Fried (Michael)


La place du public culturel

Pour qui veut étudier les premières approches du public des arts d’exposition et de la culture moderne, et répondre à la question de savoir quelle place doit être faite au public, l’ouvrage de l’historien américain de l’art Michael Fried (né en 1939), La Place du spectateur (Absorption and Theatricality, Painting and Beholder in the age of Diderot), datant de 1980, traduit et publié en France en 1990, est de lecture (et de discussion) indispensable. Il en existe désormais une version en format de poche (parue en 2017), malheureusement dépouillée de son iconographie (alors qu’on a laissé dans le texte la référence auxdites illustrations et une page sur les sources). Il n’en reste pas moins vrai que la lecture de cet ouvrage donne accès à une recherche décisive concernant l’histoire de l’art d’exposition et celle de l’esthétique, sous la forme du rapport des arts au spectateur et au public culturel. Car, qui dit art d’exposition, dit explicitement que toute conception artistique est traversée par le problème de la définition du rapport entre l’œuvre et le spectateur ou le public. Comment ne pas insister sur un travail qui examine avec soin, pour la période 1750-1781, la structure d’intention de la tradition artistique, en France : trouver la juste place du spectateur et du public dans le domaine des arts.

Capture d’écran « Michael Fried: About the Tableau ». Accès : https://www.youtube.com/watch?v=4ENEOifNzpI.

Capture d’écran « Michael Fried: About the Tableau ».
Accès : https://www.youtube.com/watch?v=4ENEOifNzpI.

 

Avec le déploiement de l’art d’exposition, et sa progressive autonomie par rapport aux deux pouvoirs majeurs (monarchique et religieux), une condition décisive vient au jour, manifestée d’emblée dans les arts plastiques : la nécessaire présence d’un spectateur (point de vue) face à la toile (la chose visible) ou la formation d’un public auquel l’art d’exposition est destiné, puisqu’il ne l’est plus à Dieu, au roi ou à l’Église. Cette condition ne se concrétise évidemment pas par une unique modalité du rapport entre le tableau et le spectateur. Chaque peintre dispose sa manière et son « petit technique » (Diderot, 1959 : 56), entre la Renaissance et l’âge classique. Pour autant, ce n’est qu’au XVIIIe siècle que ce rapport œuvre-spectateur ou œuvre-public est simultanément conçu sur la toile et théorisé, n’ayant pas été jusque-là « perçu comme un problème fondamental » (Fried, 1980 : 131). Alors, peintres et critiques d’art, se répondant les uns aux autres, pensent en acte et en concept, de manière immanente à l’œuvre, la place du spectateur et du public d’art et de culture.

 

La place problématique du public

« Que la peinture s’adresse inévitablement à un public qui doit s’assembler » (ibid.) était sans doute vécu depuis deux siècles sous la forme d’un schème pratique (Ruby, 2012a et b), mais pas encore conçu et reconnu. À l’aube du XVIIIe siècle, l’abbé Du Bos, comme Roger de Piles, ses premiers théoriciens, ne l’avaient encore qu’entrevu, alors que les expositions officielles du Salon carré du Louvre prennent de l’ampleur (1737 à 1751, et 1751 à 1795). Il est vrai que les peintres ne cessent d’interroger cette place depuis longtemps. Raphaël, par La Madone Sixtine (fig. 1), Rembrandt par Le syndic de la guilde des drapiers (fig. 2), ou Vélasquez, par Les Ménines (fig. 3), le prouvent, entre autres recherches. Pour l’art d’exposition, il est certain que le tableau doit se dérouler devant le public, pour lui, ou en fonction d’une place problématique : le tableau doit happer ou toucher le regard du public, mais pas le séduire ; il ne doit pas attendre tel spectateur, mais bien le spectateur, ou cette entité abstraite qu’est le public ; il n’est pas destiné à un tel, mais à chacun dans le public appelé à en discuter. Ce qui implique deux choses.

La première, celle de trouver une solution picturale à ce rapport d’exposition. Elle passe généralement, Michael Fried se contentant d’y faire allusion, par une construction théâtrale de l’œuvre sous primat de la perspective. Cette construction se déploie dans une large diversité iconographique et stylistique. En simplifiant un peu, il est possible de lui conférer les traits suivants : des personnages sur la toile se vouent à une activité à laquelle ils sont en quelque sorte indifférents ; parfois, on peint des éléments imprévus qui orientent le regard. On note encore chez François Boucher, au XVIIIe siècle, cette indifférence de ses personnages à l’égard de ce qui se déroule sous leurs yeux. À plus forte raison, lorsqu’il s’agit de divinités.

La seconde : il faut tout de même attirer le regard du public sur la toile, alors on invente un personnage qui regarde le public, un admoniteur, lequel est chargé de guider le regard de ceux qui lui font face, ou parfois on exagère les effets picturaux afin de mieux les duper. Voilà qui revient à reconnaître l’existence nécessaire d’un public face à la peinture, et impose une réflexion sur la meilleure manière de tenir compte de sa présence. Mais la première solution trouvée à la manière de le prendre en compte est celle-ci : faire jouer les capacités de visualisation du public, imposer le présence des personnages au public, lui porter beaucoup d’attention au point de se focaliser sur lui, sans qu’il soit pour autant intégré au tableau comme sa pièce essentielle. Les personnages se montrent au public et, de ce fait, ce dernier ne les voit pas. Le public est tout au plus un témoin de ce qui se déroule sur la toile, et le peintre désir faire impression sur lui. Telle est la règle de l’art de la théâtralité que Michael Fried (1980 : 10) définit ainsi : « Une construction artificielle dénuée de toute existence propre en dehors de la présence du public ».

 

Figure 1. Raphaël, La Madone Sixtine (1512-1513)

 

Figure 2. Rembrandt, Le syndic de la guilde des drapiers (1662)

 

Figure 3. Vélasquez, Les Ménines (1656)

 

Une nouvelle stratégie

Néanmoins, cette perspective risque toujours de verser dans une tentative de séduction du public à l’instar de celle qu’on utilisait pour attirer le regard des rois, dans une exagération et la caricature, quelle que soit la pratique artistique de référence. La conscience de la présence nécessaire du public aux arts et à la culture, qui n’est pas discutable, exige par conséquent une révision. Ne peut-on trouver une autre solution : assumant la présence du public, mais en rendant les œuvres autonomes par rapport à lui ? Il faut alors que l’œuvre ne relève plus d’une construction artificielle où prime le désir de faire impression sur lui et de solliciter ses applaudissements (ibid. : 141).

Ce sont les peintres de la période analysée par l’auteur et les écrits de Denis Diderot, en particulier – attachés par ailleurs à un grand récit des fonctions du public (Ruby, 2012c) –, qui font venir la solution au jour, qui donnent la clé de la reconnaissance, cette fois pratique et théorique du public. Encore cette solution est-elle paradoxale : elle consiste à nier la présence du public afin de mieux en fixer l’attention, et en fixer l’attention sur le voir et non pas sur les seuls effets de l’œuvre. Cette solution est appelée par Michael Fried l’absorbement. C’est sur ce point, l’absorbement, qu’il « entend […] proposer dans cet ouvrage une interprétation de l’évolution de la peinture française des années 1750-1755 à 1781 » (1980 : 11). En effet, cette peinture a suivi une évolution spécifique, lui permettant de combattre la « fausseté de la représentation et la théâtralité de la figuration » qui ne savent pas rendre compte de la place qui doit être faite au public.

Du côté des peintres, il nous renvoie tout d’abord à Greuze, Chardin, Carle van Loo, Vien, Fragonard. Puis, il nous conduit vers David. Tout part donc de l’examen des œuvres. Deux d’entre elles constituent des témoins majeurs : La Lecture de la Bible (Greuze, fig. 4) et le Bélisaire de David (fig. 5). Et du côté des critiques d’art, il nous pousse vers ceux qui ont commenté ces œuvres (l’abbé La Porte, Étienne La Font de Saint Yenne, Frederic Melchior Grimm, l’abbé Laugier, etc.) en sus de Denis Diderot (les Salons) dont il fait une étude approfondie. Il s’agit donc de peintres et critiques français de cette période exclusivement examinée dans cet ouvrage (alors que le propos acquerra plus tard une dimension internationale, au grand dam de l’auteur qui préfère valoriser la spécificité locale qu’il met au jour). Tous ensemble, ils se seraient attachés à construire la modernité artistique et esthétique dont chacun parle désormais, les écrivains posant les formules verbales, les dispositifs stylistiques et les stratégies rhétoriques qui donnent corps à ce problème central de l’entreprise picturale française de ces années.

 

Figure 4. Jean-Baptiste Greuze, La lecture de la Bible (1755)

 

Figure 5. Jacques-Louis David, Bélisaire demandant l’aumône (1780)

 

L’absorbement et sa morale

La thèse de l’ouvrage se formule donc d’abord ainsi : la peinture française de cette époque est une peinture de l’absorbement. Elle traite le public comme s’il était absent, sans pour autant nier que la peinture doive rester l’objet d’un regard. Elle traite les figures peintes « comme si elles ne paraissaient pas occupées du soin de se faire voir du spectateur », écrit le critique Élie-Catherine Fréron (1755 : 37). Michael Fried nomme alors cette pratique paradoxale de la peinture une peinture d’absorbement, parce qu’elle figure des personnages pris dans « le fait d’avoir l’esprit ou d’autres facultés totalement captivés ou engagés » (définition de l’absorbement dans l’Oxford English Dictionary : https://www.oxforddictionaries.com/),dans l’oubli de toute chose extérieure à l’activité à laquelle il se livre (lire, prier, réciter, chanter, etc.).

La démonstration s’opère immédiatement par l’intermédiaire de ces œuvres dans lesquelles aucun personnage ne s’occupe du spectateur, chacun est absorbé dans son activité, par différence avec la peinture théâtrale dans laquelle les personnages, nous l’avons écrit, sont indifférents à leur activité. Il faut croire que les thèmes de l’attention, de l’oubli et de la résistance à la distraction par concentration intérieure sont devenus centraux dans la pratique artistique. Mais dès lors, cette analyse nous place bien devant un paradoxe : c’est dans l’exacte mesure où la présence du spectateur est neutralisée que celui-ci peut être transporté par l’œuvre, les critiques, et donc une partie du public, nous le font savoir.

Qu’est-ce que l’absorbement ? C’est ce moment de peinture où le spectateur et le public font face au tableau et perçoivent la totalité de la scène, mais le personnage dans le tableau est indifférent à sa présence. La surface du tableau perçue dans l’activité déployée par le spectateur conduit à des personnages dont le point de vue est différent du sien. Tout cela se construit, montre Michael Fried, comme si, en fin de compte, l’absorbement du personnage devait servir de synecdoque au passage même du temps où l’on se tient face à la toile, donc à la posture du spectateur et du public. Que doit tirer le spectateur de sa contemplation ? Que l’absorbement est nécessaire dans les activités et en particulier celle de regarder (ou d’écouter, s’il s’agit du concert). Ou pour le conclure d’un examen d’une œuvre de Chardin : il aura « trouvé dans l’absorbement de ses personnages le corrélat naturel de son état du moment [ici il s’agit du peintre] et un reflet de l’absorbement qu’il espérait chez le spectateur devant l’œuvre achevée » (1980 : 77). Ce que l’on retrouve non moins dans L’Enseigne de Gersaint de Watteau (1720, fig. 6).

 

Figure 6. Antoine Watteau, L’Enseigne de Gersaint (1720)

 

D’un point de vue purement figuratif, tout se passe comme si la présence du spectateur menaçait de distraire les personnages. Alors le peintre neutralise sa présence par leur absorbement, mais en utilisant les personnages comme médiateurs entre le spectateur réel et le tableau. Ce que les ouvrages de David (Le Serment des Horaces [fig. 7] et surtout le Bélisaire [fig. 5], comme nous l’avons signalé) démontrent d’autant plus franchement qu’ils maintiennent le primat de la peinture d’histoire ou de représentation d’actions humaines majeures, sans pour autant diminuer le pouvoir du tableau sur l’éducation du spectateur.

 

Figure 7. Jacques-Louis David, Le Serment des Horaces (1784-1785)

 

La juste place du public

Ces considérations se prolongent alors par un nouveau paradoxe : celui de faire appel à un public (comme art d’exposition), mais en faisant tout pour l’ignorer, tout en l’appelant à discuter des propositions des artistes. Les œuvres écartent le public, en nient l’existence en lui refusant le pouvoir de distraire les figures peintes. Cet autre enjeu, d’ailleurs non moins central pour le XVIIIe siècle et la définition de la juste place du public, c’est celui de la formation du public plus exactement.

Cette question est habituellement soulevée d’une manière exclusivement sociologique. Ce que Michael Fried récuse : un lieu commun des études sur l’art, commente-t-il, veut que l’on tente d’expliquer les traits saillants de la peinture française de la seconde moitié du XVIIIe siècle par l’émergence d’un important public de classes moyennes, dépourvu d’éducation artistique et aux goûts vulgaires. « Cette peinture leur [aurait] donc apporté pleine satisfaction », croit-on (1980 : 28). Il fustige ces tentatives, toujours mécaniques, de faire du développement de la nouvelle peinture (d’absorbement) le pur produit des forces sociales, et de leur fonctionnement totalisant. Autrement dit, il récuse les systèmes de causalité directe entre forces sociales et œuvres d’art. Il condamne toutes les réductions économiste ou politique de l’œuvre. Lesquelles consistent à croire que l’œuvre est le produit mécanique des rapports sociaux et économiques, manifestés par un type de public. Or, pour lui, le rapport entre le tableau et le spectateur ou le public est plus central que ce type d’interprétation réductrice. Le fondement de l’art classique, représentatif, n’est pas dans des forces économiques, mais dans l’élaboration de la figure du sujet-spectateur (ce qui n’est pas le « moi »), ainsi que de celle du public, dans une classe de valeurs et d’effets exaltés.

D’après lui, ce qu’il convient donc de montrer plus finement est plutôt l’inverse : que les œuvres d’art et les artistes résolvent d’abord des problèmes d’art – ici une réaction anti-rococo (peinture décorative et sensuelle, par exemple de François Boucher), le refus de la peinture royale, des grandes machines dans lesquels les personnages sont indifférents à ce qui se déroule sous leurs yeux, des allusions à la hiérarchie des sujets dans les arts, à la manière de se démarquer de la prédication, et de s’intéresser aux actions réelles de la vie –, et donc les problèmes afférents au rapport entre le tableau et le spectateur, et ce sont ces développements immanents de l’art de peindre qui s’impliquent dans la réalité sociale et culturelle. D’autant que les formes artistiques et leur impact peuvent dépasser les strictes limites mécaniques de telle ou telle force sociale (la peinture d’absorbement ne s’éteint pas avec ces forces sociales).

Cela dit, toucher le public, comme l’écrit Denis Diderot (1765 : 1150) ne signifie pas s’y soumettre – « Si quand on fait un tableau, on suppose des spectateurs, tout est perdu » (s.d. : 286) –, mais lui proposer les moyens d’une composition de soi aussi forte que la composition de l’œuvre. L’œuvre doit présenter au public une action en mouvement, sans montrer le désir de faire impression sur lui et de solliciter ses applaudissements. Faire advenir le public ne peut consister à l’aliéner par rapport à l’objet de son regard.


Bibliographie

Diderot D., 1765, « Essai sur la peinture », in : Œuvres, Paris, Gallimard, 1951.

Diderot D., 1959, Œuvres esthétiques, Paris, Garnier.

Diderot D., s.d., Les Salons, III, Oxford, Clarendon press, 1967.

Fréron É.-C., 1755, L’Année littéraire, VII, Paris, Lambert.

Fried M., 1980, La Place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, trad. de l’anglais par C. Brunet, Paris, Gallimard, 2017.

Ruby Ch., 2012a, La Figure du spectateur. Éléments d’histoire culturelle européenne, Paris, A. Colin.

Ruby Ch., 2012b, L’Archipel des spectateurs. Du XVIIIe au XXIe siècle, Besançon, Nessy.

Ruby Ch., 2012c, Spectateur et politique. D’une conception crépusculaire à une conception affirmative de la culture ?, Bruxelles, Éd. La Lettre volée, 2014.

Auteur·e·s

Citer la notice

Ruby Christian, « Fried (Michael) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 04 mai 2017. Dernière modification le 11 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/fried-michael.

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