Éthique et télévision


 

Régulièrement, la télévision déclenche des débats qui touchent l’ensemble de la société. Les causes peuvent paraître futiles (Les Raisins verts en 1962, les Shadocks en 1968, les reality shows des années 1990, l’avènement de la télé-réalité traitée de « télé-poubelle » en 2001) ou, au contraire graves (couverture télévisuelle en direct des attentats de Paris et Saint-Denis en novembre 2015). Dans tous les cas, sont soulevées des questions éthiques sur les limites du représentable, du montrable et du diffusable et donc sur la conception que le média a du public. La question éthique à la télévision est pensée par ses dirigeants dès les années 1950 alors que le média ne touche qu’un public restreint et qu’il est de monopole public. Avec la multiplication des chaînes, la dispersion des audiences et la reconfiguration profonde de l’environnement technologique et des usages auxquels s’ajoutent les risques que fait peser la concentration des médias sur la liberté d’expression, l’éthique télévisuelle prend une autre dimension largement analysée par des chercheurs de différentes disciplines (Spies, 2015 ; Chupin, Kaciaf, Hubé, 2009 ; Jost, Pierre, 2021a).

Questionner l’éthique de la télévision, c’est d’abord considérer les diverses émissions diffusées comme des actes, c’est-à-dire des activités humaines en référence à des normes sociales et non des images vues au travers d’une fenêtre sur le monde, pour reprendre une métaphore usée jusqu’à la corde (Jost, Pierre, 2021a : 14). Est-il évident qu’un média montre des images violentes d’un attentat portant atteinte à la dignité humaine ? Un animateur peut-il insulter un élu de la République ? Est-il acceptable qu’une émission de santé conduise à la culpabilisation du public qui se sent ainsi responsable des maladies qu’il a (ou peut) contracter ? La caméra cachée est-elle une pratique déloyale ?

 

Éthique maximaliste vs éthique minimaliste

Les philosophes proposent la distinction suivante : la morale « réfère à un ensemble de valeurs et de principes qui permettent de différencier le bien du mal, le juste de l’injuste, l’acceptable de l’inacceptable, et auxquels il faudrait se conformer ». L’éthique est pour sa part « une réflexion argumentée en vue du bien agir » ; c’est donc une réflexion sur ces valeurs et principes moraux. Les mots « éthique » et « morale » s’emploient indistinctement, les deux termes pouvant être utilisés de manière interchangeable, l’un (« éthique ») ayant une origine grecque, l’autre (« morale ») latine – les deux renvoyant aux mœurs (Ogien, 2007a : 16-17). En revanche, selon le philosophe, il est fécond de faire la distinction entre l’éthique « maximaliste » et « minimaliste » (ibid. : 12). La première est inspirée d’Aristote (384-322 av. J.-C.), qui recommande tout un art de vivre et pas seulement un code de bonne conduite en société, et d’Immanuel Kant (1724-1804 ; 1785), pour qui nous avons des devoirs moraux à l’égard d’autrui comme de nous-même. Le premier philosophe qui a, semble-t-il, cessé de donner une valeur morale au rapport à soi-même, c’est John Stuart Mill (1806-1873 ; 1859 : 40) pour qui le but de la morale doit reposer sur un seul principe, négatif de surcroît : éviter de nuire délibérément à autrui. C’est dans cet esprit, que les éthiques « minimales » ont été construites. Ici, c’est cette distinction que nous adoptons.

 

Télévision de monopole public et paternalisme

Peut-on appréhender l’éthique télévisuelle sans impliquer la nécessité de penser cette frontière entre le maximalisme moral qui consiste à présenter des programmes « vertueux » et une tendance à la tolérance d’une télévision qui se veut démocratique, laïque et pluraliste, regardée par des téléspectateurs éduqués à l’image et dotés d’un esprit critique et où exercent des professionnels libres et responsables ? Quoi qu’il en soit, on pourrait dire que toute l’histoire de la télévision donne l’impression de se résumer à un combat pour une éthique minimaliste à l’opposé du paternalisme étant défini comme « une attitude qui consiste à vouloir protéger les gens d’eux-mêmes ou à essayer de faire leur bien sans tenir compte de leur opinion » (Ogien, 2007b : 13-14). Autrement dit, la télévision est caractérisée par la tension entre ces deux échelles contradictoires : protéger les spectateurs d’eux-mêmes et tenter de faire leur bien en présupposant le pouvoir d’influence du média ce qui a été démenti par la recherche (Ségur, 2016) ; ou affirmer des principes fondamentaux que sont la liberté de conscience et d’expression tout en limitant le domaine de la morale aux relations injustes envers le public (humiliation, discrimination, manipulation cynique, atteintes aux droits, recours à des formes de contrainte). Il faut partir des années 1950 pour comprendre le modèle original de la télévision publique et la conception de l’éthique qu’en ont les acteurs. C’est sur un modèle public, avec un refus de la télévision privée, que s’organise la télévision en France dans une version de tradition publique centralisée à travers la création en 1946 de la Radiodiffusion-télévision française (RTF), puis de l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) en 1964. Une approche historique montre clairement que la réflexion relative à l’éthique émerge dès les débuts chez ses dirigeants (Pierre, 2012 : 101-102). Premier directeur des programmes de la télévision française (1952-1959), Jean d’Arcy (1913-1983) développe le nouveau média avec pour préoccupation constante la réflexion éthique en matière de liberté d’expression et de création et en particulier le refus de tout moralisme de la part du téléspectateur (d’Arcy, 1957a). Il dénonce ainsi une tendance naturelle ou « universelle » de l’être humain, qui ferait du public le membre virtuel d’un « police morale » toujours disposé à juger « immorales » certaines émissions, même lorsqu’elles ne causent aucun tort direct à qui que ce soit. Il n’est pas difficile de montrer, par des exemples comme Les raisins verts de Jean-Christophe Averty (1928-2017) qui s’appuie sur la liberté d’offenser ou plus récemment L’Amour en questions (Ozyl, 2021) que le public a cherché à empiéter sur la liberté du réalisateur par des protestations récurrentes ou orchestrées (Pierre, 2017). Les recherches sur les téléspectateurs attestent de l’intérêt de cette question et montrent qu’il existe deux types de public : d’une part, les moralistes qui croient dans la supériorité d’une conception substantielle du bien, qui pensent aussi que la télévision doit défendre et promouvoir certaines normes, certaines valeurs. Au besoin, pour défendre cette morale positive (approuvée par le plus grand nombre), ce public peut stigmatiser une émission d’humour noir ou dans un autre registre le mariage homosexuel, la dépénalisation de l’usage des drogues douces, l’euthanasie… D’autre part, on trouve les paternalistes qui, eux, ne cherchent pas tant à protéger les gens d’eux-mêmes au nom de la morale positive d’une société donnée, mais qui font plutôt appel à des principes universels comme le respect de la « dignité » humaine ou de la « nature » humaines. Dans les deux cas, on nie le droit du téléspectateur à décider par lui-même de ce qu’il entend faire de sa propre vie et on juge immorales certaines émissions. En 1953, J. d’Arcy expose ses vues sur le média et définit une politique des réalisateurs au sein d’une télévision de service public plaidant pour une éthique professionnelle fondée sur l’émancipation du téléspectateur et la liberté d’expression (d’Arcy, 1957a). En tant que responsable de la télévision, cela le conduit à rejeter constamment toute forme de censure de la part du public mais aussi d’un pouvoir interventionniste, et à donner la plus large responsabilité aux réalisateurs comme aux journalistes. J. d’Arcy (1984 : 49) adopte cependant dans ce contexte de rareté du public une approche paternaliste : « Nous étions très paternalistes. Aujourd’hui je suis anti-paternaliste, anti-dirigiste ». Puisqu’il s’agit de faire le bien du spectateur l’acte est forcément légitime (Pierre, 2021).

 

L’éthique des vertus

Dans les premiers temps de la télévision, la référence à la bonne volonté ne saurait être suffisante. Pour qu’elle soit réellement chemin d’humanisation pour les téléspectateurs, la télévision ne peut faire l’économie d’une réflexion sur ses motivations, elle doit être passée au crible d’un jugement éthique sans concession. Cet appel à l’agir éthique doit se manifester dans la conscience personnelle des professionnels de la télévision – en priorité les réalisateurs – et dans l’existence de codes moraux reconnus afin de clarifier l’attitude qu’il conviendrait d’adopter face à des questions concrètes comme montrer des images violentes (accident des 24 heures du Mans, 1955) ou le visage d’un président très malade (en 1973, rencontre Georges Pompidou [1911-1974]-Richard Nixon [1913-1994]) (d’Arcy, 1984 : 81). La réflexion éthique apparaît alors incontestable lorsque la télévision donne à voir la personne humaine au plus profond d’elle-même, là où le vivre côtoie le mourir, dans la naissance et la souffrance, dans la sexualité et la mort, dans l’identité de soi et la relation à autrui. Ainsi J. d’Arcy (ibid. : 78) déclare-t-il : « Toute émission de télévision est à base de choix, choix déterminé par la conscience professionnelle, par l’idée que l’on se fait de son métier » appelant à l’instauration d’un contrat entre télévision et public en ce qui concerne les programmes. La question de savoir au nom de quelles valeurs, de quel projet d’humanité le média télévisuel est légitime ne peut être éludé et apparaît dès son implantation sur le territoire. Quel statut donne-t-on à la personne objet du programme télévisuel ? Comment ce dernier est-il garant de la liberté de disposer de soi, de son autonomie ? À quelle vision du téléspectateur le programme se réfère-t-il ? Faut-il faire une télévision de complaisance à l’égard du public ? Qui décide de montrer ou non des images portant atteinte à la dignité humaine ?

Les années 1950-1960 se caractérisent par l’éthique des vertus, qualités morales personnelles des réalisateurs, définies comme la disposition à bien agir : sens des responsabilités vis-à-vis du public, qualités de cœur, courage de s’opposer au moralisme, voire au sens de la provocation (d’Arcy, 1957b). Cette politique des réalisateurs repose sur le postulat selon lequel les professionnels possèdent un caractère relativement stable qui détermine leur façon d’agir quel que soit le genre télévisuel (reportages, documentaires, jeux télévisuels…). Cette perspective accorde une grande importance à la formation, censée façonner des caractères vertueux afin que les professionnels de la télévision agissent pour les bonnes raisons et de la bonne manière sans chercher à plaire au public. Dans cette perspective, la notion d’exemplarité est majeure.

 

L’éthique et l’affrontement des modèles

Avec la réforme de 1974 – son maître-mot est « indépendance et responsabilité des chaînes » – on assiste à l’évolution de la télévision rendant plus criant encore le besoin de prendre en compte la question éthique dans une télévision aux logiques plurielles et complexes. Les télévisions, qu’elles soient publiques ou privées, sont désormais régies par des règles, que celles-ci soient fixées par une convention ou par un cahier des charges, par un « code de déontologie » pour les journalistes ou par des textes qui régissent l’engagement d’un média vis-à-vis de son public. Ainsi les chaînes partagent-elles des obligations morales à l’égard du public en matière de déontologie. Outre qu’elles doivent être ouvertes au pluralisme des courants de pensée, elles ne doivent pas encourager les traitements discriminatoires, ne pas porter atteinte à la dignité de la personne, respecter les droits de la personne relatifs à la vie privée. La télévision de service public a des devoirs liés à son statut comme celui du refus de la vulgarité ou de la complaisance. Si ces principes sont indiscutables et incontestables en théorie, de nombreuses émissions posent des questions éthiques : à partir de quel moment un dispositif télévisuel attente-t-il à a dignité humaine ? Un animateur peut-il faire un plaidoyer pour une justice expéditive bafouant le droit ? etc.

Les années 1990 constituent un tournant en matière d’éthique avec la diffusion de reality shows (Perdu de vueTémoin numéro 1Strip-teaseLa Nuit des héros,  etc.) montrant des individus ordinaires saisis dans leur vie quotidienne, privée et professionnelle. La téléréalité (traduit de l’anglais reality television) comprend, quant à elle, un format d’émission incluant des individus ordinaires (ou anonymes) vivant artificiellement des situations plus ou moins ordinaires (Bourdon, 2011). Des émissions spécifiques apparaissent dans les années 2000 comme Loft StoryKoh-LantaStar AcademyL’Île de la tentation, etc. et font le succès du concept fondé sur la compétition entre individus, la séduction, la peur ou pire le canular (par exemple, Mon incroyable fiancé,  Gloire et Fortune : La grande imposture) ; ce qui ne va pas sans poser de nombreuses questions éthiques liées au voyeurisme du téléspectateur ou aux dangers qu’encourent les candidats à la recherche de la célébrité ou du bonheur (Spies, 2015). F. Jost (2010 : 8) propose de répondre à de telles questions en « analysant les zones d’ombre laissées à l’appréciation de ses utilisateurs », car les logiques d’audimat des chaînes conduisent régulièrement à certains dérapages. La fameuse déclaration de Patrick Le Lay (1942-2020), président-directeur-général du groupe TF1 en 2004, selon laquelle « le métier de TF1 », c’est de vendre « du temps de cerveau humain disponible » à Coca-Cola, a déclenché une vive polémique et marqué profondément le milieu de la télévision et le grand public. Mais des procédés plus discrets comme le cas de trois jeunes maghrébins à qui on a rajouté une barbe pour qu’ils répondent mieux au stéréotype du maghrébin musulman (La Marche du siècle, 1994) soulèvent des questions relatives au contrat entre le média de service public et le téléspectateur (Jost, Pierre, 2021b : 180-181).

Désormais, la pluralité des acteurs aux statuts multiples (journalistes, producteurs, animateurs, JRI…) et leurs logiques qu’elles soient politiques, économiques ou informationnelles rendent désormais difficile l’éthique des vertus des premiers temps. Si la charte des devoirs des journalistes français a été initialement rédigée en 1918, révisée en 1938 puis en 2011, rebaptisée à cette occasion Charte d’éthique professionnelle des journalistes, elle n’implique cependant aucune obligation légale. La charte, signée à Munich en 1971, par les syndicats européens de journalistes définit les devoirs essentiels du journalisme et constitue un point de repère. Le respect de la personne peut par exemple conduire à s’abstenir de filmer, même quand le droit le tolère. Les chartes de déontologie promues par les syndicats de journalistes insistent par ailleurs sur la vérification par les faits au nom du respect de la vérité. Le principe de la liberté de l’information et d’expression impose de s’opposer à toute censure, fût-elle appuyée par le droit en vigueur. Un des principes importants, la protection des sources d’information, s’oppose à la loi de certains pays, mais le droit européen, souverain en la matière, s’est imposé. Dans la version 2011, il n’est plus question que de proscrire « tout moyen déloyal et vénal pour obtenir une information ». Les émissions télévisées comme Les Infiltrés sur France 2 se voient ainsi devenir conforme à la charte, même si certains l’assimilent à du vol d’images, et invoquant implicitement l’article de la Charte des devoirs des journalistes de 1918, qui stipule qu’« un journaliste digne de ce nom […] s’interdit d’invoquer un titre ou une qualité imaginaires, d’user de moyens déloyaux pour obtenir une information ou surprendre la bonne foi de quiconque ». Le journalisme d’investigation recourt régulièrement à de telles méthodes ce qui suscite des questions légitimes (Jost, 2010 : 44-46).

 

Depuis la création de la Haute autorité de la communication audiovisuelle en 1982, les instances de régulation destinées à garantir la liberté de communication des médias audiovisuels tout en s’assurant qu’ils respectent les règles et obligations auxquels ils sont soumis, se succèdent, toujours plus soucieuses d’éthique. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA, créée en 1989) puis l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), née en 2022 de la fusion du CSA et de la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi), sont intervenus à plusieurs reprises pour sanctionner la diffusion d’émissions dans lesquelles la personne était rabaissée au rang d’objet. Les actes humiliants et dégradants, la complaisance dans l’évocation de la souffrance humaine, le non-respect des défunts, l’instrumentalisation du corps humain relèvent de ce domaine. Dans sa décision du 1er juin 2010 concernant l’émission Dilemme (W9), le CSA a ainsi considéré qu’une séquence

« même [si] la candidate s’était prêtée librement à ce jeu, conduisait à rabaisser un être humain au rang d’animal et portait atteinte, par son objet même, au respect la dignité de la personne humaine ».

Suite aux actes terroristes du 13-Novembre, l’instance de régulation a publié des « Précautions relatives à la couverture audiovisuelle d’actes terroristes » (octobre 2016) afin de permettre aux médias de concilier au mieux l’impératif essentiel de libre information avec d’autres impératifs d’intérêt général tels que le bon déroulement des investigations judiciaires et la préservation de l’action des forces de sécurité ou encore la protection des victimes et de leurs proches. De même, l’incitation à la haine ou à la violence pour des raisons de prétendue race, de sexe, de mœurs, de religion ou de nationalité, de la part d’animateurs ou de téléspectateurs est sanctionnée. Le respect des droits de la personne relatifs à sa vie privée, son image, son honneur et sa réputation, tels qu’ils sont définis par la loi et la jurisprudence, interdit notamment l’injure et la diffamation punies sévèrement. Une circulaire (septembre 2020) transformant l’insulte à l’encontre d’un élu en outrage passible de sanctions pénales n’a pas pourtant pas empêché l’animateur Cyril Hanouna d’insulter un député dans l’émission Touche pas à mon poste diffusée le 10 novembre 2022 sur C8, avec la volonté d’une mise à mort symbolique bafouant ainsi la démocratie.

 

Éthique et dignité humaine

Le respect de la dignité humaine est aujourd’hui une dimension essentielle de l’éthique. Les professionnels sont tenus de vérifier et de donner la source de leurs informations, de faire preuve d’honnêteté et de rigueur dans leur présentation et leur traitement et d’éviter d’induire le téléspectateur en erreur. Ils doivent veiller à ce que les émissions d’information qu’ils diffusent soient réalisées dans des conditions qui garantissent l’indépendance de l’information, notamment à l’égard des intérêts économiques de leurs actionnaires. Les éditeurs doivent apporter une attention particulière au respect de la présomption d’innocence, à l’anonymat des mineurs délinquants. Ils doivent aussi veiller à traiter ces affaires avec mesure, rigueur, honnêteté et en respectant le pluralisme des points de vue. Mais le choix éditorial relève de l’éthique : laisser dire que tous les migrants sont des voleurs et des violeurs ; plaidoyer pour une justice expéditive, etc… tous ces actes relèvent d’une éthique de la responsabilité (Weber, 1919). Ce qu’on dit et ce que l’on a le droit de dire sur une chaîne ressortit bien à une décision morale : le cas de C. Hanouna est emblématique d’une télévision devenue aujourd’hui un jeu disponible pour tout un tas d’acteurs, et notamment des groupes privés qui cherchent à obtenir une influence sur le public. L’animateur peut accuser les migrants de tous les maux ou insulter un élu et se justifier quand on le lui reproche ; sur LCI, le chroniqueur et académicien Alain Finkielkraut est licencié du jour au lendemain pour avoir cherché des explications à un inceste. Il s’agit de « deux poids, deux mesures » qui contribuent à forger l’éthos de chacune des chaînes. L’argument du « devoir d’information » est valide pour justifier une pratique professionnelle, mais insuffisant pour répondre du jugement éthique que peut porter tout spectateur en tant qu’être moral. D’une manière générale, s’il y a tentative de main mise sur la télévision publique ou privée, il faut que les responsables concernés le disent au public.

Ne pas tromper (Allard-Huver, 2017) ou mentir au public relève de la déontologie journalistique ; condamner un programme parce qu’il offense une partie des téléspectateurs ou parce qu’il peut rendre violent est un jugement qui porte sur les conséquences ; se scandaliser parce que la télé-réalité donne l’image d’une jeunesse oisive et futile est un jugement porté au nom d’une certaine idée de la vertu. Ces trois façons de voir sont sollicitées par tous les genres télévisuels, qu’ils relèvent de l’information ou du divertissement. Paradoxalement, c’est peut-être même ces derniers qui provoquent le plus de réactions éthiques dans l’espace public et depuis les débuts du média (La Boîte à sel, Les Raisins verts déjà cités). Le comportement d’un animateur, d’un humoriste, de candidats de télé-réalité suscitent régulièrement des « scandales » impliquant la saisine de l’Arcom sans compter les commentaires injurieux sur les réseaux sociaux.

 

Conclusion

L’éthique télévisuelle recouvre les conceptions morales implicites qui fondent des jugements des différents acteurs, notamment au travers de la notion de « dignité humaine » et d’une réflexion sur l’éthique du regard (Jost, Pierre, 2021). L’une des simplifications les plus dangereuse quand on s’interroge sur l’éthique de la télévision est sans doute l’utilisation du singulier, qui laisserait penser qu’il n’y a qu’une seule façon de la concevoir, comme si, implicitement, nous étions tous d’accord sur la définition de la morale, comme si tout le monde s’accordait sur ce qui est montrable et ce qui ne l’est pas, ce qui est dicible et non dicible, comme si tous ces jugements étaient, somme toute, naturels. Si l’éthique n’est pas une et indivisible, différentes éthiques mobilisent les acteurs de la communication télévisuelle. En définitive, elles reposent sur la conception qu’ils ont du téléspectateur (dupe ou beaucoup plus fin que les censeurs ou manipulateurs ne l’imaginent) et la relation de confiance nouée avec lui. En réalité, il n’est nullement nécessaire d’attendre des cas limites suscitant la polémique. La réflexion peut s’appliquer à des cas plus quotidiens comme le pluralisme des courants de pensée, la liberté de conscience ou la vérité de l’information. Le champ d’investigation est aussi vaste qu’il est crucial pour une éducation aux médias et à l’information (Corroy, 2021).


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Auteur·e·s

Pierre Sylvie

Centre de recherche sur les médiations Université de Lorraine

Citer la notice

Pierre Sylvie, « Éthique et télévision » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 17 novembre 2022. Dernière modification le 20 mars 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/ethique-et-television.

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