Femme publique


 

« Un homme public, c’est un homme connu, une femme publique, c’est une pute »
(Fatal Bazooka, 2008)

 

Rien de plus politique que la construction du lexique comme le rappelle l’antienne de Fatal Bazooka (2008) déclinant, sur le mode humoristique, les dissymétries de formulation entre hommes et femmes. La singularité de l’expression « femmes publiques » par rapport à celle d’« hommes publics » se trouve confirmée lorsqu’on entre les deux formules dans un moteur de recherche sur le Web. On constate qu’effectivement, la première renvoie à des contenus mettant en scène des prostituées, tandis que la seconde renvoie à des contenus mettant en scène des hommes politiques médiatiques. Cette asymétrie s’explique de par la manière dont l’espace public s’est construit à partir de la différence des sexes et du binarisme sexuel, entre autres segmentations du monde social. Cette construction conditionne tant l’accès à l’espace public, que la participation politique, elle joue sur la définition des cadres du débat public et influe sur ce qui relève du politique, sur ce qui peut être débattu en public.

 

La construction genrée de l’espace public français

La construction de l’espace public peut être appréhendée à partir de la délimitation du privé et du public (voir aussi l’entrée public/privé du dictionnaire), délimitation qui a évolué à travers l’histoire. Dans la pensée grecque, le domaine privé est le lieu de la nécessité et des liens naturels – la reproduction et la production sont marquées du sceau de l’inégalité – tandis que le domaine public est celui de la liberté et des liens politiques – dégagé des nécessités de l’existence, l’être public est libre de nouer des relations fondées sur l’égalité. Pratiquement, ce clivage affecte les hommes à l’espace public (l’agora/le forum) et les femmes à l’espace privé (l’oikos/le domus). La philosophie des Lumières consacre à son tour la définition du domaine public où évoluent des individus indépendants, responsables et doués de raison, le domaine privé se restreignant, quant à lui, à la famille puisque l’économie sort alors de la sphère domestique (Lamoureux, 2000). Au moment où naît la perspective d’une universalisation des droits civiques, Rousseau va naturaliser l’exclusion des femmes de l’espace public. Les considérant avant tout comme des mères, il estime qu’elles sont en situation de dépendance et ne peuvent donc contribuer librement à la détermination de la volonté générale. Le contrat social instaure donc un contrat sexué, et fonde une citoyenneté patriarcale reposant sur une universalité abstraite désignant le masculin en norme de référence (Pateman, 1988).

La construction de l’espace public s’est opérée à partir de l’exclusion d’une partie des membres du corps social, mais aussi de la relégation de certaines expériences au domaine privé et de l’illégitimité de certaines questions à être débattues dans le domaine public (Fraser, 2001) – comme ce fut le cas des violences domestiques, de l’homophobie ou de la sexualité (Amato, Pailler, Schafer, 2014 ; Quemener, Vörös, 2014). Toutefois, l’avènement des démocraties de masse au XIXe siècle, puis des sociétés médiatiques au XXe siècle, l’interpénétration de l’État et de la société, l’émergence d’un État providence et l’évolution des droits modifient les rapports entre sphères publique et privée dans le sens d’une plus grande perméabilité (Habermas, 1992) – sur le rôle spécifique de la télévision dans cette perméabilité (Mehl, 1994). Du reste, l’espace public se diffractant en une pluralité de lieux (la rue, les médias, les industries culturelles…), il y est parfois possible pour les groupes qui dérogent aux normes d’intelligibilité et de visibilité publiques, de produire des contre-discours « afin de formuler leur propre interprétation de leurs identités, leurs intérêts et leur besoins » (Fraser, 2001 : 128). Néanmoins, on peut se demander, après Maxime Cervulle (2014 : 150), si l’assouplissement du partage entre public et privé « transform[e] véritablement les différentiels de reconnaissance entre les publics » ou si « la participation au débat ne dépend […] pas plutôt de l’alignement des publics sur une culture sexuelle spécifique, fondée sur les binarismes sexué (homme/femme) et sexuel (hétérosexuel/homosexuel) ».

En sciences de l’information et de la communication, plusieurs recherches étudient la dimension genrée de l’espace public médiatisé. Elles établissent que les représentations médiatiques relaient des normes de genre traditionnelles et que certains acteurs sont tenus de consentir stratégiquement à des identités de genre normatives, ainsi qu’au partage traditionnel des sexualités, afin d’accéder à (ou de s’imposer dans) l’espace public : il peut s’agir d’acteurs politiques (Coulomb-Gully, 2012 ; Julliard, 2012 ; Olivesi, 2012) ou de militants, dans le cadre des débats sur le mariage pour tous (Cervulle, 2013), ou de la médiatisation des transidentités (Espineira, 2014). Le traitement médiatique dont bénéficient les Femens illustre à nouveaux frais le processus de normalisation qui domestique toute expression possiblement discordante. Alors que la couverture médiatique des militantes féministes est habituellement modeste, dépréciative – les représentations insistant invariablement sur le fait que les féministes sont divisées, radicales, non féminines, et qu’elles ne représentent pas les femmes ordinaires (Van Zoonen, 1992) – voire subordonnée à des enjeux politiques, par exemple, dans le cadre des débats sur la parité (Julliard, 2012), celle des Femens est particulièrement valorisée (Bertini, 2014). Cette mise en valeur s’accompagne d’une focalisation sur leurs actions plutôt que sur leurs revendications, de leur érotisation, et de la valorisation d’un modèle idéal de féminité (moderne et blanche). Dévoiler ses seins autoriserait ainsi les journalistes à porter un regard sexualisant tout « en [les] dédouanant de la responsabilité de conforter un certain sexisme » (Dalibert, Quemener, 2014 : 171).

Les expressions femmes publiques et hommes publics renvoient aussi à la façon dont se construit publiquement ce que sont les femmes et les hommes.Si la différence des sexes est discutée depuis les débats sur le Pacs et la parité jusqu’à celui sur le « mariage pour tous » (Cervulle, Julliard, 2013), c’est bien les définitions même de ce que sont les femmes et les hommes, les filles et les garçons qui sont discutées dans le cadre des débats autour de la « théorie du genre » (Julliard, 2014). Ainsi, une partie des discours de la Manif pour tous, tout en participant à l’élaboration de ces définitions, conteste dans le même mouvement la possibilité de définir quelque chose qui serait un donné de la nature (Kunert, 2014). « Un garçon, une fille, ça n’est pas pareil, c’est même différent. C’est différent ici quand c’est petit, ça devient encore plus différent là quand ça grandit, et surtout c’est différent dedans. Mais pour certains, une fille et un garçon ce serait différent non pas parce qu’ils ont des corps différents mais parce que les parents, la famille, la société, l’école, tout le monde les oblige à être différents » (La Manif pour tous, 2014).

 

Médias et construction des figures publiques

Employé comme adjectif, public caractérise d’une part ce qui est connu de tous et d’autre part ce qui se rapporte à la collectivité dans son ensemble et relève de l’intérêt général. Sans restreindre a priori la figure publique à une catégorie spécifique, nous la définirons en première instance comme bénéficiant de la reconnaissance publique, tout en gardant à l’esprit que le fait d’œuvrer dans l’intérêt supérieur de la collectivité constitue probablement une dimension également présente dans la perception de l’expression. Cette ambivalence explique sans doute que si toute figure connue est publique, l’inverse n’est pas forcément vrai, une absence de symétrie qui nous renvoie à la notion de notoriété.

Ce terme recouvre des réalités diverses : ainsi bien qu’étant l’une et l’autre des figures publiques, un.e élu.e local.e et une star internationale ne jouissent pas de la même notoriété. La réflexion sur les phénomènes réputationnels qui se développe ces dernières années (Origgi, 2013), n’a pas tranché dans la discussion consistant à savoir s’il existe un continuum entre ces diverses formes de notoriété ou si elles sont de nature différente. Retenons la distinction qui nous semble heuristique entre la réputation, qui renvoie à une forme de reconnaissance entre pairs et relève de mécanismes locaux (portant sur des compétences spécifiques) du jugement social, et la célébrité qui s’affranchit de ces spécificités. Ainsi la réputation et la célébrité d’une star ne renverraient pas aux mêmes cadres d’expérience, tandis que l’on parlerait plutôt de la réputation d’un.e. élu.e local.e que de sa célébrité. Connues pour être connues, les célébrités le sont au-delà de leur domaine de compétence initial, parfois dans sa plus totale méconnaissance par le public, et par des individus dont le cercle excède celui des seuls initiés. Maradona n’est pas connu des seul.e.s amateurs et amatrices de football et la notoriété de Lady Gaga dépasse le groupe des fans de pop musique contemporaine.

 

Voltaire et Rousseau : premières stars internationales et emblèmes des figures publiques ?

C’est la thèse d’Antoine Lilti (2014) qui fait remonter l’invention de la célébrité au XVIIIe siècle et aux premières formes contemporaines de médiatisation. L’historien montre combien leur notoriété est tributaire de la circulation de leur image et des mutations de la culture visuelle au cours du XVIIIe siècle : grâce aux progrès des techniques de gravure, les portraits des célébrités sont alors diffusés dans des journaux d’actualité mondaine, sorte de préfiguration des magazines people contemporains. La photographie à la fin du XIXe siècle puis l’image animée poursuivront le processus de mise en visibilité des personnes publiques.

Le développement des médias de masse au premier rang desquels la presse, la radio, et la télévision, permet un allongement des chaînes de la notoriété qu’internet vient parachever : le quartier, la ville, le pays, le monde deviennent ainsi les échelles successives de la célébrité tandis que parallèlement tend à se raccourcir la durée du phénomène. On se rappelle les « Quinze minutes de célébrité mondiale » (“In the future, everyone will be world-famous for 15 minutes) à laquelle tout un chacun peut désormais espérer accéder, considérées par Andy Warhol comme la marque des temps présents. L’Homme sans qualités – pour reprendre le titre du roman de Musil (1930, 1932) – mais aussi la femme sont éligibles au titre de figure publique pour peu qu’ils sachent jouer des potentialités offertes par les médias et les réseaux sociaux. Ainsi du « Non mais allô quoi, t’es une fille et t’as pas de shampoing ? » qui a doté en 2013 Nabilla, candidate de l’émission Les Anges de la téléréalité, d’une notoriété aussi soudaine qu’éphémère. Le caractère genré de ce qui est vite devenu un gimmick largement repris, n’est sans doute pas pour rien dans son succès. La notoriété de Nabilla, acquise par la circulation virale sur internet d’une vidéo réalisée dans le cadre d’une émission de téléréalité, est révélatrice des injonctions permanentes à se rendre visible pour exister socialement, des tyrannies de la visibilité caractéristiques de l’époque (Aubert, Haroche, dirs, 2011).

L’asymétrie qui fonde la reconnaissance publique se manifeste en particulier dans la curiosité du public, voire dans cette intimité de la distance à laquelle aspirent à l’époque contemporaine les fans de tous ordres (Le Guern, 2002). La notion de figure publique repose en effet sur la distinction entre vie publique et vie privée tandis que s’impose, à partir du XVIIIe siècle, l’idée selon laquelle à la première correspondraient des rôles sociaux factices, petit à petit récusés au profit d’une valorisation de la vie privée perçue comme le lieu d’une intimité sincère et vraie (Sennett, 1974). En témoigne le succès des Mémoires secrets et Vies privées du XVIIIe siècle comme des magazines people contemporains. Sommée de dévoiler son intimité, la figure publique ainsi produite repose sur une fiction. La notion d’identité stratégique avancée par Annie Collovald (1988) pour caractériser le travail de construction biographique des politiques, rend compte de cet artefact. La mise en scène de sa vie privée répond à la fois à des enjeux de carrière pour la personnalité publique, mais également pour les journalistes et autres médiateurs impliqués par sa publicisation, dictée en dernière instance par les attentes présumées du public. « Il y a donc autant d’identités publiques d’un homme politique que d’instances de publication » (ibid. : 40) conclut-elle. Les années 2000 marquent un tournant, avec une implication sans précédent des épouses des candidats et l’appropriation d’un discours people pour ces derniers qui espèrent ainsi avoir accès à une presse populaire en pleine expansion (Dakhlia, 2010). Réciproquement, la peopolisation du politique participe d’une tendance croissante des médias à privilégier « une approche psychologique et individualisante des problèmes politiques » au détriment d’une approche focalisée sur les enjeux collectifs (Dakhlia, 2011). Mais on le voit bien là encore, hommes et femmes politiques ne sont pas égaux : si leur identité familiale d’épouse et de mère est systématiquement mobilisée pour les femmes politiques, la séparation semble plus nette pour les hommes politiques.

Les médias étant à la fois le lieu et le moyen de la notoriété contemporaine, leur responsabilité a souvent été pointée dans la fabrique des grands hommes… ainsi que dans leur oubli des femmes (Coulomb-Gully, dir., 2012). En effet, les hommes sont plus médiatisés que les femmes, et la construction de leur identité repose sur des traits différents : la figure d’autorité reste une prérogative masculine, tandis que les femmes sont le plus souvent affectées au soin, celles-ci étant principalement présentées à travers leurs relations familiales, ou la mise en scène de leur corps.

 

Le panthéon des célébrités, « hommage » à la virilité

Les individus dont la profession suppose un public (artistes, auteur.e.s, politiques, etc.) sont préposés à devenir des figures publiques, le monde du spectacle apparaissant comme une fabrique privilégiée de célébrités. Si dans le domaine de la scène, la notoriété des femmes surpasse souvent celle des hommes, les identifiant définitivement au jeu des apparences et du corps, le coût de la transgression est aussi plus élevé pour elles. D’abord exclues des planches (on se rappelle que les rôles de femmes ont été longtemps tenus par des hommes), les actrices sont toujours suspectes de mauvaises mœurs : la femme publique est une « femme facile »…tandis qu’« un homme facile est un homme facile à vivre » déclame Fatal Bazouka (2008). En témoigne, au Grand Siècle, la notoriété de « la » du Parc ou de « la » Champmeslé (le déterminant devant le nom propre dit assez ce régime d’exception) et de bien d’autres après elles (Jouanny, 2002). Considérant les vedettes de cinéma comme leurs successeurs, notons que les acteurs ont largement pris leur revanche puisqu’en plus de bénéficier de carrières plus longues, ils sont mieux rémunérés que celles-ci, comme en témoigne le palmarès régulièrement publié par Le Figaro pour la France et le magazine Forbes aux États-Unis : aucune femme dans le Top 10 en 2014. Les inégalités salariales version glamour ne font pas exception à la règle générale.

Si Voltaire et Rousseau incarnent les premières figures publiques au sens moderne du terme, leurs homologues féminines eurent du mal à s’imposer (Reid, dir., 2011). Parce que femmes, elles furent longtemps contraintes de publier de façon anonyme (pour une Madame de La Fayette, combien d’inconnues ?), ou sous un pseudonyme masculin comme le fit George Sand, voire sous l’identité d’un tiers à l’instar de Colette. L’Académie française, institution fondée par un homme d’Église, le cardinal de Richelieu, n’accueille, quant à elle, qu’en 1980 la première femme, en la personne de Marguerite Yourcenar. Constatant de leur côté l’oubli des femmes dans l’attribution des prix littéraires, un groupe de femmes sous la direction de la poétesse Anna de Noailles décide en 1904 la création du prix Fémina : si le jury est intégralement féminin, ses lauréats peuvent quant à eux être des hommes.

Dans le domaine scientifique, Émilie du Chatelet reste plus connue pour avoir été la maîtresse de Voltaire que pour ses qualités scientifiques, asymétrie qui renvoie une fois encore à la construction genrée de notre espace public. La notoriété conjointe de Pierre et Marie Curie constitue une exception. Celle-ci serait-elle parvenue à s’imposer si elle avait œuvré seule ? La question est sans réponse. Le couple obtient conjointement le prix Nobel de physique en 1903, ce qui fait de Marie la première femme récipiendaire du titre qu’elle reçoit une seconde fois, seule, en 1911 pour la chimie. Mais si Pierre est élu en 1905 à l’Académie des Sciences, l’entrée en est refusée à Marie en 1911 bien que sa notoriété personnelle sur le plan national comme international fût déjà immense. Le domaine scientifique reste l’un de ceux où les femmes ont le plus de mal à s’imposer : il faut attendre 2014 pour que la mathématicienne Maryam Mirzakhani, obtienne la médaille Field. Marie Curie est également la première femme à être entrée au Panthéon pour ses mérites propres, en 1995. La devise « Aux grands hommes, la Patrie reconnaissante », inscrite au fronton de l’édifice, est symptomatique d’une histoire qui s’est construite dans l’oubli des femmes, à l’instar des académies et autres instances de légitimation institutionnelles.

Le sport constitue à l’époque contemporaine un des hauts lieux de fabrique de célébrités et n’échappe pas aux asymétries de genre repérées par ailleurs : la notoriété des sportives s’impose en effet plus difficilement que celle des sportifs (Montanola, 2009). Avant de sombrer, plus rapidement que les hommes, dans l’oubli, les Marie-Jo Pérec, Janie Longo, et autres Amélie Mauresmo doivent en outre s’imposer face aux conjointes des sportifs, qui les concurrencent dans les médias ; celles-ci deviennent en effet des personnages publics par procuration, de même que les compagnes des hommes politiques (Restier-Melleray, 2005).

On a évoqué plus haut la constitution d’une citoyenneté patriarcale fondée sur l’exclusion des femmes, elle-même héritière d’une tradition monarchique où le mot reine n’a jamais désigné que l’épouse du roi (Le Bras-Choppard, 2004 ; Fraisse, 1989). C’est donc tardivement au cours du XXe siècle, que la rubrique femme publique s’est enrichie de la catégorie femmes politiques. En France, où les femmes ont le droit de vote depuis 1944, elles sont encore rarement élues, le vote de la loi dite de parité en 2000, avec les débats qu’elle a suscités (Julliard, 2012) devant permettre de rééquilibrer la fonction de représentation. Dans un monde politique pensé au masculin, de Charlemagne à Charles de Gaulle en passant par Louis XIV et Napoléon, la prétention d’une femme à incarner la plus haute fonction politique apparaît comme un défi : la campagne présidentielle de 2007 et l’affrontement Royal-Sarkozy peuvent être considérés comme un cas d’école. La focalisation sur le physique de la candidate et sur son rôle de mère, la propension à la désigner par son seul prénom, les surnoms dont elle est qualifiée (« la Madone », « Bécassine », etc.) et le soupçon permanent d’incompétence, sont révélateurs des ambiguïtés suscitées par l’accès des femmes à la notoriété (Coulomb-Gully, 2012 ; Julliard, 2012 ; Olivesi, 2012).

Porteurs d’un inconscient structurellement sexiste, à l’instar de la société dans son ensemble, les journalistes sont les premiers médiateurs de la notoriété contemporaine… en même temps qu’ils accèdent eux-mêmes au statut de figures publiques. La célébrité d’Edwy Plenel, de Jean-Pierre Elkabbach ou de Caroline Fourest n’a rien à envier à celle de certain.e.s politiques, même si les inégalités de genre structurent aussi le monde journalistique (Damian-Gaillard et al., 2010).

En définitive, l’asymétrie entre les femmes publiques et les hommes publics s’enracine dans la reconnaissance d’une différence des sexes – perçue comme naturelle et essentielle – qui n’a pas su penser la différence autrement qu’au travers d’une hiérarchisation (Héritier, 2002). La notion de double ségrégation verticale (les femmes accédant difficilement aux sommets de la hiérarchie), et horizontale (hommes et femmes sont concentré.e.s dans des secteurs différents), qui permet de penser les inégalités dans la société, s’avère également heuristique dans la fabrique des figures publiques. Longtemps moins visibles, les femmes ont aussi plus de mal à imposer leur notoriété dans des domaines traditionnellement identifiés aux fonctions intellectuelles et politiques que dans le monde du spectacle par exemple, le coût de la notoriété étant toujours plus élevé pour celles-ci. On voit combien la prise en compte du concept de genre pour penser la figure publique fonctionne comme révélateur. Cette perspective genrée permet également, et c’est là toute sa force, de remettre en question la binarité sexuée – autant que la binarité sexuelle – qui s’impose jusque dans les cadres de pensée des chercheur.se.s. Car si, dans un premier temps, il peut être heuristique de séparer et comparer les hommes et les femmes public.que.s pour observer ce qui se joue dans les rapports de domination sexuée, il est nécessaire de dépasser ce moment, pour ne pas reconduire les stéréotypes jusque dans la production intellectuelle. Il faut alors, également, considérer les figures publiques à la fois dans leur singularité et leur multiplicité, afin de se rendre sensibles aux déplacements des lignes qu’elles opèrent. La compréhension des ressorts de la notoriété de Caster Semenaya (Montanola, Olivesi, 2015), par exemple, invite à questionner les lignes de partage entre identités féminine et masculine, à voir des formes d’appropriation singulière des normes de genre, et à adopter une perspective intersectionnelle, c’est-à-dire à considérer l’articulation des rapports de pouvoir relatifs au genre, à la sexualité, à la classe, et à la race (Crenshaw, 1991).


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Vidéos

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Auteur·e·s

Coulomb-Gully Marlène

Laboratoire d'études et de recherches appliquées en sciences sociales Université Toulouse-Jean Jaurès

Julliard Virginie

Connaissance, organisation et systèmes techniques Université de technologie de Compiègne

Citer la notice

Coulomb-Gully Marlène et Julliard Virginie, « Femme publique » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 19 janvier 2017. Dernière modification le 23 novembre 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/femme-publique.

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