Ethos


 

L’ethos (pluriel ethè) est l’image que l’orateur ou que l’énonciateur en général donne de lui-même dans et par son discours lorsqu’il s’adresse à un public. Cette notion vaste et parfois flottante a évolué au fil des siècles, à mesure que se sont posés les champs exploratoires de la rhétorique, de l’argumentation et de l’énonciation. (Re)présentation de soi dans la tradition rhétorique grecque, puis problématique très prisée en littérature, l’ethos fait partie intégrante des sciences sociales et de l’analyse du discours depuis les années 1970-1980.

Sa dimension individuelle et collective lui permet de cristalliser des enjeux communicationnels dans une perspective socio-discursive et/ou pragmatique et la fait entrer dans une dynamique interactionnelle avec le public destinataire. Cette extension du terme montre des approches différentes de l’orateur/énonciateur, de son rapport à l’autre mais aussi de son rapport au monde qui l’entoure, par le biais notamment de problématiques liées à l’appropriation d’un imaginaire social, de représentations collectives, stéréotypées, dans le cadre de sa construction identitaire. En effet, le récepteur du message est amené à (re)construire une représentation de celui qui parle ou écrit à partir du message qu’il diffuse et de la façon dont il le diffuse. Fonder son identité aux yeux d’un récepteur implique pour l’énonciateur de se mettre en discours en ayant recours à une scénographie adaptée. L’ethos relève ainsi d’une conception stratégique, consciente ou non, et se déploie selon les enjeux discursifs (le genre de discours…) et/ou pragmatiques (dans quel but, pour quels effets…). Il contribue à asseoir l’autolégitimation de l’orateur/énonciateur et de son discours en favorisant l’adhésion du récepteur, amené à co-construire cette mise en œuvre scénographique de soi. C’est précisément de cette réciprocité que naît le pouvoir de persuasion dont l’ethos est l’un des outils privilégiés.

 

L’ethos dans l’art rhétorique

Chez les rhéteurs grecs, l’ethos revêt une dimension à la fois individuelle (le caractère, les comportements d’un individu) et collective (les pratiques sociales, les usages communs à un groupe). L’ethos se conçoit également comme « la relation des mœurs avec les passions, parfois opposées, parfois considérées dans la continuité l’une de l’autre » (Molinié, 1992). Plus spécifiquement, pour la rhétorique aristotélicienne, l’ethos s’applique à des discours oraux essentiellement et correspond à l’image que l’orateur construit de lui-même dans et par son discours. Il s’agit pour lui d’établir sa crédibilité et sa légitimité, par la mise en scène de qualités morales ou sociales comme la bienveillance, le bon sens ou l’érudition mais aussi de capter l’intérêt de son auditoire. Se distinguent alors traditionnellement deux types d’ethè : les « mœurs réelles » et les « mœurs oratoires » (Le Guern, 1978).

Mise en œuvre discursive de soi, l’ethos constitue ainsi le pendant naturel au logos, qui s’adresse à la raison du destinataire, sa logique, notamment par la construction d’une argumentation étayée, et au pathos, qui fait appel à sa sensibilité en jouant sur son affect. Dans la triade ethos/logos/pathos, ethos et pathos permettent de persuader, le logos de convaincre. Plus récemment, Roland Barthes a associé l’ethos à l’émetteur, le pathos au récepteur et le logos au message lui-même (Barthes, 1970). Ces trois composantes se font écho.

Ethos/Logos/Pathos. Source : Florence Rebsamen-Roy (Crem).

 

L’ethos discursif aristotélicien est appréhendé aujourd’hui dans un rapport persuasif à l’autre, il entre dans la dynamique d’un échange entre participants pris dans une situation de communication donnée. Autrement dit, l’ethos rhétorique se trouve enrichi d’une valeur communicationnelle : tant par son dit que par son dire, l’énonciateur entre en interaction avec l’énonciataire, le premier tendant à se forger une représentation énonciative pour (et par) le deuxième. Cette représentation va conditionner le contenu de son discours aussi bien qu’elle va être conditionnée par celui-ci.

 

L’ethos dans l’analyse du discours

En effet, dans la tradition de l’école française d’analyse du discours, le texte est abordé comme une production discursive inscrite dans un champ social, une « trace d’un discours où la parole est mise en scène » (Maingueneau, 1999) ; il est constamment habité par la présence du sujet discourant (Kerbrat-Orecchioni, 1999). L’ethos apparaît alors avant tout comme une construction travaillée et adaptée qui se développe avec une scénographie appropriée visant l’identification et l’adhésion du lecteur. Mais, cette construction, pour discursive qu’elle soit, ne se limite pas au verbal car les indices pour identifier l’ethos varient en fonction des genres de discours : le choix du registre lexical, la structuration textuelle, la prosodie, les mimiques, la gestuelle, l’allure générale, mais aussi, à l’écrit, la typographie, les choix chromatiques, la couverture du livre, etc. Production et réception entrent alors en interaction pour la mobilisation d’un ethos en lien direct avec les pratiques sociales, les normes discursives et comportementales d’une société donnée (Grinshpun, 2014).

Du côté de la production : il s’agit pour l’énonciateur d’élaborer un ethos spécifique qui lui permet de se départir de la posture du locuteur anonyme qui s’adresse à une foule d’anonymes, il construit une figure discursive à qui l’énonciation confère une « corporalité » et qui est en mesure de communiquer avec un destinataire lui-même « incorporé ». Dans ce processus, l’énonciateur donne à voir une certaine identité ‒ il « donne corps » ‒ (Dascal, 1999, Maingueneau, 2014) à son lecteur en lui donnant accès à son « univers de sens » en même temps que le lecteur/récepteur se l’approprie et reconnaît par là l’identité du garant (il lui « donne corps » également) en acceptant tacitement l’énonciation et le rôle assignés. En publicité par exemple, une marque peut tabler sur une image jeune, à la mode ou au contraire classique et intemporelle puis construire en correspondance une figure du récepteur devenue consommateur potentiel ; en politique, un candidat va tâcher de se montrer proche de ses électeurs, etc.

Une femme discourant derrière un pupitre, entourée des attributs de la présidence américaine.

Le cadre (drapeau, pupitre, logo de l’institution) et la tenue de l’énonciatrice (veste de costume, attitude) induisent un ethos représentant le pouvoir institutionnel. Source : RDNE Stock project (Licence Pexels).

 

Du côté de la réception : comme elle se révèle plus ou moins incidemment au fil du discours, cette image mobilise sans cesse tant la capacité interprétative que l’affectivité du destinataire. Ce dernier doit aussi percevoir hors du discours (extradiscursivement) la représentation dans le discours (intradiscursive) construite à son égard. Il ne se contente cependant pas de la percevoir, il (re)construit cette image. Avant même de lire ou d’écouter, il s’est bien souvent déjà forgé une opinion sur le locuteur, il s’est déjà construit une représentation, sa représentation ‒ un « ethos prédiscursif » ‒ (Amossy, 1999 ; Jaubert, Mayaffre, 2013), grâce à de nombreux éléments extradiscursifs (visuels…) ou infradiscursifs (la collection de l’ouvrage, son titre, son épaisseur, la mise en page de l’article inséré dans tel ou tel journal, dans telle ou telle rubrique, etc.). Le destinataire récepteur éprouve ensuite des attentes en matière d’ethos discursif et il incombe au locuteur d’y répondre ou non, de le rassurer ou de le surprendre. Pour travailler la complexité des stratégies que doit mobiliser le destinataire pour attribuer un ethos au locuteur, certains chercheurs ont recours à des sous-catégorisations comme « ethos effectif » vs « ethos projectif » (Meyer, 2008), « ethos dit » vs « ethos montré » (Maingueneau, 2014) et tâchent de mieux cerner cette notion et ses incidences.

 

Conclusion

L’ethos apparaît comme un processus complexe non seulement de (re)construction d’identité, mais aussi d’interaction entre un locuteur et un récepteur, un perpétuel jeu communicationnel d’indices parsemés dans un cadre verbal ou non verbal. L’ethos fait « osciller [le discours] entre un pôle logico-cognitif et un pôle manipulatif-émotif » (Dascal, 1999). Il intègre ainsi une composante axiologique plus ou moins forte, il est plus ou moins explicite, plus ou moins conventionnel selon le genre de discours et selon le destinataire visé. Notion opératoire, la recherche actuelle l’applique à de très divers genres et champs discursifs (discours politique, médiatique, publicitaire, philosophique, religieux…), et à des corpus éclectiques (corpus écrits, oraux, iconographiques, corpus du web…) Bref, si l’ethos est un outil du dire depuis presque 2000 ans, il reste encore aujourd’hui un axe de recherche extrêmement vivace.


Bibliographie

Amossy R., dir., 1999, Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne, Delachaux et Niestlé.

Barthes R., 1970, « L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire », Communications, 16, pp. 172-223.

Dascal M., 1999, « L’ethos dans l’argumentation : une approche pragma-rhétorique », pp. 61-73, in : Amossy R., dir., Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne, Delachaux et Niestlé.

Grinshpun Y., dir., 2014, Langage et société, 149. Accès : https://doi.org/10.4000/lectures.16939.

Jaubert A., Mayaffre D., 2013, « Ethos préalable et ethos (re) construit La transformation de l’humour légendaire de François Hollande », Langage et société, 146, pp. 71-88. Accès : https://doi.org/10.3917/ls.146.0071.

Kerbrat-Orecchioni C., 1999, L’Énonciation. De la subjectivité dans le langage, Paris, A. Colin.

Le Guern M., 1978, « L’ethos dans la rhétorique française de l’âge classique », pp. 281-287, in : Centre de recherches linguistiques et sémiologiques, éd., Stratégies discursives, Lyon, Presses universitaires de Lyon.

Maingueneau D., 1999, « Ethos, scénographie, incorporation », pp. 75-100, in : Amossy R., dir., Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne, Delachaux et Niestlé.

Maingueneau D., 2014, « Retour critique sur l’ethos », Langage et société, 149, pp. 31-48. Accès : https://doi.org/10.3917/ls.149.0031.

Meyer M., 2008, Principia Rhetorica. Une théorie générale de l’argumentation, Paris, Fayard.

Molinié G., 1992, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Librairie générale française.

Auteur·e·s

Seoane Annabelle

Centre de recherche sur les médiations Université de Lorraine

Citer la notice

Seoane Annabelle, « Ethos » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 14 septembre 2015. Dernière modification le 12 avril 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/ethos.

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