Éditorialisation


 

Le terme « éditorialisation » n’existe pas dans les dictionnaires ; on ne le voit pas mentionné par le Robert historique de la langue française parmi les dérivés du latin « edere », « produire, mettre au jour », qui donne naissance à toute une série de mots bien répertoriés – éditer, édition, éditeur, inédit, et même éditorial, emprunté par Charles Baudelaire (1821-1867) à l’anglais dès 1852. Le mot est présent dans les dictionnaires anglais (editorialization), mais avec un sens restreint : « le fait d’écrire un éditorial » ou « le fait de donner son opinion dans un écrit », qui ne correspond pas à ce qui est en général entendu quand on emploie, en français, « éditorialisation ».

De fait, la notion d’éditorialisation circule intensivement dans certains milieux scientifiques, en particulier dans les publications analysant les transformations associées au développement des technologies numériques. Depuis le tournant des années 2000, une série de travaux réalisés dans le domaine des sciences de l’information et de la communication, de la philosophie, de l’analyse textuelle et documentaire, des sciences de l’éducation, pointent la nécessité de désigner par un terme spécifique les nouvelles modalités de diffusion des savoirs et des documents rendues possibles par le développement des réseaux, des plateformes, des outils d’écriture et de lecture en ligne – toutes innovations qui induisent un rapport transformé du public avec les contenus mis en circulation.

Voyons donc comment on pense l’éditorialisation en « milieu » numérique, avant de briser ce cadre, et de regarder plus en arrière.

 

L’éditorialisation : un outil pour penser les transformations de l’édition en contexte numérique

De quoi parle-t-on quand on évoque l’éditorialisation en contexte numérique ? Il se trouve que les différents sens associés à ce terme dans les deux dernières décennies ont donné lieu à plusieurs synthèses étoffées ; à croire que la notion d’éditorialisation constitue en soi un enjeu épistémologique. Dans un article souvent cité, publié en libre accès dans la revue Sens public, Marcello Vitali-Rosati récapitule en 2016 les différentes étapes qui font l’histoire de ce tout jeune concept, depuis un article fondateur publié en 2007 par le chercheur en information-communication Bruno Bachimont ; dans une thèse en sciences de l’information et de la communication et littérature comparée soutenue en 2020, Nicolas Sauret propose de son côté une théorie de l’éditorialisation comme concept le plus à même de rendre compte du fonctionnement contemporain d’un nouveau modèle de revue scientifique ; une exploration bibliographique menée en 2015 par Jérome Valluy autour de cette notion récolte des milliers de références, et propose d’en retenir 70 qui abordent frontalement la question.

Un accord semble se dessiner pour retenir trois sens principaux dans la définition du terme « éditorialisation », étant entendu que tous renvoient à un contexte numérique. Ces trois traits définitoires doivent permettre de construire la notion d’éditorialisation par confrontation à celle, plus commune et plus ancienne, d’édition. Ils permettront de comprendre en quoi les transformations des modalités de lecture et d’écriture induisent de nouveaux rapports du public avec le document.

 

Un jeu de construction

L’éditorialisation renvoie d’abord à un phénomène de fragmentation des contenus et des énoncés. Alors que l’édition fait signe vers un contenu total qui forme une unité matérielle, l’éditorialisation désigne le geste, ouvert à tous, d’agencer des unités documentaires partielles, se combinant dans des équilibres provisoires. En ce sens, l’éditorialisation enregistre dans le domaine de la publication et de la circulation des contenus la logique anthologique décrite par Milad Doueihi au fil des différents ouvrages qu’il a consacrés à la culture numérique (2008, 2011). Éditorialiser en régime numérique, c’est selon Louise Merzeau (1963-2017) déployer un « savoir-faire organisationnel » (Merzeau, 2013), qui met en œuvre une logique d’étoilement plus que de rassemblement.

Cette caractéristique explique pourquoi le terme d’éditorialisation est particulièrement utile pour analyser le fonctionnement contemporain des médias d’information : des contenus journalistiques parus dans des éditions imprimées (i.e. le quotidien Le Monde), souvent repris aussi par des sites dédiés (lemonde.fr), sont publiés sur les réseaux sociaux, indépendamment de tout l’appareil éditorial (rubriquage, titraille, chemin de fer) qui leur donne un sens au sein de l’ensemble homogène constitué par le numéro de journal. Quand Le Monde produit du contenu pour la rubrique « Découvrir » de Snapchat par exemple, il accepte que les articles soient arrachés à leur « territoire éditorial » d’origine (Croissant, Hare, Touboul, 2021), et deviennent des « capsules nomades ».

Aux origines de cette logique de segmentation se trouve la nature par essence plurisémiotique des productions numériques ; l’éditorialisation désigne aussi ce qui arrive au document quand il migre d’un support non numérique à un espace en ligne, et se trouve soumis par exemple à des opérations d’indexation qui le transforment en profondeur, en créant de nouvelles unités, des « segments » qui peuvent donner lieu à de nouvelles publications (Bachimont, 2007). Le fait de publier sur une plateforme numérique un texte initialement prévu pour un support imprimé peut susciter l’ajout de contenus audiovisuels qui « enrichissent » le document initial, tout en accentuant son autonomie vis-à-vis du contexte dont il est alors détaché. On le conçoit, les membres du public-lecteur du quotidien papier se voient offrir la possibilité de devenir auteurs de ces republications. D’où une conception spécifique de la collectivité impliquée dans ces phénomènes éditoriaux.

 

Un jeu à plusieurs

Deuxième caractéristique de l’éditorialisation : il s’agit d’un phénomène fondamentalement collectif. Au fil des réagencements associés à la nature fragmentaire des contenus, se succèdent des prises en main diversifiées, qui rompent avec la chaîne éditoriale traditionnelle propre au monde de l’édition imprimée. Dans le domaine du journalisme, entrent en jeu par exemple ceux qu’on appelle désormais les « infomédiaires » (Smyrnaios 2017), c’est-à-dire les acteurs de l’économie numérique intervenant dans la médiation des contenus informatifs produits par d’autres : moteurs de recherche, réseaux sociaux, fournisseurs de contenus – en bref, les géants du monde des Gafam – deviennent les partenaires de l’éditorialisation d’information.

Ce phénomène de diversification des acteurs intervenant dans la production de contenus peut être conçu comme un danger ou comme une opportunité. Du côté du danger, il y a la montée en puissance des « industries des passages », telles que les décrit Yves Jeanneret (1951-2020 ; 2014). Au sein des industries culturelles contemporaines se détachent selon lui les représentants d’une « ingénierie des médiations », qui tendent à prendre toute la place occupée jusque-là par les producteurs de contenus. Les industries « médiatisantes » imposent leur loi aux « industries médiatiques » : tout contenu original, informatif ou créatif doit être soumis à un processus de publication, repérage, diffusion, valorisation – les étapes clés de ce qu’on peut appeler les nouvelles modalités du « passage » – opéré par ceux qui ont véritablement « prise » sur la communication numérique. Certes, les plateformes sont accessibles à tous les publics et leur offrent des occasions de contributions infinies ; mais les industriels du monde informatique produisent « des machines à écrire l’écriture » (Jeanneret, 2014), et se trouvent désormais en mesure de « piloter la visibilité » (Croissant, Touboul, 2016) à coups d’algorithmes, d’alertes, de liens publicitaires, de republications et de suggestions personnalisées. Si bien que la créativité des usagers et de leurs pratiques est captée, instrumentalisée au profit de dispositifs de médiation qui fonctionnent comme des outils-marques.

Si l’on est plus optimiste, le caractère collectif de l’éditorialisation apparait comme une opportunité, ouvrant la voie à des pratiques éditoriales collaboratives. On peut ainsi, comme l’ont fait en 2012 plusieurs chercheurs réunis à l’occasion de l’événement scientifique Entretiens du nouveau monde industriel, se saisir des potentialités offertes par le numérique pour développer un dispositif inusité de « participation, d’annotation et de documentation » (Merzeau, 2013). Conférenciers, auditeurs, éditeurs, chercheurs intéressés interviennent à loisir en publiant des contenus ou en proposant des « ressources » sur le site développé pour couvrir l’événement ; toute une série d’outils (applications, réseaux sociaux, liens vers des ressources documentaires) sont mis à contribution, dans une logique de convergence qui rompt avec l’impératif commercial propre aux industries des passages. Dans la même logique, l’éditorialisation désigne l’opportunité offerte à un large éventail d’utilisateurs d’intervenir sur les contenus mis en circulation, par exemple en les prélevant pour les republier ailleurs, autrement, avec des commentaires, des annotations ou des ajouts de toute sorte.

On le voit, l’éditorialisation signale l’extrême diversification des gestes, des acteurs, des publics impliqués dans la production de contenus en régime numérique. Cette nouvelle forme de polyphonie éditoriale détermine un troisième trait de définition.

 

Un jeu sans fin

La distinction entre « édition » et « éditorialisation » tient à un régime de temporalité différencié. L’édition désigne un acte achevé, qui se signale par la production d’un contenu stabilisé sous une forme déterminée, dans une matérialité définie. L’éditorialisation renvoie de son côté à une logique processuelle : il s’agit d’une intervention sur des contenus déjà existants, livrés à toutes sortes de réappropriations susceptibles d’en transformer le sens ou la portée. Ces transformations successives n’ont pas de fin définie une fois pour toutes. Si l’on revient à l’exemple des productions journalistiques, l’éditorialisation rend compte des possibilités ouvertes aux republications d’articles relevant de temporalités très diversifiées. Les contenus informatifs entretiennent de ce fait un nouveau rapport au temps de l’événement : on pourrait parler d’une logique d’actualisation, qui se superpose à l’impératif d’actualité. La mention de la « mise à jour » côtoie sur les sites d’information celle de la publication (« publié le »), signalant les éventuels ajouts, modifications, rectifications qui ont séparé le moment de l’édition du temps de l’éditorialisation.

Cette dimension processuelle de l’éditorialisation permet de nommer les transformations intervenant dans les vies successives des documents en régime numérique : ainsi du fonctionnement de l’immense « bibliothèque numérique » qu’est Gallica, le site de la Bibliothèque nationale de France (BNF). La numérisation de millions de documents patrimoniaux engage bien plus qu’une simple transformation matérielle : il s’agit d’inventer pour tous ces textes un appareillage éditorial adapté, comprenant des titres, des index, des sommaires, parfois des illustrations, et d’anticiper les modalités de circulation et d’appropriation qui seront celles des lecteurs en ligne. Ce travail qui peut être conçu comme un acte de re-documentation intervient parfois plusieurs centaines d’années après la première édition : preuve que l’éditorialisation n’a pas de limite dans le temps. Une fois rendus disponibles sur le site Gallica, ces documents n’ont pas fini leur vie éditoriale : toutes sortes d’interventions peuvent les amener à trouver une nouvelle forme – quand par exemple un second site lancé par la BNF, RetroNews, se propose de rendre payant l’accès à la presse ancienne numérisée, tout en mettant à disposition, en échange de cette transaction, de nouveaux services qui transforment l’accès au texte, voire transforment le document lui-même (recherche « experte », numérisation de haute qualité en OCR, c’est-à-dire optical character recognition, soit un format textuel qui rend possible la recherche par mot clé ou entité nommée).

Le processus d’éditorialisation est une des dimensions propres à la « vie triviale » des êtres culturels (Jeanneret, 2008) – cette succession de transformations créatives qui, au cœur de la vie sociale, accompagnent la circulation des textes, des objets, et des signes.

On est alors en droit de se demander si cette triple définition de l’éditorialisation – comme jeu de construction par fragments documentaires, menée à plusieurs, et sans fin – doit être circonscrite à l’analyse des productions numériques. Et si l’on ne peut pas concevoir la question de l’éditorialisation comme une autre façon de penser ce que d’autres chercheurs désignent comme l’énonciation éditoriale.

 

Éditiorialisation ou énonciation éditoriale ?

Quand il propose, dans son mémoire d’habilitation à diriger des recherches puis dans un article publié en 1998 par Les Cahiers de médiologie, sa « théorie de l’énonciation éditoriale », Emmanuël Souchier met en évidence différents caractères propres à toute publication, dès lors que le regard qui s’y attache adopte une approche globale, communicationnelle et sémiologique, attentive à la détection de « l’infra-ordinaire ». D’abord, tout objet textuel fait intervenir des instances d’énonciation plurielles : c’est ce qu’E. Souchier (1998) appelle « l’énonciation polyphonique ». Il importe de savoir reconnaître, dans l’objet livre par exemple, l’intervention d’une multitude d’acteurs qui ont participé à sa réalisation, mais qui demeurent plus ou moins invisibles – typographes, imprimeurs, libraires, éditeurs, maquettistes, tous corps de métiers partenaires de l’énonciation textuelle. Ainsi la dimension collective de l’éditorialisation se retrouve-t-elle dans toute pratique éditoriale, pour peu qu’on analyse non seulement l’esprit de l’œuvre mais aussi sa matière, et plus généralement « l’image du texte ».

Par ailleurs, toute édition doit être conçue comme une « trans-formation » (Souchier, 1998) : les exemples analysés par E. Souchier sont bien antérieurs à l’univers numérique, puisqu’il s’agit d’œuvres de Raymond Queneau (1903-1976) Exercices de styles (1947) et Cent mille milliards de poèmes (1961). La dimension processuelle, si déterminante pour comprendre la notion d’éditorialisation, se révèle aussi à l’œuvre dans le travail d’édition de livres papiers, dès lors que l’on prend au sérieux l’incidence exercée par les supports sur les textes. Le passage d’un format à un autre – quand par exemple on republie en volume les Exercices parus d’abord en revue – n’est pas sans effet sur la nature même de l’œuvre. Chaque nouvelle édition transforme les textes, et la notion d’énonciation éditoriale permet de saisir ces altérations.

Doit-on alors penser que l’éditorialisation ne serait qu’un autre nom pour désigner ce qui est ailleurs identifié comme « énonciation éditoriale » ? Et la spécificité du milieu numérique doit-elle être totalement remise en cause ? La coexistence de ces deux notions est en réalité riche de sens, et suggère deux remarques conclusives.

D’une part, les analystes qui emploient le terme d’éditorialisation font très généralement référence à l’énonciation éditoriale ; il semble que l’éditorialisation corresponde à une radicalisation, en contexte numérique, des phénomènes observés à travers l’énonciation éditoriale pour des exemples issus du monde de l’édition livresque. Dans l’univers des médias informatisés, la polyphonie est démultipliée, le processus de redocumentation n’a plus de fin et suit un rythme accéléré, les transformations du texte s’exercent à des niveaux de plus en plus fins, faisant perdre de vue toute unité globale. En somme, c’est tout le jeu des médiations éditoriales qui s’industrialise. D’autre part, l’articulation entre ces deux notions témoigne de l’intéressant effet retour exercé par l’analyse des innovations technologiques sur l’observation des phénomènes qui les ont précédées : c’est parce que les « écrits d’écran » (Jeanneret, 2008) héritent de dispositifs très anciens dans l’organisation des ordres du texte et du savoir que leur analyse transforme aussi la façon dont nous pensons le livre, la presse « papier », le document non numérique. Si bien que c’est la notion même d’édition qui se voit enrichie par ces termes dérivés, formant une chaîne heuristique où l’éditorialisation trouve toute sa place.


Bibliographie

Bachimont B., 2007, « Nouvelles tendances applicatives : de l’indexation à l’éditorialisation », pp. 15-29, in : Gros P., dir. L’Indexation multimédia. Description et recherche automatiques, Paris, Hermes/Lavoisier.

Croissant V., Hare I, Touboul A., 2021, « De l’édition à l’éditorialisation ? Analyse d’une transformation des médias d’information à l’ère numérique », in : Liénard F., Zlitni S., dirs, Réseaux sociaux, traces numériques et communication électronique, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre.

Doueihi M, 2008, La Grande Conversion numérique, Paris, Éd. Le Seuil.

Doueihi M, 2011, Pour un humanisme numérique, Paris, Éd. Le Seuil.

Jeanneret Y., 2008, Penser la trivialité. Volume 1, La vie triviale des êtres culturels, Paris, Hermes/Lavoisier.

Jeanneret Y., 2014, Critique de la trivialité. Volume 2, Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Paris, Éd. Non standard

Merzeau L., 2013, « Éditorialisation collaborative d’un événement. L’exemple des Entretiens du nouveau monde industriel 2012 », Communication et organisation, 43, pp. 105-122. Accès : https://journals.openedition.org/communicationorganisation/4158.

Sauret N., 2020, De la revue au collectif. La conversation comme dispositif d’éditorialisation des communautés savantes en lettres et sciences humaines, thèse en sciences de l’information et de la communication et en littérature comparée, Université Paris Nanterre/Université de Montréal.

Smyrnaios N., 2017, Les Gafam contre l’Internet. Une économie politique du numérique, Paris, Éd. INA.

Souchier E. 1998, « L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les Cahiers de médiologie, 6, pp. 137-145.

Valluy, J., 2015, « Éditorialisation. Bibliographie », TerraHN. Réseau scientifique de recherche et de publication. Accès : http://www.reseau-terra.eu/article1333.html.

Vitali-Rosati M., 2016, « Qu’est-ce que l’éditorialisation ? », Sens public. Accès : http://www.sens-public.org/article1184.html.

 

Auteur·e·s

Wrona Adeline

Groupe de recherches interdisciplinaires sur les processus d’information et de communication Sorbonne Université

Citer la notice

Wrona Adeline, « Éditorialisation » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 04 mars 2021. Dernière modification le 20 novembre 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/editorialisation.

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