Emotion esthétique


 

Selon Pierre Bourdieu (1979), il existe un aspect socialement situé de l’émotion esthétique. Le processus de distinction lié à l’esthétique entraînerait un rejet de l’émotionnel, de ce qui fait l’humanité et qui rapproche l’homme de l’animalité, du sensible et du sensuel. Le goût savant refuserait tout ce qui est « humain », en particulier « les passions, les émotions, les sentiments que les hommes ordinaires engagent dans leur existence ordinaire et du même coup tous les thèmes ou les objets capables de les susciter » (ibid. : 33). Pour ce sociologue, les stratégies de distinction qui se manifestent dans le jugement de goût culturel sont un moyen privilégié par lequel les hommes luttent pour se rehausser dans l’échelle sociale. Or, ces goûts culturels seraient eux-mêmes déterminés par leur position sociale. Cette notion de distinction a ainsi contribué à dévaloriser et écarter l’émotion esthétique comme une catégorie impropre, au même titre que tout ce qui touche à l’émotion (Dassié, Valentin, 2015).

Pourtant, la question de l’émotion se pose dès lors que l’on s’intéresse au rapport entre les artistes et leur public, ainsi qu’à celui entre les œuvres et le public. En quoi une œuvre « parle-t-elle » ? Pourquoi est-elle considérée comme un « chef d’œuvre ». Autrement dit, qu’est ce qui la légitime ? Finalement, l’émotion esthétique ressentie par le public y contribue de plusieurs façons. Le fait de toucher un large public au-delà des frontières socioculturelles, comme l’a souligné l’anthropologue Bernard Lortat-Jacob (2006) au sujet de la célèbre chanson Georgia de Ray Charles, est une composante de la vie d’une œuvre. C’est que celle-ci est légitimée par la communauté des spectateurs qui reconnaît ainsi la contribution d’un artiste à la créativité d’une époque (Péquignot, 2007). D’ailleurs, la thèse de l’art comme moyen de distinction, indissociable de la société de consommation, a été largement critiquée par la philosophie et l’anthropologie depuis Walter Benjamin. Quelles sont donc les fonctions sociétales, politiques, voire thérapeutiques de l’émotion esthétique ? Quelle est la place de cette notion dans la relation entre les œuvres culturelles et artistiques et le public ?

En outre, l’émotion esthétique est au cœur de différentes problématiques : les artistes comme certain.e.s chercheur.e.s en sciences humaines et sociales ont mis en lumière ses aspects communicationnels. D’autres la définissent comme un critère princeps de la civilisation, voire de l’humaine condition. Mais l’émotion esthétique est d’abord une expérience qui se présente parfois comme une transformation sinon un bouleversement de la vision du monde en touchant aux forces inconscientes de celui qui la vit. Elle participe aussi d’un champ novateur et fécond de la recherche qui amène les chercheur.e.s de différentes disciplines à associer leurs compétences pour saisir son sens et ses effets, en particulier dans le domaine cognitif. Enfin, elle est une notion clé dans la manière d’aborder les sciences de l’homme en y intégrant la dimension sensitive et le vécu du public.

 

L’émotion esthétique, un mode de communication

La notion d’émotion esthétique s’est imposée au XIXe siècle avec le développement de la photographie, art de l’objectif et le développement d’une peinture plus subjective à l’époque de l’impressionnisme. Même si l’idée n’était pas tout à fait nouvelle (Hegel en avait déjà exposé sa conception au début du XIXe siècle), penser la dimension émotionnelle de l’art s’est imposé en particulier à Vassily Kandinsky qui, dans le cadre du mouvement der Blaue Reiter, développe l’idée d’une résonance entre l’œuvre et l’âme et rédige un ouvrage manifeste, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (1910), faisant de l’artiste un guide. Il s’agissait alors de donner une visée à la fois politique et humaniste à l’art, de dire que celui-ci manifeste le spirituel, l’intelligible par le sensible et qu’il est ainsi une forme de communication proprement humaine. Ces perspectives s’imposent aux avant-gardes artistiques après le choc de la Première Guerre mondiale.

Depuis, cette idée de la relation esthétique comme mode de communication émotionnelle connaît une certaine pérennité. Elle est soutenue par différents penseurs au cours du XXe siècle. En voici quelques exemples significatifs. Le philosophe Hans Robert Jauss appartient à l’école de Constance et s’intéresse à la réception des œuvres. Dans son ouvrage Petite apologie de l’expérience esthétique (1978), à partir de La Poétique d’Aristote, il théorise l’expérience esthétique en la découpant en trois étapes : poiesis (dimension créatrice de l’expérience esthétique), aesthesis (dimension réceptrice de l’expérience esthétique), catharsis (dimension communicative de l’expérience esthétique qui doit transmettre des normes d’action et libérer le jugement du public). Une fonction à la fois communicationnelle et politique est ainsi dévolue à l’art. Il s’agit pour lui de proposer une vision moins sombre que celle de Theodor Adorno (1970), qui estime que la société de consommation fétichise les œuvres culturelles, « en réhabilitant la jouissance esthétique comme moyen de s’approprier le monde et de s’assurer de soi-même » (Éthis, 2006 : 65). Pour sa part, le préhistorien et anthropologue André Leroi-Gourhan (1964) estime qu’il existe ce qu’il nomme « un appareil esthétique », à savoir un mode de communication émotionnelle entre l’œuvre d’art et le public de l’art ; et ce, à partir de l’art pariétal qu’il étudie. Cet art propose une vision du monde, celle de l’artiste, indissociable de ses affects : « La représentation des êtres vivants est soumise non pas à une transposition centrimètrique des proportions, mais à une version purement affective des caractères anatomiques » (ibid. : 227). Et, de manière générale, l’art constitue pour le paléontologue un langage émotionnel et utilitaire fondé sur des valeurs communes intégrant l’individu à la collectivité, tout en lui reconnaissant sa liberté individuelle (ibid. : 207).

 

Un critère de la civilisation et une qualité du lien social

L’émotion esthétique occupe une place dans la définition même de la culture et de la civilisation ; elle apparaît comme l’instrument de mesure de ce qui « fait culture » et lien social, mais aussi de ce qui constitue l’humanité. Chez Hannah Arendt, cette émotion constitue le critère des œuvres culturelles dignes d’être transmises. En effet, selon l’auteure, dans La Crise de la culture (Arendt, 1961 : 260-261), est culture ce qui est capable d’émouvoir le public à travers les siècles. La philosophe insiste sur le fait que la volonté de se cultiver et de parfaire son éducation n’est pas la destination première de la culture. La fonction essentielle de l’art est de « pouvoir […] arrêter notre attention et de nous émouvoir ». Ainsi refuse-t-elle ce qui a été discuté par Paul Souriau (1905), puis avancé par Pierre Bourdieu (1979) : la recherche de l’esthétique aurait une fin de distinction. Elle obéirait donc à une logique sociale plutôt qu’à des critères internes et émotionnels. La valeur d’échange de la culture et l’utilisation des objets culturels à des fins personnelles est, pour elle, une forme de perversion liée au développement de la société de masse. Hannah Arendt oppose donc la culture et la société de loisirs, une société gouvernée par la consommation avec une tendance destructrice.

Dans la pensée de John Dewey, la place occupée par l’émotion esthétique est assez proche de l’analyse qu’en propose Hannah Arendt. Si la philosophe allemande en fait un moyen de reconnaissance de ce qui est culture, dans son ouvrage L’Art comme expérience (1934), le philosophe pragmatiste américain estime que l’expérience esthétique, indissociable de l’émotion, est la forme la plus accomplie de la vie. Du côté de l’artiste, elle est l’expérience qui ajoute de l’amour au savoir-faire. Elle est aussi, de manière plus générale, l’expérience qui possède une « qualité émotionnelle satisfaisante » (ibid. : 85). C’est pourquoi, il estime que les arts constituent le moyen le plus intime et le plus énergique de participer à la civilisation.

Du côté de la socio-anthropologie des arts et de la culture, les chercheur.e.s se sont penché.e.s sur la formation des goûts culturels, ainsi que sur l’impact du public sur la valeur des œuvres. Antoine Hennion a travaillé en particulier sur la formation des goûts culturels dans une perspective pragmatique et expériencielle. S’intéressant aux liens entre les acteurs, mais aussi entre ceux-ci et les objets, il met l’accent sur la médiation. Il constate au sein de différentes pratiques amateures, telles que celle du vin (Hennion, Teil, 2004) ou de la musique (Hennion, 2004), que l’émotion esthétique est la conséquence de l’expérience partagée des pratiques culturelles et qu’elle crée un attachement corporel et intense au monde, aux objets et aux autres. Mais cette émotion esthétique est le gage d’un engagement dans une pratique : elle est aussi médiatrice et productrice de lien social. Pour le sociologue Jean-Marc Leveratto (2006), l’expérience de l’émotion artistique du public contribue à la validation de la qualité des œuvres. À la croisée d’une anthropologie de l’art et d’une anthropologie du corps dans la lignée de Marcel Mauss, il dirige la focale sur le corps du spectateur comme lieu de la mesure de l’art. Dans cette perspective, c’est le plaisir éprouvé par le spectateur, son intériorisation et sa transmission qui permet de valider l’œuvre artistique (ibid. : 58). Reprenant la perspective de Jean-Marie Guyau (1889), il estime que l’art est une manière de socialiser l’émotion individuelle, de faire communiquer les âmes par la transmission des émotions ressenties. L’émotion esthétique alliée au corps du spectateur comporterait ainsi une valeur morale (ibid. : 98-99). Pour Jean-Marc Leveratto, l’émotion esthétique partagée (ou transmise) donne un cadre éthique à la jouissance esthétique et constitue même un « moyen d’éprouver l’humanité ». Dans un même ordre d’idées, Edgar Morin (2016 : 125) s’interroge sur la nature du sentiment esthétique : c’est un état second qui procure plaisir et émerveillement et s’oppose à l’état « prosaïque ». Il participe à l’état poétique qui donne sens à la vie et qui, étant normatif, propose une qualité du lien social. C’est pourquoi il doit se cultiver et se transmettre.

 

L’émotion esthétique comme modification du rapport au monde

Le phénomène artistique est lié au rituel, au sacré. C’est ce que Walter Benjamin (1936) soulignait en creux en déplorant la perte de l’aura des œuvres d’art dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Dans cette optique, la question du rapport émotionnel aux œuvres d’art se pose, car le rituel se caractérise par une implication émotionnelle des participants. Jean-Marc Leveratto (2006) estime qu’il existe une efficacité émotionnelle liée à la ritualité des œuvres d’art (en particulier spectaculaires). En comparant rites et pratiques culturelles (théâtrales essentiellement) et en soulignant la dimension intégrative de la situation spectaculaire, le sociologue Laurent Fleury (2005) fait un constat similaire et rappelle que cette situation et l’implication émotionnelle du public, dimension inhérente au rite, peut aller jusqu’à modifier le rapport au monde du public, à réviser ses jugements, ses valeurs et ses normes.

Mais la modification du rapport perceptif indissociable d’une implication émotionnelle forte entraîne un sentiment d’étrangeté. En effet, un changement de perception, parfois radical au point de découvrir une autre manière de vivre, comme le souligne Laurent Fleury, ne peut avoir lieu qu’au prix d’un vacillement intérieur. C’est ce que Sigmund Freud a mis en évidence dans un écrit autobiographique : en effet, sa lettre à Romain Rolland témoigne d’un sentiment d’étrangeté lorsqu’il se trouve la première fois sur l’Acropole, lieu qu’il avait tant espéré voir un jour. Le plaisir érotico-esthétique que la réalisation de ce désir lui procure est si intense qu’il éprouve ce sentiment à la fois d’étrangeté à lui-même et au monde (Farrugia, 2012). Par ailleurs, Sigmund Freud a analysé cet émoi particulier « d’inquiétante étrangeté » comme un sentiment lié au surgissement d’un éprouvé infantile, de quelque chose de familier – heim en allemand (le terme est à la fois lié au foyer, au secret et à l’intériorité en allemand) – qui a été refoulé et, par conséquent, retourné en son contraire unheimlich. C’est donc le surgissement d’émotions esthétiques familières et refoulées qui créent ce sentiment d’une « étrange rencontre » et qui peut signaler une modification profonde du rapport au monde. Susanne Müller (2016) a montré que l’art contemporain peut provoquer cet état émotionnel intense, mélange d’effroi et d’enchantement. Certains sociologues, tels Séverine Sofio, Périn Emel Yavuz et Pascale Molinier (2007), estiment que cette force de l’émotion esthétique – définie davantage comme une capacité à se dépasser soi-même, à transcender les frontières identitaires, à accueillir « de l’autre » – constitue la valeur même de l’art. En croisant la question à celle du genre, ils soulignent en outre la capacité de celui-ci à remettre en cause l’ordre genré.

 

Perspectives : cognition et pluridisciplinarité

Depuis les années 1990, certaines disciplines prennent les émotions pour objet et un nouveau champ de la recherche pluridisciplinaire croisant émotion et cognition s’intéresse aux liens complexes et variés que les arts entretiennent avec les affects : interactions entre création et logique des émotions, processus de mise en commun collective des émotions, phénomène de l’empathie esthétique, aspect thérapeutique de l’art ou encore responsabilité éthique de l’art.

Ainsi les neurosciences se sont-elles penchées sur la question de l’émotion esthétique et, en particulier, de l’empathie provoquée par les œuvres. Certains neurologues, comme Jean-Pierre Changeux, ont développé une spécialité : la neuroesthétique, discipline pour laquelle l’esthétique est affaire de perceptions. Les neurologues peuvent étudier de manière expérimentale (imagerie cérébrale) comment les spectateurs perçoivent le monde, se le représentent et agissent en fonction de cela. Ils se sont aussi penchés sur les différentes conceptions anthropologiques de la santé. Comme Pierre Lemarquis (2012) le souligne, dans certaines sociétés, par exemple chez les Indiens Navajos, la maladie est interprétée en tant que déséquilibre avec l’environnement. Dans ce contexte, la santé consiste à rétablir l’harmonie. Des chercheur.e.s étudient aussi le rôle des émotions dans l’écoute musicale, alors que ces dernières interviennent essentiellement dans les contextes mettant en jeu la conservation des individus (Kolinsky, Lorais, Peretz, 2010). Et certains neurologues s’intéressent à la dimension thérapeutique des arts : la musicothérapie, par exemple, témoigne de l’effet curatif de la musique sur les autistes.

L’intérêt récent des neurosciences pour l’art conjugue les différentes acceptions de l’émotion esthétique (communicationnelle, civilisationnelle, cognitive…). Jean-Pierre Changeux (2008) réaffirme la dimension communicative de l’art, sa capacité à faire lien social autour « d’expériences communes », mais aussi d’autres aspects comme son « message éthique universel » ou encore sa façon de renforcer la coopération de groupe dans la survie de l’espèce. Sous l’impulsion de chercheur.e.s américains (e.g. Ramachandran, Hirstein, 1999), la neuroesthétique réévalue certains aspects des modalités cognitives humaines. Ainsi le philosophe Jacques Morizot (2009) a-t-il montré les avancées de la neuroesthétique sur la question de l’impact des neurones miroirs sur la compréhension pragmatique et la création d’images mentales. Pour Jean-Pierre Cometti, Jacques Morizot et Roger Pouivet (2000), l’émotion est un mode de connaissance compréhensif qui possède un caractère épistémique. S’appuyant sur les travaux de Nelson Goodman (1968) qui parlait de « dichotomie tyrannique entre l’émotif et le cognitif », ils estiment que l’art permet en particulier de comprendre en « donnant une structure intelligible de la réalité ». Selon ces chercheurs, « l’expérience esthétique est une forme de compréhension dans laquelle les œuvres d’art jouent un rôle indissociablement et harmonieusement émotif et cognitif » (ibid. : 91).

Initiées dans les années 1990, les recherches pluridisciplinaires alliant neurosciences et sciences humaines et sociales sur la cognition et l’émotion esthétique constituent une voie nouvelle. En témoigne, par exemple, l’étude pluridisciplinaire, alimentée par des musicologues et des neuropsychologues, sur les émotions musicales et visant à traiter de la sensibilité humaine au musical. Comme l’explicitent ces chercheur.e.s, « la problématique émotionnelle semble favoriser –pour ne pas dire susciter d’elle-même – les rapports interdisciplinaires car, bien qu’appréhendée par divers champs du savoir, elle détient un caractère d’anthropologie fondamentale » (Fernando et al., 2014 : 167).

 

Tenir compte de l’expérience vécue du public

L’intérêt de la notion d’émotion esthétique consiste, pour ainsi dire, à remettre le sensible au centre du débat, un aspect que certains philosophes ou anthropologues ont largement mis en avant depuis John Dewey (1939) avec sa théorie de la valuation ou formation des valeurs, en passant par la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty (1964), l’anthropologie modale de l’anthropologue François Laplantine (2005) ou encore les travaux sur le public de la culture de Jacques Rancière (2008).

Au milieu du XXe siècle, Maurice Merleau-Ponty introduit une réflexion sur le sentir, mais aussi sur l’espace relationnel entre les regards de l’artiste et du spectateur, espace du « touché, de la kinesthésie en tant que palpation à distance » qui constitue un « milieu de coexistence ». Lucia Angelino (2010 : 29-36) rappelle ainsi que « le rapport entre l’œuvre et le spectateur dépend de notre participation corporelle à l’œuvre picturale ». Cette réhabilitation du sensible dont l’émotion est partie prenante est également celle de ce que le public peut ressentir, de ce qui passe (ou « se passe ») entre les œuvres artistiques et culturelles et le public. C’est bien ce dont attestent les travaux sur l’anthropologie du spectacle de Jean-Marc Leveratto en s’intéressant au corps ou la sociologie pragmatique défendue par Antoine Hennion (2004 : 125) : comment saisir « les émotions, le plaisir, la surprise, tout ce qui est difficilement mesurable et le replacer au cœur de la problématique » ? Ainsi pour Antoine Hennion et Geneviève Teil (2004), l’émotion esthétique semble ne pouvoir se saisir qu’en changeant la manière de penser les objets, voire de faire de la sociologie. Pour Christian Ruby (2014 : 278), « on ne peut penser l’esthétique comme un moment sensible secondaire » et prendre en compte le sensible, c’est s’intéresser à la capacité d’être affecté du public, d’un public émancipé, c’est-à-dire, écrit-il en s’appuyant sur les thèses de Jacques Rancière, capable de se défaire des assignations et des partages du sensible préétablis.

Utiliser la notion d’émotion esthétique, c’est donc mettre en avant, dans un même geste, la subjectivité et le corps du public. Loin de la réification et de l’aliénation aux industries culturelles critiquées par Theodor Adorno, cette notion permet ainsi de rendre compte de la relation entre le public et les œuvres et de l’effet que les œuvres culturelles et artistiques produisent sur lui. Car, comme l’affirme John Dewey, le but de l’esthétique, qui est une dimension faisant partie de toute expérience « complète », est de procurer du plaisir. Ce à quoi il ajoute que, pour ce faire, l’artiste est celui qui est son premier public. Autrement dit, il doit savoir lier action et réception (Dewey, 1934 : 98-105). Quant à Theodor Adorno (1970 : 324), dans le même ordre d’idées, il définissait l’émotion esthétique comme un moment de vérité où l’objectivité fait irruption dans la subjectivité qui se dissout en celle-ci et brise l’apparence esthétique. Acte créateur et réception apparaissent alors intimement liés. Citant Georges Santayana (1896), Edgar Morin (2016 : 15) estime que le plaisir perçu fait la qualité de l’objet et que la beauté est dans l’œil de celui qui regarde. L’émotion esthétique participe, selon lui, d’un processus de poétisation de la vie. Il souligne que la position de spectateur des arts et de la culture (au cinéma, au théâtre ou encore en littérature…) confère des vertus compréhensives (ibid. : 76-77).

Il faut enfin préciser que l’émotion esthétique peut se ressentir dans tous contextes, et pas seulement dans le cadre de l’art et de la culture. C’est ce que rappelle Edgar Morin (ibid. : 14) dans son ouvrage Sur l’esthétique : la nature est la première pourvoyeuse de telles émotions. Et si François Laplantine développe une « anthropologie modale », c’est pour réintroduire le sensible et, en particulier, la dimension des affects dans l’anthropologie, mais aussi une continuité entre nature et culture telle qu’elle a été prônée notamment par Jean-Jacques Rousseau. Dans la lignée de celui-ci et de celle de Baruch Spinoza, il estime que la nature « en nous » affleure dans les émotions, les sensations et les sentiments. Rejetant les pensées séparant sensible et intelligible, l’anthropologue avance qu’une étude du social qui tienne réellement compte de « l’expérience vécue », du « vivant » ne peut se faire que par la réintroduction de ces dimensions et du « corps-sujet » (Laplantine, 2005 : 111-114).

La sociologie des publics distingue un public constaté, un public inventé et un public dénié. Selon Laurent Fleury, le public constaté est plus disparate qu’on ne veut bien le dire et la sociologie des publics a mis en évidence le fait qu’il existe un public exclu. La prise en compte de cette dimension « revient alors à décomposer la notion utilitaire de public en lui substituant l’analyse des formes de rapport entre des œuvres, des agents culturels et des spectateurs » (Fleury, 2006 : 38-39). Dans cette perspective, la notion d’émotion esthétique a toute sa place et contribue à une réflexion affinée sur les publics en montrant la manière dont la réalité est subjectivement et d’abord émotionnellement construite. C’est aussi ce que la sociologie de la réception démontre en tenant compte de la dimension sensorielle et émotionnelle des goûts culturels et artistiques : elle efface « les dualismes qui avaient été la trame d’édification même de la sociologie de la culture » et témoigne « d’une exigence minutieuse de description de l’activité d’interprétation » (Fleury, 2006 : 111-112). En tenant compte de la complexité de l’expérience du public, la sociologie des émotions et de l’expérience esthétique apparaît comme un nouveau chantier programmatique. En définitive, la notion d’émotion esthétique contribue au renouvellement des différents champs scientifiques qui s’ouvrent à cette complexité longtemps refoulée.


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Auteur·e·s

Valentin Virginie

Centre de recherche sur les liens sociaux Université Sorbonne Nouvelle

Citer la notice

Valentin Virginie, « Emotion esthétique » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 31 mai 2017. Dernière modification le 10 mars 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/emotion-esthetique.

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