvre bénévole demeurent un atout décisif dans la compétition électorale » pour des leaders qui cherchent à tisser des relations personnalisées au public. À l’heure de l’internet, on peut davantage évoquer une hybridation entre démocratie de partis et démocratie du public : si les partis s’effacent sur l’internet, ce n’est pas tant pour laisser place à des groupes contestataires de la représentation politique, qu’au profit d’une organisation de la communication politique digitale plus centralisée, éventuellement appuyée par des prestataires extérieurs au parti (Greffet, 2016).

Conjointement à ce constat, l’idée d’un renouvellement des élites politiques, lié au développement des techniques de communication et à leur maîtrise, est discutée. En effet, comme le note Jacques Gerstlé (2000 : 19), le travail politique orienté vers les médias conduit peut-être moins à l’émergence de figures médiatiques nouvelles qu’à « la maintenance de la légitimité et/ou à la gestion du capital accumulé ». Ainsi E. Macron est pourvu, comme avant lui Valéry Giscard d’Estaing qui, en 1974, apparaissait comme rompant avec la politique gaulliste, de tous les attributs des élites technocratiques de la Ve République : ancien élève de l’ENA, ancien inspecteur des finances, passé par des cabinets ministériels, brièvement membre du Parti socialiste, soutien de François Hollande avant l’élection présidentielle de 2012, devenu ministre en 2014. De façon proche, la détention d’un capital politique ou médiatique préalable caractérise largement les acteurs qui acquièrent de la visibilité et de l’audience sur les espaces numériques, puisque, comme le montrent Marie Neihouser (2016) en France ou Matthew Hindman (2009) aux États-Unis, les blogueurs politiques « influents » exercent en majorité une activité professionnelle liée à la politique : ce sont des élus, militants, journalistes politiques, plus rarement collaborateurs d’élus. Le renforcement de la contrainte médiatique est dès lors synonyme d’adoption par le personnel politique de savoir-faire dans la gestion de cette contrainte (Negrine, 2008), davantage que de renouvellement du personnel politique. De ce point de vue, le passage d’un type de gouvernement représentatif à l’autre est empreint d’ambiguïtés.

La thèse de la démocratie du public peut également être discutée du point de vue de la sociologie électorale. En effet, la volatilité électorale n’est pas généralisée. Même si elle augmente tendanciellement, les groupes sociaux comme les territoires d’appartenance restent prédictifs de l’abstention ainsi que du vote, notamment pour ce qui concerne les résultats de l’élection présidentielle française (Braconnier, Coulmont Dormagen, 2018 ; Rivière, 2017). Le « public » est traversé de hiérarchies sociales et spatiales, de valeurs et de rapports au politique différenciés, qui orientent la réception des « images » des acteurs politiques. Ce que la métaphore unificatrice de la « scène » et du « public » tend à occulter. Et si la « personnalité » des candidats joue un rôle aux yeux des électeurs, la teneur de ce que cette notion recouvre reste floue. Elle peut concerner aussi bien des « traits de caractère » comme « l’intégrité, la fiabilité, la proximité » que « des traits de compétence » comme l’intelligence, le leadership et l’intelligibilité (Gerstlé, 2000 : 20). Par ailleurs, ces dimensions ne sont pas aisément dissociables de dimensions programmatiques ou de valeurs politiques, et elles varient conjoncturellement au cours d’une même campagne électorale ; ce qui complexifie l’analyse de la relation entre acteurs politiques et électeurs.

Enfin, des adaptations de la démocratie du public peuvent être proposées relativement aux mutations récentes de la communication politique et du gouvernement des sociétés. La première concerne la figure de « l’expert en communication » dont le « règne » définit la démocratie du public. Cette figure, largement héritée de techniques développées initialement aux États-Unis, apparaît aujourd’hui fragmentée. Les activités de communication politique se transforment, s’étendent et se spécialisent, depuis l’attaché·e de presse des années 1960 jusqu’aux conseillers en communication, ou community managers d’aujourd’hui. Il n’y a donc pas un mais différents experts en communication, relevant d’une pluralité de métiers, de statuts et de trajectoires professionnelles (Blanchard, 2018). Faut-il pour autant en conclure que les experts en communication « règnent » sur la politique ? Cette hypothèse n’apparaît guère validée en France depuis les années 1980, puisque les conseillers en communication ne sont que marginalement associés à la prise de décision politique (Pozzi, 2019).

La seconde est celle de la formalisation de l’expression du public. Le monopole des médias de masse et des sondages d’opinion, dont des travaux sociologiques interrogent de longue date l’autonomie par rapport au jeu politique (Champagne, 1990 ; Blondiaux, 1998), est remis en question. L’expression du public passe par des canaux multiples, puisqu’il est notamment possible de parler politique sur le web et les réseaux socio-numériques (Greffet, Wojcik, 2008). Les traces numériques peuvent dès lors faire l’objet de traitements qui s’apparentent à la mesure et à la construction de l’opinion publique (Boyadjian, 2016). La multiplicité et la diversité des formes d’expression sont également indicatives d’une difficulté plus globale à saisir les publics et leurs positions, ainsi que les effets des interactions qui se nouent sur les espaces numériques où s’échangent points de vue, informations, rumeurs ou fausses nouvelles. À ce sujet, Jay G. Blumler (2016) a proposé l’hypothèse d’un « quatrième âge » de la communication politique, à la suite d’une première typologie identifiant trois âges de la communication politique (Blumler, Kavanagh, 1999) :

  • l’âge d’or des partis politiques, où la presse partisane constitue le principal support de communication politique et qui correspond à la démocratie de partis ;
  • l’âge de la télévision, où l’intervention des acteurs politiques dans l’actualité est pensée stratégiquement par des experts ;
  • l’âge des campagnes permanentes, où les activités de communication et l’expression quotidienne dans les médias font partie intégrante de l’activité politique.

Désormais, il estime qu’émerge un « quatrième âge de la communication » avec une remise en question du monopole des professionnels de la communication. Selon lui, cette période a pour particularité : une confiance politique incertaine du fait de la difficulté des citoyens à se mettre en contact avec les instances de gouvernement, alors que dans le même temps, leurs relations interpersonnelles sont devenues plus rapides et efficaces par le biais des réseaux socio-numériques ; une mise en question des relations élites-masses, avec une perte d’influence des élites sur les médias centraux qui sont de plus en plus concurrencés par les médias en ligne et les partis populistes ; une transformation des récits idéologiques dominants à la fois contestés en ligne, et renforcés par l’emprise du marché sur les médias ; un renouvellement de la citoyenneté et de la démocratie par la communication, obscurci cependant par le faible potentiel délibératif des échanges en ligne.

L’expression du public est donc de plus en plus complexe et difficile à saisir ; elle n’est ni univoque, ni maîtrisée par les acteurs politiques. En notant l’extension et la fragmentation des possibilités d’expression des citoyens, mais aussi l’omniprésence et la diversification des médias ainsi que les logiques d’interdépendance croissante entre champs médiatique et politique, Philippe Aldrin et Nicolas Hubé (2017 : 255) envisagent une « démocratie des publics » caractérisée par « la diversification des lieux, des modes et des supports d’expression d’une opinion publique qui se donne de moins en moins à voir au singulier ». Ce prolongement de l’idéal type de B. Manin renvoie à des transformations profondes de la politique, de plus en plus interrogée dans sa capacité à énoncer une direction collective, tant sont concurrentiels l’énoncé des clivages et l’interaction des « images », en provenance des acteurs politiques, mais aussi d’acteurs extérieurs au jeu politique, tels que les entreprises, les groupes d’intérêts ou les ONG.

De ce point de vue, les Principes du gouvernement représentatif valent d’être revisités, car ils se trouvent enrichis de dimensions expressives et dialogiques, d’autant plus importantes que certains enjeux politiques se posent à l’échelle mondiale, et non plus à celle de la compétition électorale (nationale) qui est celle du gouvernement représentatif.


Bibliographie

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