Foucault (Michel)


Un auteur et ses « usagers »

 

Après chaque livre, Michel Foucault insiste sur sa volonté d’être compris des principaux intéressés, préférant « en dire un petit peu moins que de dire quelque chose […] qui se trouverait n’être pas accessible pour telle ou telle raison au public. Et puis je voudrais que les gens aient plaisir à me lire » (Foucault, 1975 : 789). Après Les Mots et les choses (1966), il indique avoir écrit ce livre pour les historiens des sciences et les scientifiques, soit deux mille personnes en tout. En 1972, lors de la re-publication de son Histoire de la folie chez Gallimard, il précise que « si l’Histoire de la folie peut être lue par les psychiatres, par les psychologues, par les infirmiers, par les malades mentaux et si, pour eux, ce livre signifie quelque chose et les touche, alors l’essentiel est atteint. Si les ouvriers ne le comprennent pas, ce n’est pas grave. Ça le serait si le livre parlait de la condition ouvrière en France » (Foucault, 1974a : 525). En 1975, avec Surveiller et punir, une nouvelle cible apparaît. Ce qui compte à ses yeux c’est qu’un tel livre puisse servir à un éducateur, un gardien, un magistrat, un objecteur de conscience. Le problème des prisons n’est pas celui des travailleurs sociaux, mais celui des prisonniers.

Cette préoccupation constante concernant son lectorat va de pair avec la manière dont il conçoit l’écriture de ses livres. Ces derniers ne sont pas de simples machines à lire, des entités textuelles avec un début et une fin. Il s’agit bien plutôt d’instruments :

« Je tâtonne, je fabrique, comme je peux, des instruments qui sont destinés à faire apparaître des objets. Les objets sont un petit peu déterminés par les instruments bons ou mauvais que je fabrique. Ils sont faux si mes instruments sont faux… J’essaie de corriger mes instruments par les objets que je crois découvrir, et à ce moment-là, l’instrument corrigé fait apparaître que l’objet que j’avais défini n’était pas tout à fait celui-là, c’est comme ça que je bafouille ou titube, de livre en livre » (Foucault, 1977 : 404).

Les livres sont multiples, pris dans des répétitions, des doubles, des fragments qui circulent.

 

 

Du lecteur – usager

Filant la métaphore instrumentale tout au long des années 1970, Michel Foucault rappelle que la principale fonction de ces fragments est de jouer, pour son lecteur devenu usager, un rôle d’ustensiles, d’armes, ou encore de cocktails Molotov, dans une action militante ou politique, et ce même s’ils n’avaient pas été prévus pour cela à l’origine : « Je voudrais que mes livres soient une sorte de tool-box dans lequel les autres puissent aller fouiller pour y trouver un outil avec lequel ils pourraient faire ce que bon leur semble » (Foucault, 1974a : 523). Il précisera la même année comment son discours philosophique, désormais instrument efficace, change de but. En s’incorporant « à la réalité d’un combat, à titre d’instrument, de tactique, d’éclairage. Je voudrais que mes livres soient des sortes de bistouris, de cocktails Molotov ou de galeries de mine, et qu’ils se carbonisent après usage à la manière des feux d’artifice » (Foucault, 1974b : 725). C’est comme cela qu’il sera lu par une partie de son lectorat, à l’instar de cet anonyme qui partage en 1984, après la mort du philosophe, son expérience de lecture fragmentaire :

« J’entrais dans ses livres comme on entre dans un moulin, sans frapper, à n’importe quelle heure. Une phrase, un paragraphe, je pouvais les relire autant de fois que je voulais, sauter les chapitres, revenir en arrière, et puis, et surtout, guetter un article, un entretien, un livre nouveau qui pourrait éclairer différemment ce que j’avais cru comprendre » (An. 1984).

Cette invitation pour le lecteur à user comme bon lui semble des théories renvoie à la manière dont Michel Foucault pense aussi à de nouvelles modalités de l’engagement intellectuel, utilisant la figure de l’intellectuel spécifique qui ne parle pas au nom des autres mais qui, justement, permet aux autres de parler, sans mettre de limite au droit qu’ils ont de parler. Efficace dans un domaine précis, en prise avec son présent, celui-ci est capable de penser l’efficacité réelle de sa critique et de produire, sur le fonctionnement quotidien de certaines institutions, des transformations limitées. C’est en fait vers une « politique » des usages que nous emmène Michel Foucault dans ses réflexions sur l’engagement, comme en 1972, lors d’un entretien avec Gilles Deleuze où les deux philosophes décident de re-définir la fonction sociale d’une théorie philosophique : « il faut que ça fonctionne. Et pas pour soi-même. S’il n’y a pas des gens pour s’en servir, à commencer par le théoricien lui-même qui cesse alors d’être théoricien, c’est qu’elle ne vaut rien, ou que le moment n’est pas venu » (Foucault, 1972 : 523). Il s’agit aussi pour Michel Foucault de poursuivre la désacralisation de la notion d’« œuvre » et surtout d’« auteur » qu’il avait engagée en 1969, rappelant combien cette figure était en fait lié au système juridique et institutionnel, et que sa fonction est de déterminer « l’univers des discours » (Foucault, 1969). L’auteur est ce par quoi on attribue, on approprie et on s’approprie le discours. Aussi critiquer l’identité sociologique et historique de l’auteur, sa fonction dans l’ordre des discours, les processus d’individualisation dont il est porteur, c’était déjà pour Michel Foucault une tentative pour faire du texte, en particulier littéraire, et de ses effets, un objet pertinent d’analyse pour l’archéologie dont le but n’est pas de commenter ni d’interpréter, mais d’exhumer et de montrer.

 

Du lecteur – expérimentateur

Si l’attention du philosophe semble se focaliser surtout sur cette figure du « bricoleur » capable de s’approprier une théorie en la transformant parfois complètement pour en faire une machine opératoire, Michel Foucault convie aussi l’image du lecteur expérimentateur. Il s’agit pour lui de mettre en garde ses lecteurs contre un usage de ses théories qui serait par trop minimal. Il n’a jamais été dupe des risques qu’il fait prendre à son message, des déviations volontaires ou involontaires que les lecteurs peuvent faire subir à l’ensemble de sa production. Cette nouvelle attention s’explique en partie par le retour de Michel Foucault, à partir de 1978, vers les textes « pratiques » de la philosophie de l’Antiquité. Des textes longuement lus, appris et médités. Ils sont pour lui l’occasion de rappeler qu’il n’écrit pas de manuel (ou de livre-démonstration) et que la philosophie ne peut pas se réduire à un simple enseignement. Elle doit provoquer quelque chose de plus, quelque chose de l’ordre d’une expérience, « une expérience de ce que nous sommes, de ce qui est non seulement notre passé, mais aussi notre présent, une expérience de notre modernité telle que nous en soyons transformés » (Foucault, 1980a : 44).

Par ailleurs, le philosophe semble attentif à dresser des ponts entre ses ouvrages, proposant à ses lecteurs de lire ensemble Herculine Babin et La volonté de savoir, l’Histoire de la folie et Surveiller et punir. Il cherche à faire système, à trouver un vecteur d’unité, un fil conducteur comme le savoir, le sujet, ou la vérité… Dès lors, interrogé sur les lecteurs qu’il aimerait avoir, il répond non sans pessimisme « des lecteurs », ajoutant :

« Il est vrai qu’on n’est plus lu. Le premier livre qu’on écrit est lu, parce qu’on n’est pas connu, parce que les gens ne savent pas qui nous sommes, et il est lu dans le désordre et la confusion, ce qui pour moi va très bien. Il n’y a pas de raison qu’on fasse non seulement le livre, mais aussi la loi du livre. La seule loi, ce sont toutes les lectures possibles. Je ne vois pas d’inconvénients majeurs si un livre, étant lu, est lu de différentes manières. Ce qui est grave, c’est que, à mesure qu’on écrit des livres, on n’est plus lu du tout, et de déformation en déformation, lisant les uns sur les épaules des autres, on arrive à donner du livre une image absolument grotesque. Ici se pose effectivement un problème : faut-il entrer dans la polémique et répondre à chacune de ces déformations, et, par conséquent faire la loi aux lecteurs, ce qui me répugne, ou laisser, ce qui me répugne également, que le livre soit déformé jusqu’à devenir la caricature de lui-même ? Il y aurait une solution : la seule loi sur la presse, la seule loi sur le livre que je voudrais voir instaurée serait la prohibition d’utiliser deux fois le nom de l’auteur, avec en plus le droit à l’anonymat et au pseudonyme, pour que chaque livre soit lu pour lui-même » (Foucault, 1984 : 734).

Le lecteur peut et doit user comme bon lui semble des théories philosophiques, mais c’est pour se détacher de ses évidences et entrer dans une nouvelle manière de penser les choses. C’est là qu’il peut faire l’expérience « généalogique » qui n’est rien d’autre pour Michel Foucault qu’une forme de fiction dont le but est de faire éprouver jusqu’à une sorte de plaisir physique à son lecteur. C’est par la fiction que s’établit un certain rapport à la vérité, des effets de vérité, par exemple en redéployant la documentation historique. Après l’archéologie qui exhume, la généalogie qui fictionne sur le réel :

« Les personnes qui me lisent, en particulier celles qui apprécient ce que je fais, me disent souvent en riant : “au fond, tu sais bien que ce que tu dis n’est que fiction”. Je réponds toujours “bien sûr, il n’est pas question que ce soit autre chose que des fictions” […] mais mon problème n’est pas de satisfaire les historiens professionnels. Mon problème est de faire moi-même, et d’inviter les autres à faire avec moi, à travers un contenu historique déterminé, une expérience de ce que nous sommes, de ce qui est non seulement notre passé mais aussi notre présent, une expérience de notre modernité telle que nous en sortions transformés » (Foucault, 1980a : 44).

 

Du lecteur – anesthésié

Une dernière figure de lecteur apparaît aux détours de certains textes, celle de l’« anesthésié » qui ne peut plus, lui, ni « utiliser », ni « expérimenter ». Ce qui peut ressembler à un échec – car le lecteur est empêché de continuer – Michel Foucault le transforme en réaction positive qui « prouve que le travail a réussi, qu’il a fonctionné comme je le voulais » (Foucault, 1980b). C’est l’objet même de sa critique qui ne vise ni à légitimer, ni à réaliser un quelconque idéal philosophique, mais d’abord à démasquer la complaisance des individus à l’endroit de leur situation sociale, à rendre visible certaines situations intolérables.

Ce moment d’inaction ressentie par les lecteurs est celui où il est possible de prendre de la distance, de faire l’expérience d’un changement. Un effet relancé, comme dans Surveiller et punir, par le fait que ce livre ne donne aucune solution toute faite à l’image de notre société disciplinaire dont le but est, depuis le XVIIe siècle, de rendre dociles les individus. Jamais n’est indiqué aux lecteurs comment « en sortir », contribuant pour les critiques de l’ouvrage au découragement général de la société. Michel Foucault s’en défendra dans l’Impossible prison, à la fin des années 1970 devant les historiens de la Société de 1848. Évoquant précisément ce moment d’anesthésie, il rappelle alors que son projet « est justement de faire en sorte qu’ils ne sachent plus quoi faire : que les actes, les gestes, les discours qui jusqu’alors leur paraissaient aller de soi deviennent problématiques, périlleux, difficiles. Cet effet-là est voulu ». Il s’agit de rendre les choses plus fragiles, de montrer qu’elles se sont constituées à travers une histoire, des stratégies, et qu’il ne s’agit aucunement d’évidence.

En refusant toute tentative de synthèse au profit de la dissémination et de l’hétérogène, en choisissant de formuler des hypothèses, d’écrire des fictions théoriques, Michel Foucault offre aux lecteurs, qu’il soit bricoleur, expérimentateur ou anesthésié, l’occasion d’une épreuve qui consiste à penser son quotidien en adoptant une attitude critique particulière, à se demander continuellement « Qu’est-ce que nous sommes ? » et « Qu’est-ce que nous sommes aujourd’hui ? », « Qu’est-ce que c’est que cet instant qui est le nôtre ? ». C’est peut-être ce qui explique la grande actualité de cet auteur qu’il est toujours possible de questionner à partir d’objets qui appartiennent à notre présent et permettent à ses lecteurs d’introduire des déplacements, de nouvelles interrogations, et parfois de le trahir.


Bibliographie

An., « Lecture comme dans un moulin », Libération, 26 juin 1984.

Foucault M., 1969, « Qu’est ce qu’un auteur ? », pp. 789-821, in : Dits et écrits, I, Paris, Gallimard, 1994.

Foucault M., 1972, « Les intellectuels et le pouvoir (entretien avec Gilles Deleuze) », pp. 309-315, in : Dits et écrits, II, Paris, Gallimard, 1994.

Foucault M., 1974a, « Prisons et asiles dans le mécanisme du pouvoir », pp. 521-525, in : Dits et écrits, II, Paris, Gallimard, 1994.

Foucault M., 1974b, « Sur la sellette », pp. 720-725, in : Dits et écrits, II., Paris, Gallimard, 1994.

Foucault M., 1975, « Radioscopie de Michel Foucault », pp. 783-802, in : Dits et écrits, II, Paris, Gallimard, 1994.

Foucault M., 1977, « Pouvoir et savoir », pp. 399-414, in : Dits et écrits, III, Paris, Gallimard, 1994.

Foucault M., 1980a, « Entretiens avec Michel Foucault », pp. 41-95, in : Dits et écrits, IV, Paris, Gallimard, 1994.

Foucault M., 1980b, « Table ronde du 20 mai 1978 », pp. 20-34, in : Perrot, M., éd., L’Impossible prison. Repris dans Dits et écrits, IV, Paris, Gallimard, 1994.

Foucault M., 1984, « Une esthétique de l’existence », pp. 730-734, in : Dits et écrits, IV, Paris, Gallimard, 1994.

Auteur·e·s

Bert Jean-François

Institut religions, cultures, modernité Université de Lausanne (Suisse)

Citer la notice

Bert Jean-François, « Foucault (Michel) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 19 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/foucault-michel.

footer

Copyright © 2024 Publictionnaire - Tous droits réservés - ISSN 2609-6404