Exposition


 

La coutume s’est établie de voir le personnel politique s’exposer en public, de le voir organiser des commémorations accompagnées d’expositions, et simultanément d’observer les citoyennes et citoyens se rendre dans des expositions d’art, dans des lieux consacrés à des Expositions universelles, dans lesquels il n’est pas interdit non plus de s’exposer aux interactions sociales. Mais il ne faudrait pas, sous couvert de l’usage d’un seul et même terme – exposer, exposition – en déduire que ces manières de régir des sphères d’activité différentes – la politique, la communication, la culture, les arts, mais aussi la théologie chrétienne (qui insiste sur l’exposition du Christ sous diverses « espèces », au sens théologique à l’instar du pain et vin) – se recoupent entièrement, même si elles signent bien une certaine logique de la modernité. Le point commun, permettant à chacun de s’appuyer sur ce même terme, c’est l’idée de mettre quelque chose ou quelqu’un à la vue de tous. En cela, ex-poser, pour référer au latin, revient à placer (-poser) devant soi (ex-), à abandonner quelque chose au regard des autres, en le mettant en vue. On notera que cette forme latine traverse aussi le terme anglais : exhibit ou exhibition (dérivé du français et de exhabere, ce que l’on tient en dehors) ; et que l’allemand, die Ausstellung, est construit de la même manière (distincte alors de die Messe – la foire).

Le terme a pour source et pour sens propre deux pratiques historiquement et culturellement distinctes. Il renvoie d’abord à une pratique romaine de mise à l’écart des enfants en trop dans une « famille » (en l’occurrence, les filles). On l’emploie encore ainsi au XIVe siècle pour parler de l’abandon d’un enfant dans un lieu écarté. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1753) le rappelle : « On dit, exposer un enfant, et cette phrase a différentes acceptions… En parlant des temps présents, exposer un enfant, c’est le mettre dans un chemin ou dans une rue, pour se décharger du soin de le nourrir ». Mais déjà, le rédacteur ajoute que la loi punit désormais les parents qui exposent leur enfant. Le terme change simultanément d’objet, et il commence à renvoyer à un autre et nouveau geste : faire l’exposition d’une marchandise sur un étal, comme en témoignent les peintures, dites « hollandaises », dans lesquelles la société de l’époque s’absorbe dans le reflet de sa propre image. Où l’on voit assurément naître le monde moderne qui dispose les objets à vendre de manière à ce qu’ils soient vus, avant d’être achetés.

La culture moderne donne alors corps à plusieurs termes autour de « exposer » : exposition – qui s’entend comme livraison de marchandises et comme volonté de s’abandonner, l’idée d’exposition au soleil étant ensuite notablement renforcée par la photographie qui peut être sur- ou sous-exposée – ; s’exposer, exposition du thème en musique, exposé scolaire, etc. En dehors de quelques remarques générales qui rapprochent l’étude de l’exposition en politique (exposition du pouvoir, exposition du corps du dirigeant mort, exposition du personnel politique dans les médias, etc.) et en art nous prenons le parti, dans cette notice, d’envisager l’exposition dans son seul rapport à l’œuvre d’art, afin de clarifier un type de débat, sans pour autant faire croire, aristocratiquement, que l’exposition d’art serait plus noble que l’« exhibition » (dit-on parfois) sportive ou que ce qu’il est convenu d’appeler « le théâtre du pouvoir » sur lequel s’expose le commandement ou la domination, voire l’esthétisation de la politique (Ruby, 2000).

 

L’art d’exposition

On peut toujours faire du geste de Dibutade, peignant l’ombre de son amour sur un mur avant son départ (rapporté par Pline l’Ancien dans ses Histoires naturelles), l’origine de la peinture, elle ne dessine que pour elle-même et non pour un public. On peut aussi placer les 8 000 œuvres de la cathédrale de Chartres sous le titre de l’Art, elles étaient pourtant d’abord tournées vers le regard de Dieu et on priait par leur truchement. Pour que l’Art existe, au sens où nous l’entendons, il y faut la dimension de l’exposition. C’est bien sur ce motif que Walter Benjamin (1939) oppose l’art de culte et l’art d’exposition. Ou qu’André Malraux (1951 : 11), après Georg Wilhelm Friedrich Hegel et bien d’autres, souligne qu’« un crucifix roman n’était pas d’abord une sculpture, la Madone de Cimabue n’était pas d’abord un tableau, même la Pallas Athénée de Phidias n’était pas d’abord une statue ». D’une certaine façon, ils étaient le Christ, la Vierge et Athéna soi-même, des signes du divin et de sa présence terrestre. Puis, ils sont devenus sculpture, tableau et statue, à l’occasion de la naissance de l’art d’exposition, d’un art devenu adresse indéterminée à chacun. Autrement dit, lorsque nous parlons d’art désormais, nous faisons d’emblée référence à un objet spécifique de contemplation et de jugement esthétique, par conséquent à la naissance historique de l’art comme œuvre autonome et concept de soi-même, à ce moment (auquel nous appartenons encore) où l’art prend conscience de soi-même en s’autonomisant sous des expositions multiples, chacune adressée à un collectif de spectatrices ou spectateurs.

Exposer en public, c’est accepter l’idée que l’œuvre produite, créée, est libérée de l’obligation d’être un simulacre de l’absolu, et que, comme forme symbolique et manifestation culturelle, elle s’adresse à la sensibilité d’un récepteur afin d’y produire une jouissance perceptive. Exposer, c’est encore livrer l’œuvre – ou soi-même dans le Body Art et la performance – à une appréhension ou une appropriation. L’exposition lui est donc indispensable, parce qu’elle lui permet d’accéder à la visibilité – on pourrait dire la même chose pour la musique, en troquant ces mots pour d’autres (audition, concert, etc.). Et, comme le suggère non moins le terme, l’exposition implique la possibilité d’une explication, au sens où la chose mise en avant est aussitôt l’objet d’une appréhension. Le don à chacun opéré par l’artiste, dans l’exposition, se double d’un échange avec le regard de l’autre, le public, médié par les conditions de la visibilité. On y reviendra.

 

Le public

De nombreuses notices de ce Publictionnaire étant consacrées au « public », nous n’insistons ici que sur l’essentiel du lien avec l’exposition. Cette dernière donne corps social à l’Art devenu une réalité autonome. En mettant en avant des objets d’art, elle fait travailler cette réciprocité avec le public. En cela, ce dernier est donc constitutif de l’exposition. Et il y intervient non seulement au titre de corrélat de l’acte de montrer, mais encore au titre du goût et du jugement que les œuvres d’art d’exposition appellent. Le public assume là la dimension publique d’une ouverture radicale à chacune et chacun, exposant par ailleurs l’œuvre à une certaine fragilité puisqu’elle est placée en position de devenir l’objet de discussions, immédiates, mondaines, réfléchies, écrites, etc., en tout cas, publiques.

L’exposition se fait donc bien ouverture aux autres, ouverture initiale même. L’exposition des œuvres d’art d’exposition aboutit ainsi à une série de distinctions : entre l’atelier plutôt privé et l’exposition publique, entre l’ouvrage en cours et l’œuvre achevée et présentée – avant le work in progress contemporain –, entre le ou les premiers regardeurs et le public, etc. C’est d’ailleurs dans ces éléments distingués que se loge un intermédiaire : le commissaire d’exposition qui prend en charge le transfert du privé au public.

Plus largement, cette logique du rapport de l’exposition au public – qui n’est pas sans obliger à poser le problème des liens potentiels avec l’exposition de la marchandise et le fétichisme de la consommation, voire avec l’exposition du politique – a d’abord un ressort civique. C’est bien ainsi que l’exposition est d’abord conçue : elle implique l’idée d’un sens commun (non pas que le jugement de l’un vaille pour tous, mais dans son jugement chacun présuppose que tout être humain peut appréhender l’œuvre de la même manière), un sens qui ouvre chaque visiteur à un sens du commun. L’accent est mis cette fois sur l’exigence faite à la Cité de rendre les œuvres disponibles à l’ensemble des citoyennes et des citoyens, afin de briser l’aristocratique réserve de l’œuvre aux lieux privés (tels que figurés par David Teniers le jeune : La galerie de l’archiduc Léopold Guillaume, 1641), sur l’inclusion des œuvres dans le jeu des Ordres sociaux et sur l’évidence de sa correspondance avec la vérité.

Il est caractéristique de la Révolution française et des penseurs des Lumières qu’ils ont fondé l’Art en posant ce rapport exposition-public au cœur de la Cité renouvelée, en suscitant un sensorium propre à l’appréciation commune du beau, et en donnant à concevoir l’Art comme une forme de vie collective et une possibilité d’invention individuelle (Pommier, 1991). On comprend que les politiques s’en mêlent, au titre, cette fois, des politiques culturelles de l’exposition, ce qui inclue la politique des expositions universelles.

 

David Teniers le jeune, La galerie de l’archiduc Léopold Guillaume, 1641

 

Lieux d’exposition

Encore convient-il d’organiser cette vie collective de l’Art dans son rapport au public, constitué de citoyen·ne·s amateurs, curieux et autres, tous formant par l’exposition le monde propre de l’Art traduit en patrimoine commun. L’exposition ne doit pas rester un schème abstrait de définition de l’art d’exposition, elle doit disposer de lieux propres : des lieux d’exposition (Monnier, 1995).

Même si l’exposition pourrait avoir lieu massivement en plein air, elle fut, dans ce passé, rapportée aux musées, parfois aussi aux lieux clos des galeries et du magasin (dont témoignait déjà l’Enseigne de Gersaint d’Antoine Watteau, 1720). Produit des révolutions démocratiques, le musée remplit plusieurs fonctions : acquérir, rassembler, conserver, montrer, étudier et transmettre l’Art dans une architecture spécifique. Ce n’est pas le Mouseîon d’Alexandrie dont nous ne savons rien, ni le cabinet d’études renaissant ou la Kunstkammer germanique, c’est-à-dire des cellules privées encombrées d’instruments de curiosité, destinés moins à faire affluer quantité de personnes qu’à célébrer une appartenance privée.

Avec le musée de l’art d’exposition, c’est la délectation et le jugement public qui viennent en avant. Il est conçu comme le lieu d’appréhension sensible et conceptuelle du « génie humain », le lieu d’une évaluation de la liberté et de l’égalité à travers les œuvres d’art, et par conséquent le lieu de l’éducation de la liberté (Poulot, 2005). On sait qu’à cette occasion deux opérations se combinent, outre la production d’œuvres nouvelles : la réinterprétation d’œuvres anciennes dont on annule le contenu religieux ou royal en les installant dans ce lieu propre de l’art ; et la formation d’un peuple républicain – l’exposition des œuvres suscitant un regard désintéressé sur l’idéal pictural toujours présentable. Cependant, pour arriver à ses fins, le musée doit être aménagé. Il s’expose à de nombreuses questions qui inquiètent ses directeurs depuis cette époque. Quelles œuvres introduire dans les expositions, comment les classer ? Par écoles, par peintres, par thèmes, en ordre chronologique, etc. ? Le Louvre adopte le classement par écoles, parce que ce système paraît le plus propre à développer le « génie des élèves », et à former leur goût d’une manière sûre et rapide. Mais sous l’impulsion d’Alexandre Lenoir, le musée des Monuments français, en 1795, adopte le classement par styles (et styles principaux ou secondaires), en les ordonnant chronologiquement afin d’illustrer (une certaine conception de) l’histoire de France. L’expérience de l’exposition est celle d’un apprentissage pour le public : du temps de l’histoire, de la succession des civilisations, des styles, etc.

Mais on peut se demander, pour terminer sur ce point, si l’usure de la forme « musée », l’augmentation quantitative du public, combinées aux critiques qui, depuis Denis Diderot et Charles Baudelaire, par exemple, lui sont portées par les théoriciens (exclusivité de l’État et nationalisme, par exemple) (Dewey, 1934), ou par les artistes (l’art doit sortir des musées et descendre dans la rue) (Buren, 1998 ; Lawler, 2006) n’ont pas brouillé l’évidence de l’exposition. L’évidence de l’art d’exposition, à savoir le rapport au public, ne s’est-elle pas retournée en une manière de faire voir la seule évidence de l’exposition même, soutenue par des enquêtes auprès du public presque toujours commandées par la crainte de son indocilité, et parfois le fait que son parcours est différent de celui qu’auraient voulu imposer les commissaires ? L’arrivée des expositions spectaculaires dans le monde de l’Art, la transmutation de l’exposition en spectacle ne finissent-elles pas par céder au mercantilisme du monde de l’art ?

 

Expographie

Toutes les sortes d’exposition posent des problèmes d’accrochage, cadre, cartel, catalogue, commissaire (Michaud, 1989), communication, contextualisation, décoration, éclairage, galerie, musée, lumière, manipulation, mise en espace, monstration, ostentation, point de vision, spectateur, scénographie, site, visiteur, vitrine, etc. En général, ces problèmes sont contemporains de l’application du principe de l’exposition. On les explore brièvement à partir de la synthèse déployée par André Desvallées et François Mairesse (2011). En effet, il est un problème qui tient directement à la dimension publique de l’exposition. Il fait l’objet de remarques depuis Denis Diderot, mais prend une tournure publique en 1910, puis de nos jours, au moment de la reconfiguration complète des musées (français, certes, mais européens aussi, pour ne pas dire mondiaux). C’est le problème dit de la « fatigue d’exposition », lequel renvoie aussi bien au confort physique et intellectuel du public, qu’à l’accueil des visiteurs, et aux dispositifs d’accès aux œuvres.

L’exposition doit être vue, elle se fait « communication », au sens du XVIIIe siècle, objet de la discussion publique. À condition que la mise en espace des œuvres crée un environnement propice à leur appréhension. Alors se déploie une longue liste de questions à résoudre : les divisions de l’espace, l’éclairage latéral ou zénithal, la présence de l’électricité et son effet sur les œuvres, la couleur des murs (qui passera du rouge au White Cube), le fond (lequel met le mieux les œuvres en valeur ?), la protection des œuvres, la présence de socles ou de vitrines, etc. Les mises en espace de l’exposition, la décoration font appel à des techniciens d’abord, puis, de nos jours, à de véritables professionnels organisés en agence de conception et de réalisation des expositions : designers, expographes, scénographes, signaléticiens, etc., au risque, par ailleurs, d’accentuer la mutation de certaines expositions en spectacles (dans laquelle la diffusion des anciens « Panoramas » constitue un tournant). Une question cependant demeure : que devient l’exposition dans le cadre de l’art à l’ère de sa reproductibilité technique (Benjamin, 1938), de l’internet et de la « participation » ? En effet, la participation par laquelle le public est immergé dans l’œuvre devient un refus de l’ex-position : puisqu’il est dedans, il ne peut plus avoir la distance de l’exposition.


Bibliographie

Benjamin W., 1939, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, trad. de l’allemand par M. de Gandillac, in : Œuvres t. III, Paris, Gallimard, 2000.

Buren D., 1998, À force de descendre dans la rue, l’art peut-il enfin y monter ?, Paris, Éd. Sens & Tonka, 2004.

Desvallées A., Mairesse F., dirs, 2011, Dictionnaire encyclopédique de muséologie, Paris, A. Colin.

Dewey J., 1934, L’Art comme expérience, trad. de l’anglais (États-Unis) par J.-P. Cometti et al., Paris, Gallimard, 2010.

Lawler L., 2006, Twice Untitled and Other Pictures, Columbus, Wexner Center for the arts.

Malraux A., 1951, Les Voix du silence, Paris, Gallimard.

Michaud Y., 1989, L’Artiste et les commissaires. Quatre essais non pas sur l’art contemporain mais sur ceux qui s’en occupent, Nîmes, J. Chambon.

Monnier G., 1995, L’Art et ses institutions en France. De la Révolution à nos jours, Paris, Gallimard.

Pommier É., 1991, L’Art de la liberté. Doctrines et débats de la Révolution française, Paris, Gallimard.

Poulot D., 2005, Musée et muséologie, Paris, Éd. La Découverte, 2009.

Ruby Ch., 2000, L’État esthétique. Essai sur l’instrumentalisation de la culture et des arts, Bruxelles/Paris, Éd. Labor/Éd. Castels.

Auteur·e·s

Citer la notice

Ruby Christian, « Exposition » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 22 octobre 2018. Dernière modification le 22 février 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/exposition.

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