Gramsci (Antonio)


Le « public » au cœur de la société civile

 

Étudier l’œuvre d’Antonio Gramsci (1891-1937) à l’aune de la notion de « public » peut sembler une gageure, le terme comme tel occupant une place minimale dans les Cahiers de prison, tout à fait marginale dans les lexiques et dictionnaires consacrés en italien au personnage. Pourtant, la question du « public » obsède le jeune Gramsci, évidemment comme journaliste, et il est donc possible d’esquisser une reconstitution de l’œuvre complexe, insaisissable et pourtant rigoureuse de celui-ci à partir des traces de la notion. Pour ce faire, on rappellera brièvement son parcours à l’aune des « publics » auxquels il s’adressait (1). Ensuite, on s’attaquera au cœur de sa conceptualisation, dans les Cahiers de prison, notamment les premiers et ceux centraux, à partir de quelques nœuds conceptuels : la découverte de l’épaisseur de la société civile, où émerge la question du « bien public » au sein de l’opinion publique face à sa privatisation apparente (2), la constitution d’un « espace public », champ de bataille entre hégémonies en compétition dans la presse, les associations et bientôt l’américanisation liée au spectacle comme au fordisme (3), enfin la question de la constitution d’une culture national-populaire, qui touche à la définition même du « public » comme masse, celui des journaux, des écoles, des radios, des cinémas, des littératures populaires (4). Cela conduit à étudier une des propositions de « réforme intellectuelle et morale » de A. Gramsci, une révolution de la conception même du journalisme, refondant l’espace public et réformant l’esprit public par une vision de ce qui peut être un service public de l’information (5).

Antonio Gramsci

Antonio Gramsci. Source : auteur inconnu, wikimédia (domaine public).

 

Une reconstitution des « publics » de la vie d’Antonio Gramsci

Malgré sa brièveté (46 ans), la vie de A. Gramsci fut marquée par de profondes métamorphoses, théoriques et identitaires, qui n’évacuent pas les continuités. Elles l’ont conduit à s’adresser à divers publics, même à construire « son » public.

La première phase de sa vie est sarde (1891-1911), celle d’un élève modèle de l’école publique. Son père, fonctionnaire du service public communal a été dégradé par l’État italien dans son statut. Le jeune garçon étudie d’abord à l’école élémentaire publique, à Ghilarza, continue ses études au collège public (ginnasio) à Santu Lussurgiu, puis au lycée général public (liceo classico) à Oristano puis à Cagliari. De ce premier cheminement dans la vie publique sarde, Gramsci ressent ses premières déchirures. D’un côté, il a vu l’espace public villageois, où l’on parle sarde d’un quotidien renfermé sur la survie matérielle, où l’on travaille durement et vit chichement, où enfin l’on se méfie des agents de la fonction publique comme s’ils étaient au service d’une puissance étrangère. De l’autre, l’école publique où l’on apprend un toscan académique désincarné et on s’ouvre à la littérature universelle, où le maître d’école remplace le prêtre comme guide spirituel. A. Gramsci a choisi la voie de l’école publique : il s’acculture à l’italien classique, réalise de beaux thèmes scolaires. Comme Pier Paolo Pasolini (1922-1975 ; 1972) l’a souligné, le jeune Gramsci, plus tard exilé à Turin, en garde des séquelles : une rhétorique d’élève modèle, un italien gauche et artificiel truffé de gallicismes, un effacement du dialecte. De ses Lettres de prison, on apprend que sa condition dans son enfance fut la solitude. Trop intellectuel dans son village, trop populaire dans son lycée bourgeois de province. Son premier public, dans une imagerie franciscaine, ce sont les animaux qu’il étudie, à qui il parle et dont il apprend – il recommandera plus tard à ses fils de faire de même. Plus que des maîtres d’école, il se fait le public des livres et journaux qu’il dévore déjà à Cagliari. Son déchirement existentiel, linguistique, se ressent dans ses lettres à sa famille. Les premières visent à essayer de comprendre des mots sardes typiques dont il a perdu le sens ; les dernières demandent et supplient à sa femme de faire parler le sarde à leurs enfants.

La deuxième phase de sa vie (1911-1918) est celle de son exil turinois. D’étudiant passif, il endosse le rôle de journaliste, lançant des diatribes contre le pourrissement de l’esprit public italien, contre les chiens de garde et la trahison des clercs. À l’université de Turin, boursier sur critères sociaux, il rencontre des professeurs exceptionnels qui le marquent, les philologues érudits Matteo Bartoli (1873-1946) et Annibale Pastore (1868-1956). Il côtoie aussi une foule de professeurs médiocres, imbus d’eux-mêmes, énonçant des sophismes de leurs chaires, dont Achille Loria (1857-1943). Il en tira le lorianisme, ce pédantisme intellectuel fait de raisonnements vraisemblables et de faits déformés, typique de l’intellectuel italien de 1914. A. Gramsci est déjà un révolté et il s’engage au Parti socialiste, pétri d’une conception méridionaliste (en défense du Sud semi-colonisé par le Nord) et « activiste », tirée de l’attualismo de Giovanni Gentile (1875-1944), poussant les intellectuels à l’action, par sa lecture biaisée de Karl Marx (1818-1883) : « transformer le monde » et non le « comprendre ». A. Gramsci devient journaliste, dès 1914, son premier article dans l’espace public, publié par Benito Mussolini (1883-1945) dans Avanti !, appelle à un certain interventionnisme dans la guerre en cours, suivant l’« élan vital » du peuple italien.

Après la fin de ses études en 1915, il publie dans les journaux socialistes. Il se trouve un public, militant, composé d’ouvriers conscients et d’intellectuels éclairés. Sur l’espace public italien de l’époque, il ressent un malaise face au bombardement de la propagande, aux ciseaux de la censure, aux simulacres des fake news de l’époque. Il choisit alors la satire face aux gardiens de la pensée publique, ces intellectuels réduits à un bestiaire et à leur bêtisier. Ils ne sont que des « mouches du coche » de l’histoire, selon l’expression maintes fois répétées de A. Gramsci dans un immense « cirque Barnum » intellectuel. Ces imposteurs sont pour lui des Stenterello modernes, les derniers des imposteurs masqués de la Commedia dell’arte, dont faut faire tomber les masque (SG, 60). Quant aux journaux, il pense qu’il convient de les boycotter, une devise qu’il reprend à la fin de plusieurs de ses articles soumis à la censure (SG, 55) ; il les caractérise dans plusieurs textes comme des journaux-marchandises (giornale-merce) imposant leur vision du monde dans les dépêches les plus anodines, et ne vivant que par et pour la publicité mercantile (SG 53-54). Cela conduit ironiquement A. Gramsci à prendre comme modèle les États-Unis du début du siècle : un pays qui a lutté contre les trust journalistiques perçus comme une « menace publique » par leur statut d’« entreprise privée » monopolistique. La notion de « service public » est même brandie dans ses premiers textes, mais pour mieux opposer l’inefficacité et le népotisme de ceux existant en Italie, comme le service des Postes, face à l’idéal d’un service rendu à la population (SLM, 11).

Sa troisième phase (1919-1920) est celle du passage à l’action politique, de journaliste indigné à dirigeant révolutionnaire, à la tête du journal l’Ordine Nuovo conçu avec, dans et pour l’action des militants ouvriers de la Fiat à Turin. A. Gramsci n’écrit plus pour un public, indigné mais passif, mais pour que ce public prolétarien envahisse la scène bourgeoise. Il écrit avec eux, non pour eux, les fait collaborer à la rédaction du journal à l’avant-garde de la révolution du biennio rosso (les deux années rouges de 1919-1920) et de l’occupation des usines par les conseils démocratiques, ouvriers. Son programme s’inscrit en rupture par rapport à l’État, qu’il saisit comme oublieux du bien public des citoyens mais simple garant de l’ordre public par le régime des décrets (ON, 3-6). Il appelle au réveil de la vie contenue dans la « société civile » face à l’« État-caserne mortifère ». Son modèle est alors le journal Clarté de Romain Rolland (1866-1944) et Henri Barbusse (1873-1935), qui met au centre une « civilisation nouvelle » fondée sur l’esprit de recherche scientifique et philosophique au cœur de l’espace public, réconciliant intellectuels et catégories populaires (ON, 493-495).

La quatrième phase (1921-1926) est celle du dirigeant communiste. À la recherche d’un nouveau modèle face à la décomposition de l’État libéral et l’avènement de la dictature fasciste, il est convaincu que la bourgeoisie ne peut « plus gouverner le pays » par ses mensonges, sa censure, son égoïsme (SF, 222-223). Il affirme ainsi : « Ni fascisme, ni libéralisme : soviétisme ! » (CPC, 542-543). Il fustige ce qu’il perçoit comme les illusions de la social-démocratie sur un réformisme qui pourrait sauver l’État libéral et apaiser le fascisme, refuse la « légalité » d’une loi et attaque la « magistrature » qui laissent faire le fascisme et frappent les antifascistes (SF, 419-421). La déroute des communistes et de toute la gauche est totale entre 1922 et 1926, alors que le fascisme s’installe de la Marche sur Rome aux lois fascistissimes. Juste avant son arrestation, A. Gramsci entame alors un tournant critique, autocritique, sans renier sa voie révolutionnaire. Déjà dans la Question méridionale, sorte de manifeste politique, en 1926, il met au centre de sa réélaboration la question de l’hégémonie, qui suppose de défendre les possibilités d’expression offertes par la société démocratique face au fascisme. Il va même proposer l’idée de République face à la monarchie, dans le mot d’ordre d’« Assemblée républicaine sur la base des comités ouvriers et paysans » (CPC, 510).

La cinquième phase (1926-1937) s’ouvre bien sûr avec son arrestation par la police fasciste. On traitera de l’apport conceptuel des Cahiers de Prison par la suite, il semble dans un premier temps que A. Gramsci ait perdu son public, n’ait plus de contact organique avec son peuple. Il retrouve la solitude de son enfance, l’étude minutieuse jusqu’à l’épuisement de bribes de journaux et de morceaux de livres. Il vit le « confinement » (confino) à Ustica, puis la détention à Turi dans les Pouilles avant, en 1931, de finir en cellule d’isolement pour raisons de santé. Cela ne l’empêche pas, un temps, de se recréer un public, devenant le professeur de ses camarades détenus lors de la promenade.

Selon le témoignage du cadre communiste Athos Lisa qui a pu parler en prison avec A. Gramsci en 1930 et effectue un rapport au parti en 1933, A. Gramsci était en dissidence face à la ligne gauchiste adoptée par le PCd’I (Parti communiste d’Italie) de Palmiro Togliatti (1893-1964), suivant celle ordonnée par Staline en 1928. De son côté, A. Gramsci se recentrait sur les thèses du congrès de Lyon de 1926, juste avant son arrestation : vaste alliance sociale entre Nord et Sud, campagne contre la monarchie, mot d’ordre d’une Assemblée constituante républicaine dans un front antifasciste. Toutefois, les leçons de A. Gramsci, si elles fascinent son auditoire, suscitent les réactions violentes de certains, sans doute liés aux appareils, et il doit cesser ses leçons et retourner à l’isolement. Il va alors patiemment, entre 1929 et 1935, écrire des Cahiers, comme un écolier, pour un public d’outre-tombe qu’il n’est pas sûr de trouver et que lui-même ne semble plus espérer quand il dit écrire « für ewig » (pour l’éternité). Son projet est celui d’une vaste réforme intellectuelle et morale du peuple italien pour préparer la conquête de l’hégémonie sur la société civile italienne, passant par une formule démocratique et républicaine, ce qui suppose de comprendre la subtile mécanique du pouvoir dans les sociétés les plus avancées, en Occident, et de se réapproprier sa propre histoire, celle de l’Italie et des classes subalternes.

 

De la privatisation apparente de la société civile à l’avènement du « public » : la question de l’opinion publique

A. Gramsci entame son travail en prison en partant d’une compréhension de la solidité du pacte républicain en France, soudé par la puissance des idées et de la culture centrée sur le bien public, l’organisation d’un esprit public, civique, enraciné dans la mentalité populaire. Il étudie avant toute chose l’échec cuisant de l’Action française face à la République française, ce sont ses premiers textes. Son penseur de référence, Jacques Bainville (1869-1936), diagnostique une fracture sociale (distacco) opposant un « pays légal » (l’État officiel, le régime, la classe politique) et un « pays réel » (la société civile, le peuple). Une analyse qui n’est pas éloignée de celle des fascistes, via la théorisation des « élitistes » italiens, Vilfredo Pareto (1848-1923), Gaetano Mosca (1858-1941) ou Roberto Michels (1876-1936), dont le miroir inversé, de gauche, est le populisme (Q1, §130). Ce qui est l’un des premiers textes écrits par A. Gramsci en prison est une leçon sur ce qu’il ne faut pas faire avec « son » public journalistique et politique : celui hérité et celui que le journal-parti construit. Charles Maurras (1868-1952) avait pourtant un journal de qualité, selon le penseur italien, le seul cas de publication juxtaposant articles d’opinion partiaux avec une revue de presse exhaustive et critique. Mais son projet culturel et politique a failli, d’abord parce qu’il a fourvoyé son public. Il a prétendu faire un parti monarchique contre le régime républicain mais celui qu’il appelle un « giacobino alla rovescia » (jacobin inversé ou à la renverse) n’a fait que reprendre le pire de ce qu’il critique, façonnant une intelligentsia réduite à l’impuissance politique dans ses contradictions mêmes : centralisation culturelle et fanatisme idéologique des Jacobins, esprit sectaire et manœuvres de couloir des francs-maçons, logique implacablement rationaliste et positiviste des Lumières. Surtout, il a mésestimé la solidité du consensus républicain, et il a de fait « raté » son public, ce public populaire qu’il espérait, notamment paysan ou celui des régions, ne l’a jamais rejoint. Ce public a évité ce que A. Gramsci appelle le snobisme parisien de C. Maurras et a préféré se rallier soit à la République soit à l’Église, après la rupture avec l’Action Française en 1926.

Pour A. Gramsci, c’est le point de départ d’une réflexion, dont la France est le modèle, sur une république capable de résister au fascisme. Cette République française est véritablement jacobine dans son contenu, elle repose sur le « consensus organisé », une « hégémonie bourgeoise » forte, mais acceptée par le peuple et surtout une vitalité des « organes de l’opinion publique » (Q1, §18). Face à cette solidité républicaine, l’Italie n’a pas eu la même force. Dans un de ses premiers textes, corollaires à celui sur l’Action française, il analyse la faillite de l’université italienne, censée former les cadres intellectuels et politiques de demain. Cet organe de la société civile n’est pas capable d’hégémonie soit d’« influence régulatrice de la vie culturelle ». L’universitaire distille ses conférences depuis la chaire, optimise les carrières par clientélisme, crée son école sectaire. Cependant, pour la masse des étudiants, il n’est jamais un guide spirituel, évite le contact réel, n’amorce jamais le dialogue. Les rapports sont formels, sans impact sur la vie civique, renforcés par « cette médiocrité scientifique, pédagogique et morale des enseignants officiels » (Q1, §15).

Ces premières analyses conduisent le penseur italien à une refondation conceptuelle, le fondement du pouvoir moderne résiderait dans une société civile qui n’est pas une aire privatisée à dominante économique mais un espace civique de plus en plus public, élargi dans un « État intégral », répressif et éducateur. Face aux méprises libérales et marxistes, anarchistes comme chrétiennes sur la société civile moderne, A. Gramsci revient à Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), toujours dans le Premier Cahier, à partir d’une dialectique entre le privé et le public : les « partis et associations forment la trame privée de l’État ». L’État moderne ne se limite pas au régalien mais participe au « consensus organisé » avec les citoyens, il a un rôle éducateur, qu’il partage avec les « organismes privés » (Q1, §47). L’auteur des Cahiers commence à préciser son analyse en étudiant un double processus paradoxal : privatisation et publicisation. Il pense que le mouvement historique va vers l’expansion d’une société civile où dominent les organismes privés, mais qu’ils sont progressivement englobés dans un espace public où s’impose la conception d’un État éthico-politique, éducateur à la fois démocratique et totalitaire, tuteur providentiel. Si le libéralisme héroïque a su gérer le déchirement des tensions dans la société civile par la séparation des pouvoirs, le multipartisme et la liberté de la presse, l’entre-deux guerres voit la fin de ce modèle. L’État libéral capitule devant le modèle césariste, et le salut vient pour lui de la bureaucratie qui se veut efficace et stable mais crée une « caste » séparée, autoritaire, à terme inefficace et endogamique (Q6, §81). Le libéralisme classique est mort, le mythe de l’« État-gendarme » ou « veilleur de nuit », repris ironiquement par les communistes, est « pure utopie ». L’idéal de sa dissolution dans une « société auto-gérée » (società regolata) bute sur le réel de contradictions sociales irréductibles. Il délaisse sa mission de « service public » dans l’éducation et renforce son côté autoritaire et coercitif, sa dimension policière (Q6, §88). Les contradictions sont trop fortes entre des citoyens incapables de participer aux affaires publiques, faute d’information autonome et, de l’autre, une bureaucratie monopolisant l’information, mais de moins en moins capable de sélectionner ses membres selon un principe méritocratique et surtout et peu soucieuse de « service public » (Q6, §109). L’État échoue à créer un « état d’esprit public » où le fait de respecter la loi devrait être de l’ordre du devoir moral, quand ses fonctionnaires eux-mêmes essaient d’échapper à la loi et font preuve d’immoralité. Il ne reste qu’un devoir juridique, mis en œuvre par la police : sanction, coercition, répression (Q6, §203).

Une fois étudié le crépuscule du libéralisme, A. Gramsci envisage une alternative centrée sur le bien public, la refonte d’un esprit public dans le stade éthico-politique, mais sans fétichisme providentiel de l’État. Il évoque le nécessaire passage de la phase économico-corporative, dominée par les intérêts privés des classes (bourgeoises et ouvrières), à celle éthico-politique, par une catharsis stoïcienne qui va des passions vers la raison, où sont mis en avant l’intérêt général, le bien public dépassant ses propres intérêts particuliers. Pour A. Gramsci, si Florence fut à l’origine du développement moderne, au XVe siècle, elle s’y est retrouvée bloquée. Ce qu’il appelle le Prince Moderne, soit le mouvement politique révolutionnaire, doit reprendre cet héritage, à partir de l’œuvre républicaine de Nicolas Machiavel (1469-1527), et montrer qu’elle peut élever le niveau de l’esprit public en « élevant le niveau de la culture national-populaire », à partir de quoi sera sélectionnée une nouvelle élite (Q6, §170). Ce Prince Moderne part des passions populaires, qu’il sent et représente, mais doit s’élever au sens du devoir, ici une éthique du bien public (Q8, §56). Le Prince Moderne doit lutter contre deux écueils : l’utopie d’une « société auto-gérée » (le self-government anglo-américain) et le fétichisme de l’État (la « statolâtrie » soviétique). Mais si A. Gramsci met en garde contre toute statolatrie définitive, le culte temporaire de l’État peut être une nécessité pour les subalternes dans le sens où il peut permettre d’éveiller une sensibilité au « bien public » (Q8, §130).

 

Les mécanismes de l’hégémonie moderne : l’épaisseur de l’espace public européen face au défi américain de la société du spectacle

La réflexion de A. Gramsci mûrit dans les cahiers centraux. Préparés par les notes des cahiers intermédiaires (du 5e au 8e, 1930-1932), les cahiers centraux (du 10e au 13e, 1932-1935) sont les plus denses conceptuellement. S’appuyant sur la lecture critique de Benedetto Croce (1866-1952) et N. Machiavel, l’auteur décrit le fonctionnement de l’hégémonie dans les sociétés modernes à partir de ce qu’on appelle l’opinion publique. Celle-ci n’est pas neutre, un fait statistique, elle est construite, y compris par l’État qui cherche à « créer préalablement l’opinion publique adéquate » à toute action. L’État est de plus en plus en quête d’une monopolisation des « organes de l’opinion publique » pour la modeler et réduire les voix dissidentes au silence (Q7, §83). L’esprit public se dégrade dans cette lutte où l’opinion publique est soumise à des manipulations croissantes. A. Gramsci étudie ainsi la prédominance de ce qu’il appelle la stampa gialla (presse sensationnaliste, à scandales) et de la radio. Désormais, l’opinion publique devient l’enjeu de tout mouvement politique qui veut conquérir la majorité politique et doit passer par la « prédominance idéologique ».

Pessimiste, A. Gramsci pense que cette opinion publique reste volatile, manipulable, soumise à ce qu’il appelle les booms, des coups d’éclat temporaires et sensationnalistes, des polémiques vaines semblables à notre buzz actuel (Q7, §103). Il désespère de la dégradation du niveau de l’opinion publique, de l’état de la presse populaire, représentée par les hebdomadaires provinciaux. Cette presse n’élève pas le public vers les sujets nationaux ou internationaux mais se concentre sur « la vie locale », les « villages », leurs « ragots et mesquineries » et « polémiques personnelles » (Q6, §104).

La grande presse italienne n’a pas que des défauts, le penseur estime initialement qu’elle est de meilleure qualité, sur la forme et le fond. Les grands quotidiens libéraux tels la Stampa de la famille turinoise Agnelli ou le Corriere della Sera de la bourgeoisie milanaise sont même de véritables partis politiques face au délitement du libéralisme officiel (Q1, §116). Toutefois, dans ses derniers écrits, son jugement est plus sévère. Outre leur manque de personnel, la limite principale de ces journaux vient précisément de ce qu’ils n’ont pas de public populaire (Q24, §9). A. Gramsci s’inquiète aussi des mutations du public qui délaisse cette presse de qualité : il le perçoit comme de moins en moins lecteur et de plus en plus auditeur, spectateur avec l’avènement de ce qu’il appelle le néo-lalisme, autrement dit une culture reposant sur l’audiovisuel. Cette forme de communication parlée, par la radio et le cinéma, accorde un primat à l’émotion, avec une force décuplée, « en surface, non en profondeur » (Q16, §21). Cette superficialité prédominante dans l’espace public marque une ère à la fois sophistique et populiste. Peu importe désormais ce que l’orateur dit et ce que l’auditeur comprend, ou croit comprendre, tout se joue sur la théâtralité, une capacité de séduction et de persuasion qui confine à la manipulation des masses par une élite habile (Q23, §7).

C’est à partir de cette réflexion sur l’organisation de la presse, le fonctionnement ou les dysfonctionnements de l’hégémonie culturelle reflétée dans l’opinion publique dégradée, que A. Gramsci repense sa propre philosophie : elle doit réformer l’esprit public. Le cahier décisif, le 10e, est consacré à la philosophie de B. Croce, un maître qui fut capable d’être le « leader intellectuel de l’opinion publique » italienne face à la décomposition de l’élite politique (Q10, §4). De B. Croce, il reprend un certain nombre de points : le philosophe éclairé doit réformer le sens commun soumis aux passions manipulables à merci dans le sens d’une conception du monde rationnelle (Q10, §5). Les fondements de la philosophie de A. Gramsci sont là : le moment de l’hégémonie s’inscrit dans une direction culturelle et morale du public, une civilisation des mœurs inscrite dans une vision éthico-politique de l’histoire.

Toutefois, il se sépare de B. Croce sur un point crucial, son rationalisme élitiste se méfiant des passions populaires, trop vite assimilées au populisme. Or, la politique est aussi la passion, c’est la lutte, elle seule motive les acteurs et tranche les désaccords, même intellectuels (Q10, §7). C’est là que A. Gramsci conduit une de ses analyses les plus décisives et controversées. Le Prince Moderne, le parti ou mouvement politique révolutionnaire, flirte avec les mythes, l’imaginaire, les passions d’un public qu’il cristallise, voire qu’il crée ex nihilo. Mais il a aussi un rôle éducateur, celui de tête d’une réforme intellectuelle et morale, une réforme de l’esprit public qui doit précisément partir du niveau réel de la majorité de la population, du public à qui on s’adresse. C’est le sens de sa redéfinition de la philosophie qui n’est plus celle des philosophes de métier mais celle de la majorité des hommes. Il convient donc de repartir du sens commun, de la question du langage et de la multiplicité des langues coexistant dans la société italienne. L’objectif est de transformer les mentalités populaires, en y introduisant progressivement les découvertes actuelles, et la redécouverte des classiques. C’est alors qu’il définit le « rapport d’hégémonie » comme étant nécessairement un « rapport pédagogique », analogue à celui du maître et de l’étudiant, en porte-à-faux avec le fonctionnement de l’école et l’université italienne, puisque dans ce rapport actif, mutuel, « chaque maître est toujours étudiant et chaque étudiant toujours maître ». (Q10, §44). Au niveau de l’espace public propre aux intellectuels, celui-ci ne doit plus être un « tribunal public », mais un lieu de débat orienté vers la « recherche de la vérité », en prenant en compte les arguments de l’adversaire pour se « libérer de la prison des idéologies, entendue en sens péjoratif comme fanatisme idéologique aveugle » (Q10, §24). Une nouvelle éthique de la connaissance doit être valorisée, qui n’est pas loin du cheminement de Jürgen Habermas conceptualisant l’espace public.

La méthode de A. Gramsci, historiciste et humaniste critique, cherche à englober l’ensemble des savoirs en relativisant sa propre position. Elle tend à une vérité enrichie de la pluralité des expériences, du passé, venant d’autres horizons ou d’en bas, sans abdiquer une perspective universaliste et totalisante. Cela le conduit à traiter du défi américain, le plus urgent, celui qui révolutionne l’« espace public », mais en faisant de ce public de simples spectateurs d’une « révolution passive ». Il saisit vite que la centralité de l’école classique en Italie, mais aussi de la littérature humaniste ou de la sociabilité parisienne sont en train d’être dépassés. L’ère est aux Rotary Club et autres institutions philanthropiques d’élite, aux écoles alternatives, aux organismes de charité chrétiens ou laïcs, aux clubs de jeunesse (YMCA). C’est par ce détour, ce décentrement qu’il commence à saisir, loin du mépris hautain des intellectuels traditionnels européens pour la barbarie sous-culturelle américaine, que l’américanisme est l’horizon de notre temps, avec une nouvelle forme d’hégémonie qui va s’imposer en Europe. Tout en promouvant l’action des subalternes et autres minorités politiques, elle n’en fait que les spectateurs ou acteurs inconscients d’une révolution passive où la mécanisation de la pensée l’emporte sur l’humanité coupée de sa culture historique. Cette hégémonie américaine, cette révolution passive, est capable (Q22, §11) de séduire les masses ouvrières, les subalternes atomisés, à la fois sur le plan matériel (fordisme, hausse des salaires et accès à la société de consommation) et au niveau des désirs et de l’imaginaire (Hollywood, qu’il analyse par le « sex-appeal », transformant les femmes en « marchandises de grand luxe » soumises aux « concours de beauté »).

Cet américanisme se passe des intermédiaires traditionnels, nos intellectuels traditionnels de type fonctionnaires-éducateurs ou écrivains-prophètes. Son dynamisme repose sur les fabricants de l’opinion publique : ingénieurs des public relations, maîtres de la publicité, managers des human relations. Toutefois, loin d’en être laudateur, A. Gramsci alerte sur le malaise dans la civilisation américaine, qui conduit certes à un appauvrissement de la culture générale au nom du « pragmatisme » et du « sens commun » non sans populisme, mais surtout elle induit un « distacco di moralità » (dualité morale, fossé éthique). En effet, cette question éthique repose sur un idéal individualiste, qui séduit le peuple par ses appels aux mythes des « supermen » ou superhéros, mais les comportements sont de plus en plus normés comme dans le fordisme. Un symbole est le « puritanisme » sur les questions morales (sexualité, alcool) coexistant avec un esprit de « prostitution » généralisée et volontaire par la marchandisation du corps féminin et l’esprit de la drague standardisée chez les hommes, ce qu’il appelle la « chasse aux femmes » (Q22, §3).

 

École publique et culture populaire : créer un nouveau public

A. Gramsci constate la faillite du modèle culturel italien à partir de ce cri de désespoir d’un critique italien : « les écrivains italiens n’ont plus de public » (Q21, §4). A. Gramsci n’accable pas le public mais ceux qui auraient dû les éduquer, les intellectuels. Le public italien ne lit pas la littérature italienne, selon lui, car elle ne répond pas aux attentes les plus profondes de ce public. Il comprend que ce public populaire se tourne vers les romans-feuilletons et bandes dessinées, les polars ou les histoires de super-héros, étant donné que ces supports résonnent dans la vie quotidienne des lecteurs (Q21, §4). Car l’Italien lit bien, mais lit la littérature étrangère, subissant son hégémonie culturelle. Le problème ne vient, selon lui, pas du public populaire mais des publicistes cultivés, et A. Gramsci note le succès d’œuvres exigeantes que ce soit la science-fiction de Jules Verne (1828-1905), les polars de Conan Doyle (1859-1930), les romans populistes de Victor Hugo (1802-1885) ou les histoires d’aventures de Jack London (1876-1916), jusqu’à ce qu’il appelle les histoires de super-héros, dont il voit la matrice dans le concept philosophique de surhomme de Friedrich Nietzsche (1844-1900) (Q3, §78). Il prend très au sérieux le polar, à titre d’exemple, où le public populaire vit et revit ses dilemmes existentiels : hésitant entre prendre le parti du délinquant professionnel ou des forces de l’ordre public. Le « sentiment public », méfiant envers l’appareil judiciaire et policier, choisit ses propres héros : les bandits au grand cœur ou le détective privé en marge avec les institutions (Q21, §12). La tragédie de la littérature italienne vient en somme pour A. Gramsci du fait que si le public manque, la raison en est que la littérature n’est jamais devenue populaire, elle n’est qu’un « élément de la culture scolaire », récité à l’école mais détaché de la vie (Q6, §16).

Cela conduit A. Gramsci à revenir sur l’origine de toutes ces questions, la question linguistique, l’absence d’une langue commune unifiant l’espace public. En Italie, l’héritage du latin docte, clérical lui paraît typique de ces élites depuis la Renaissance. Même transposé dans le toscan laïcisé, il ne touche pas la majorité du peuple et ne fait que souder les intellectuels constitués en « caste » face à un peuple réduit à ses réserves dialectales dont ils se méfient, un peuple « traité comme un étranger » (Q3, §82). La maîtrise de la langue lui paraît désormais la clé pour sortir le peuple italien de sa subalternité, lui permette de conquérir l’hégémonie sur l’espace public italien et briser le monopole stérile des intellectuels. C’est ainsi qu’il défend un effort public de clarification du langage. Il souhaite que soit adoptée dans les journaux italiens une rubrique qui devrait apprendre au public la manière de lire la « langue des doctes », à la décoder, ne pas se laisser impressionner par elle, en comprenant tout l’héritage qui la sous-tend (Q5, §131). Toutefois, c’est à l’école que tout se joue. Et A. Gramsci se méfie des réformes de l’école publique. Bien sûr, il procède à une critique rigoureuse de la Réforme Gentile de 1923, qui perpétue une éducation à trois vitesses où seul le liceo classico (lycée général) donne les rudiments philosophiques et historiques pour maîtriser la langue et devenir les maîtres de la société civile. Les autres sont réduits aux filières techniques et professionnelles, où ils apprennent à exécuter, obéir aux ordres exprimés de fait dans une langue devenue étrangère.

Toutefois, l’avenir est ailleurs pour A. Gramsci, vers la fin de la vieille école et l’avènement des nouvelles pédagogies, pleines de bonnes intentions libertaires centrées sur l’activité de l’apprenant et la collaboration à la construction des savoirs. Promoteur de l’école active, du dialogue entre maître et élève, il se méfie de la perversion de cette belle idée. Cette conception est instrumentalisée, déjà aux États-Unis où elle prospère, pour ne favoriser que l’insertion active dans le monde. Elle fait de chacun un exécutant efficace ou un cadre automate, dans l’esprit de ce qu’il appelle le gorille apprivoisé de Frederick W. Taylor (1856-1915) et Henry Ford (1863-1947). Elle évacue la connaissance du grec et du latin, de l’histoire et de la philosophie, nécessaires pour « se connaître et être soi-même consciemment ». Les disciplines humanistes sont essentielles pour maîtriser sa langue donc, sa conception du monde et éviter de subir celle qui domine. En fait, cette promotion des pédagogies actives ne conduit qu’à la généralisation de l’école professionnelle, présentée comme plus démocratique alors que cyniquement elle « perpétue les différences sociales ». A. Gramsci insiste sur le fait que l’école classique était oligarchique par sa fonction dans le système social mais non par essence. En philosophie, la « nouvelle pédagogie » selon lui « appauvrit l’enseignement et en abaisse le niveau », sauf pour ceux « éduqués hors de l’école », aidés par leurs familles d’un certain niveau culturel, renforçant les différences sociales au lieu de les atténuer (Q12, §2).

Absence de littérature populaire et nationale en Italie, d’une langue commune, d’appropriation de leur propre conception du monde par les subalternes, A. Gramsci pointe la faillite de ce qui devait être l’organe de diffusion de la culture : l’école publique. Lorsqu’il analyse la fonction moderne de l’intellectuel, il la relie à l’école. L’intellectuel se définit par sa fonction d’organisateur de la société civile : entrepreneur, scientifique, ingénieur, juriste ou journaliste. Tous, même dans leur statut privé, occupent une « fonction publique ». L’intellectuel nouveau est « organique », fonctionnel, fait corps avec sa fonction réelle dans les rapports sociaux et sa fonction se décide à l’école. L’élargissement des fonctions intellectuelles passe par l’école unitaire où la formation des nouvelles générations est passée de « privée à publique » et implique potentiellement l’ensemble de la population sans distinction d’origine sociale. Toutefois, ce programme d’élargissement de l’éducation publique s’est révélé incomplet, faute de moyens consacrés à l’école, faute de lien entre l’école humaniste et la réalité de la vie active. Le passage du lycée à l’université se révèle désastreux, et le public issu des couches populaires se retrouve perdu, tant dans les cours magistraux que les séminaires, faute de capacité « créative au travail autonome » supposant de maîtriser les « valeurs fondamentales de l’humanisme (que sont) l’autodiscipline intellectuelle et l’autonomie morale » (Q12, §1).

 

L’utopie concrète d’un journalisme comme service public

Si A. Gramsci centre son énergie réformatrice sur l’école, une alternative apparaît dans les derniers Cahiers, le journalisme, où il relit des passages encore à l’état d’ébauche de ses premiers écrits de prison. Son idéal est celui d’un journalisme « total » dont le but n’est pas seulement de « satisfaire tous les besoins de son public » mais bien plus de créer et développer ces besoins, en un sens donc de « créer son public et étendre cet espace public » (Q24, §1). Le public visé ne doit pas être celui des intellectuels, déjà engagés et conscients, mais des catégories populaires, subalternes en partant de leur « sens commun jusqu’à la pensée cohérente et systématique » (Q24, §3).

Le penseur italien met sur pied un ordre de bataille pour un journal de qualité : de l’information économique connectée à la mondialisation, des rédacteurs en chef d’élite formés dans des écoles de journalisme, des correspondants à l’étranger jouant un rôle de diplomate éduqué à la pluralité des cultures. Le journalisme, notamment par la revue de presse doit œuvrer à ce qu’il appelle une « mission de service public pour les lecteurs » (Q8, §110). Loin d’être un journalisme d’élite, les rubriques populaires comme l’almanach doivent être soignées car c’est celles-ci qui assurent un « minimum de publicité périodique à nos idées et jugements sur le monde » (Q14, §60). En somme, la grande question reste, encore et toujours, pour lui celle du public, des lecteurs de ce journal, plus importants que les rédacteurs. Il envisage donc d’écrire un guide ou manuel pour le lecteur de journal, pour apprendre par exemple au public à bien lire des documents économiques fondamentaux de la Bourse ou du bilan d’une entreprise. Dans cet effort, la référence doit toujours être le « lecteur moyen italien » (Q6, §126).


Bibliographie

Sources primaires, textes de A. Gramsci

(les abréviations utilisées dans le texte sont indiquées à la fin de chaque référence)

 

CPC, La costruzione del Partito comunista, 1923-1926, Turin, Einaudi, 1971.

ON, L’Ordine Nuovo, 1919-1920, Turin, Einaudi, 1955.

Q, Quaderni del carcere (4 vol.), Turin, Einaudi, 2015.

Le numéro du Cahier en question (ex : Q24), le paragraphe (§35), permettant de retrouver les références, avec les dates indicatives de rédaction.

SF, Socialismo e fascismo, 1921-1922, Turin, Einaudi, 1966.

SG, Scritti giovanili, 1914-1918, Turin, Einaudi, 1958.

SLM, Sotto la Mole, 1916-1920, Turin, Einaudi, 1960.

 

Littérature secondaire

 

Pasolini P.-P., 1972, Empirismo eretico, Milan, Garzanti.

Auteur·e·s

Anthony Crézégut

Centre d'histoire de Sciences Po Institut d’études politiques de Paris

Citer la notice

Anthony Crézégut, « Gramsci (Antonio) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 30 août 2021. Dernière modification le 11 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/gramsci-antonio.

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