Elites européennes


 

À l’heure actuelle, la contestation à l’égard des élites – terme pouvant s’employer au singulier ou au pluriel – s’exprime fréquemment, à tel point que l’on peut s’interroger plus encore sur les usages d’un mot présent depuis des siècles sous différentes formes. Le mot et la catégorie ont suscité, notamment depuis la fin du XIXe siècle, bien des savantes analyses relevant de l’histoire, de la sociologie et de la science politique, avec des auteurs célèbres tels que Gaetano Mosca, Moisei Ostrogorski, Vilfredo Pareto, Robert Michels ou Max Weber. Les élites sont identifiées, voire contestées, en fonction des lieux et des secteurs où elles se trouvent, dans de nombreux champs, qu’il s’agisse d’économie, de société, de culture ou de politique. Sous ce dernier angle, les attaques peuvent s’inscrire dans une tradition antiparlementaire, exprimée à des degrés divers dans bien des pays. Dans le cadre européen, les critiques peuvent tenir à la manière dont s’est déroulée la construction depuis les années 1950, qui sera notre principal point de départ – même si l’on peut assurément évoquer l’existence d’élites bien avant l’établissement d’institutions européennes. Ces critiques sont également liées à la formation d’« eurobureaucraties » – le terme d’« eurocrate » apparaît au milieu des années 1960 (Rey, 2005) – souvent associées par leurs adversaires à la mythification de « Bruxelles ». Il conviendra dans un deuxième temps de rendre compte des contours de ces élites institutionnalisées, dont l’une des composantes est évidemment politique. Dans un dernier point, on s’attachera à présenter les enjeux actuels attachés aux caractéristiques et aux représentations des élites, telles qu’en elles-mêmes et aux yeux d’un public souvent identifié à une opinion quelque peu difficile à cerner, surtout à l’échelle de 28 pays. Il conviendra du reste d’aborder les questions liées au recrutement et aux éventuelles mutations de ces milieux européens tenus pour élitaires et/ou élitistes, notamment en temps de crises ou de turbulences.

 

Héritages

Même si elles suscitent des critiques, les élites européennes ont bénéficié d’un certain prestige. Avant la Seconde Guerre mondiale, ce pouvait être à travers divers souvenirs et représentations, concernant notamment les déplacements et parcours des élites, qu’il s’agisse de voyageurs, d’écrivains, d’artistes, ou de diplomates (Bresc et al., 2002). On peut ainsi songer rétrospectivement à une sorte de « haute société européenne ». Cet univers élitaire, qui n’était d’ailleurs pas homogène, a été affaibli par la Grande Guerre, même si une partie de ces groupes a essayé de promouvoir l’idée européenne, notamment dans les années 1920. Leur action a été battue en brèche par la crise des années 1930, puis le second conflit mondial, avant que ne s’exprime un regain.

Alors qu’une partie des élites traditionnelles est discréditée par la collaboration, l’aspiration à la formation de nouvelles élites, de recrutement plus démocratique, est présente dans certains courants de l’opinion. Mais lorsqu’il s’agit de construire l’Europe, les représentants de milieux considérés comme socialement ou politiquement dominants sont plus présents. La mouvance des fondateurs de l’Europe (Bossuat, 2001) est souvent associée à des milieux politiques démocrates-chrétiens (Konrad Adenauer, Alcide De Gasperi, Robert Schuman), économiques (Jean Monnet) ou à la sphère des hauts fonctionnaires. Des contradictions parcourent du reste cette mouvance, en fonction d’aspirations et d’intérêts divergents (Cohen, 2009 : 618-620).

 

Contours

Il a fallu plusieurs décennies pour qu’au-delà de ce noyau initial, se forment des élites professionnalisées, dans le cadre de la construction de l’espace (Dwan, 1998) et de l’histoire des institutions européennes, au sein de pôles et institutions souvent mal connus du public, d’où un effet de distance que peuvent accroître un mode de fonctionnement en vase clos et des profils de caractère technocratique, notamment à Bruxelles (Suleiman, Mendras, 1995). Les entourages politiques nationaux, en tant qu’ils sont engagés dans des discussions diplomatiques, financières ou économiques à échelle européenne (dont les célèbres « marathons », séances harassantes ou présentées comme telles permettant d’arriver à des compromis ou des accords) relèvent souvent, en termes de perception, d’élites peu identifiées, en dehors des chefs d’État, de gouvernement ou de ceux des ministres qui sont connus d’une part significative de l’opinion. Plus récemment, la composante financière de ces élites, associant économistes et hauts fonctionnaires, s’est accrue, avec la création de l’euro et celle de la Banque centrale européenne.

Ce milieu, souvent décrié, notamment parce qu’il bénéficie de fortes rémunérations et se voit prêter une influence parfois déterminante et supposée cachée, ne constitue pas la seule composante des élites européennes. Une partie du monde des affaires, en relation avec des lobbyistes (plus de 10 000 à Bruxelles au début du siècle [Angel, Lafitte, 1998]), des groupes d’intérêt et des experts, en est proche, en relation avec les différentes phases de développement ou de difficultés de l’Europe. Des structures favorables au fédéralisme, telles que le mouvement européen, qui réunit des personnalités se considérant comme héritières des « pères fondateurs » apparaissent souvent liées à cet univers des élites.

Il reste à évoquer la formation d’une catégorie d’élites, cette fois spécifiquement parlementaires, à travers l’existence des scrutins européens (El Gammal, 2019). Si les membres du Parlement européen tiennent leur place de leur élection, dans bien des cas, ils faisaient partie de milieux déjà élitaires, au sein desquels nombre de futurs candidats ont été amenés à briguer des mandats. Il est vrai aussi que le scrutin de liste favorise des candidats patronnés par des partis politiques, qui ont leurs propres circuits de recrutement, et que certains élus, en tout cas lors de leur campagne, ont critiqué les élites. S’agissait-il alors de faire écho à la vox populi ?

 

Face au flot des critiques

Au fur et à mesure qu’enfle la vague eurosceptique, notamment depuis 1992 (Bruneteau, 2018), les élites européennes sont critiquées de diverses parts, y compris par certains gouvernements qui leur sont liés et usent parfois d’un double langage. Les reproches portent sur certaines des politiques menées, ainsi que sur l’opacité supposée des procédures, la prolifération des textes et des normes, et des changements institutionnels qui ont d’ailleurs parfois tourné court (ce fut le cas pour la constitution européenne en 2005) avant que le traité de Lisbonne n’en réintroduise certains aspects à partir de 2009. Les salaires, l’esprit de corps, l’autosatisfaction (Enzensberger, 2011, notamment pp. 40-41.) des fonctionnaires européens, voire la baisse de compétence de certains d’entre eux depuis une quinzaine d’années et les controverses concernant des personnalités de premier plan, donnent lieu à des évocations diverses. Relatives à une sorte de microcosme (Fay, 2019, au sujet de La Capitale, de Robert Menasse), elles renvoient aussi à des critiques parfois virulentes, entre mythes, réalités, et ambiguïtés (Quatremer, 2017, notamment les chapitres V, « La Commission est technocratique et hors sol » [pp. 139-175] et VI, « Les élites européennes sont corrompues et incompétentes » [pp. 177-208]). Le jeu de miroirs est ainsi parfois trouble.

Les élites ainsi mises en cause, à tel point qu’il est parfois question, sur des registres divers, voire en termes de recherche, d’échec d’un rêve (Haller, 2008), de déficit (Levrat, 2012) ou de fracture démocratiques (Costa, Magnette, 2007) et d’« Eurocratie » (Georgakakis, 2012) ont quelque difficulté à se défendre, parce que la conjoncture de crise les dessert. Des failles s’élargissent, notamment en raison du Brexit depuis le référendum de juin 2016 au Royaume-Uni. Il devient parfois malaisé de vanter à un large public les bénéfices, pourtant réels dans certains cas (développement de régions), de l’intégration européenne. Les élites ont tendance à faire profil bas, en partie parce qu’une partie d’entre elles est tenue par un devoir de réserve, ou recherche des compromis qui ont toujours jalonné l’histoire de la construction européenne.

 

La notion d’élites européennes relève de plusieurs registres, mais il est devenu difficile de s’en réclamer, tout au moins dans certains pays de l’Union européenne. Les élites demeurent certes fortement implantées, mais sont l’objet de suspicion ou de marques de défiance, non seulement sur le terrain électoral, mais au miroir des critiques sociales, voire des imaginaires culturels ou médiatiques. Il reste que les perceptions peuvent varier selon les pays et que, même si l’association de ces deux termes peut surprendre, voire choquer, des « élites populistes » s’agrègent de manière à la fois virulente et ambivalente à un paysage européen quelque peu incertain ou mouvant. Globalement, on peut s’interroger sur le rôle actuel de ces élites qui, selon une formule frappante de l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, « deviennent une locomotive sans wagons » (Lasserre, 2019).


Bibliographie

Angel B., Lafitte J., 1998, L’Europe. Petite histoire d’une grande idée, Paris, Gallimard, 2008.

Bossuat G., 2001, Les Fondateurs de l’Europe unie, Paris, Belin.

Bresc H. et al., dirs, 2002, La Circulation des élites européennes. Entre histoire des idées et histoire sociale, Paris, S. Arslan.

Bruneteau B., 2018, « La remise en cause de l’Union européenne, 1992-2017 », pp. 149-278, in : Bruneteau B., Combattre l’Europe. De Lénine à Marine Le Pen, Paris, CNRS Éd.

Cohen A., 2009, « Construction des espaces de pouvoir transnationaux en Europe », pp. 611-624, in : Cohen A., Lacroix B., Riutort, P., dirs, Nouveau manuel de science politique, Paris, Éd. La Découverte.

Costa O., Magnette P., 2007, Une Europe des élites ? Réflexions sur la fracture démocratique de l’Union européenne, Bruxelles, Éd. de l’université de Bruxelles.

Dwan, R., 1998, « Un outil puissant : les théories de l’élite et l’étude de la construction européenne », in : Du Réau É., dir., Europe des élites ? Europe des peuples ? La construction de l’espace européen 1945-1960, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, pp. 27-38).

El Gammal J., 2019, « Élections européennes », Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Accès : http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/elections-europeennes/.

Enzensberger H. M., 2011, Le Doux Monstre de Bruxelles ou l’Europe sous tutelle, trad. de l’allemand par B. Lortholary, Paris, Gallimard.

Fay S., 2019, « Bruxelles au scalpel », L’Obs, 14-20 févr., p. 76 et 78.

Georgakakis D., dir., 2012, Le Champ de l’Eurocratie. Une sociologie politique du personnel de l’UE, Paris, Economica.

Haller M., 2008, European Integration as an Elite Process. The Failure of a Dream?, London/New York, Routledge.

Lasserre I., 2019, « Hubert Védrine : “Les élites européistes deviennent une locomotive sans wagons” », Le Figaro, 15 févr., p. 4.

Levrat N., 2012, La Construction européenne est-elle démocratique ?, Paris, La Documentation française.

Quatremer J., 2017, Les Salauds de l’Europe. Guide à l’usage des eurosceptiques, Paris, Calmann-Lévy.

Rey A., 2005, « Eurocrate », in : Rey A., dir., Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Le Robert, p. 742.

Suleiman E., Mendras H., dirs, 1995, Le Recrutement des élites en Europe, Paris, Éd. La Découverte.

Auteur·e·s

El Gammal Jean

Centre de recherche universitaire lorrain d’histoire Université de Lorraine

Citer la notice

El Gammal Jean, « Elites européennes » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 05 mars 2019. Dernière modification le 21 octobre 2022. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/elites-europeennes.

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