Groupes d’intérêt


 

La science politique a contribué à explorer la question fondamentale de la construction des groupes sociaux. Cette contribution correspond à une tradition de recherche longtemps développée aux États-Unis avec les « groupes d’intérêt » comme concept central qui a supplanté celui de groupe de pression. L’enjeu épistémologique est le suivant : pouvoir faire état des différentes formes de relations que des groupes entretiennent avec les pouvoirs publics au nom de leurs membres. Dans cette perspective le « lobbying » est analysé comme une des pièces de leur répertoire contemporain d’action collective. Le concept d’intérêt y a reçu une acception particulière avec pour objectif d’insister sur le fait que ces groupes découvraient, entretenaient puis promouvaient un ou plusieurs intérêts considérés comme communs à leurs membres. Ce sont ces membres qui composent le public de ces organisations. Ils ont été l’objet d’une analyse de plus en plus fine des catégories qui le composent ainsi que de leurs attentes, même si ces travaux ont beaucoup trop négligé tout ce que de tels groupes développent pour informer leurs membres, les éduquer, les sensibiliser ou les émouvoir.

Avec cet emprunt aux sciences sociales de la thématique des groupes, cette tradition d’enquête a rapidement isolé une activité : le travail de représentation effectué par une catégorie particulière de membres, le plus souvent des permanents, salariés, bénévoles ou élus. Devenus un axe important de la science politique, ces travaux ont offert un large panorama sur l’inégale capacité des groupes à parler au nom de leurs publics. Ce panorama a permis de saisir le continuum que prennent des publics dans une société (sectoriels, intersectionnels, territoriaux, nationaux…). Le résultat de cette fresque permet d’insister sur le fait que des publics sont plus difficiles que d’autres à mobiliser (les dominés, les « sans » voix, etc.) pendant que d’autres sont plus difficiles à représenter collectivement (les chômeurs). À partir de là, cette recherche a élaboré une critique du système démocratique en soulignant un de ses biais qui aboutit à ne pas entendre des publics pourtant représentés (Schattschneider, 1960).

En dressant ce panorama, ce courant de recherche s’est heurté à la question de la nomenclature de plus en plus dense d’organisations (des associations aux syndicats en passant par les entreprises) qui agissent auprès des pouvoirs publics. À l’issue des mobilisations de la fin des années 1960, des chercheur.e.s ont alors repris le concept de groupes d’intérêt pour insister sur le fait qu’une nouvelle catégorie agissait dans le champ politique : ceux/celles qui défendent une « cause » au nom de tous et non plus un intérêt au nom de certain.e.s. Les « public interest groups » (Pig) correspondent, pour leurs auteurs, à la nécessité de comprendre une nouvelle modalité de la représentation qui passe beaucoup plus par un discours « tout public » que par la seule défense d’intérêts « catégoriels ». De l’enfance à la pauvreté en passant par la faim dans le monde ou la lutte contre l’exclusion, les Pig ont ajouté des causes à la panoplie des intérêts défendus au nom d’un nouveau public, celui de l’ensemble des citoyens. Cette tradition de recherche permet donc d’ouvrir sur la variété des publics représentés dans les systèmes pluralistes pour souligner, une nouvelle fois, à quel point ces systèmes entendent et rétribuent très inégalement les publics au nom desquels d’aucun.e.s parlent, négocient ou revendiquent.

 

Les institutions politiques et leurs publics

En France, les sciences sociales impliquées dans l’étude des groupes d’intérêt ont traversé nombre de débats. Globalement, en discutant de la pertinence d’un système de représentation des intérêts ou en s’insérant dans la controverse autour de désaffection des citoyens pour la politique, historiens, juristes, sociologues et politistes ont insisté sur le fait que des publics n’existaient qu’à la condition d’être mobilisés lors d’une action collective auprès des pouvoirs publics.

L’approche des groupes d’intérêt contribue ainsi à sa manière à explorer « l’effet d’oracle » formulé par Pierre Bourdieu (1984) pour comprendre la contribution politique des représentants. Ils fixent ainsi la forme du public, le nomment, le quantifient, lui confèrent des frontières et contribuent à entretenir ou à tenter de modifier les représentations collectives que les autres catégories sociales, dont les dominants, ont intériorisées. Les politiques publiques peuvent alors s’emboîter avec leurs publics : des usagers défendus par des associations contestent la présence d’autres usagers (des associations de riverains, de propriétaires contre des associations d’usagers de la route, des établissements culturels, etc.) ou demandent à ce que des « professionnels » adaptent leur production industrielle à la vie urbaine ou rurale. Cette fabrique institutionnelle des publics présuppose également une compétence, celle qui permet de composer une stéréotypée valorisée par ceux/celles qui y croient et s’y reconnaissent. À la manière d’artistes qui mettent en forme ce que les autres ne perçoivent pas, le public n’est pas uniquement façonné symboliquement par les rumeurs ou les critiques des catégories dominantes : il repose sur les savoir-faire des agents qui prennent la parole en son nom, en sa présence ou non. Dépositaires d’une compétence aussi esthétique que politique, ces agents réalisent la mise en forme des traits caractéristiques de telle catégorie d’individus (ce que Rogers Brubaker dénomme la groupalité), en même temps que la structuration d’un réseau d’organisations, d’interconnaissances et de sociabilité (ce que Charles Tilly – 1978 – conçoit comme la « catnet »). Grâce à cette activité « normale de la politique » qui consiste à « convaincre que les gens ne font qu’un » (Brubaker, 2001 : 84), les permanents, ces professionnels formés en dehors du groupe, dotés des ressources permettant de porter la parole dans l’espace public, reçoivent la mission de convaincre les détenteurs du pouvoir au sujet des problèmes rencontrés par un public.

 

Les publics et leurs membres

Ces débats des années 1970 sur les Pig ont également engagé la recherche dans l’exploration d’une autre typologie, celle qui permet de préciser les catégories de membres qui composent ces publics. Il en ressort qu’un groupe d’intérêt n’est pas la seule addition de personnes qui ont acquitté officiellement leur droit à adhérer. Avec cette conception (est membre celui qui adhère juridiquement), la première catégorie composant un public est classique. Qui dit public, dit cotisation ou droit d’entrée. À partir de cet acte, on insiste, en fonction des groupes sur le rôle du militant, du bénévole, des salariés, des fidèles ou des syndiqués. Pour autant, les systèmes pluralistes étant confrontés à l’individualisme et à sa traduction en termes de désaffection et de désengagement, les chercheurs ont alors porté leur attention sur de nouveaux membres qui, faute d’adhérer, soutiennent une cause. Les « mécènes » (Walker, 1991), par leurs apports de crédits financier et symbolique, deviennent parfois une des marques caractéristiques d’une cause (Pierre Bergé – 1930-2017 – en a été une figure exemplaire) sans pour autant côtoyer le public mobilisé.

À côté des mécènes, une autre catégorie de membres altruistes est composée des donateurs. Nombreux, ils soutiennent épisodiquement une cause et n’ont ni le capital économique ni les autres ressources des mécènes. En achetant des produits dérivés ou en répondant aux campagnes de collecte de fonds, ils permettent de financer les causes les plus diverses sans être des membres au sens classique du terme. Enfin, une dernière catégorie de membres, les « institutionnels », montre tout ce qui sépare le public du groupe représenté de ces membres « de droit ».

Avec cette nouvelle typologie des membres, l’attention des chercheurs a pu se porter sur tout le « personnel de renfort », selon l’expression d’Howard S. Becker (1982), qui est impliqué dans la satisfaction des attentes des publics. Les donateurs y prennent une place centrale et ne sont pas des citoyens comme les autres. L’enquête de Lawrence S. Rothenberg sur Common Cause (1992) précise qu’ils ne sont que 4 % des adhérents, plus âgés et plus installés socialement (plus mariés que célibataires). Au-dessus d’eux, les dirigeants monopolisent la fabrique des demandes adressées aux pouvoirs publics et bénéficient du capital de notoriété qui fonde également leur légitimité auprès du public. En dessous d’eux, la nébuleuse du public des membres bénéficie des rétributions les plus fréquentes mais les moins valorisées : celles qui sont tirées de la camaraderie, du plaisir d’être et d’agir ensemble ou de la notoriété personnelle dans le groupe. Pour les fidéliser, le personnel de renfort dispose de la classique dichotomie entre rétributions symboliques et rétributions matérielles dont nombre de travaux de sciences sociales ont montré à quel point elles jouaient le rôle de conditions nécessaires mais non suffisantes. À ce stade, de nombreux terrains restent à observer pour comprendre comment ces membres passent du statut de groupe représenté à celui de public présent et agissant. Qui dit groupe d’intérêt dit en effet spectacles, congrès, foires, salons, dîners-débats, meetings, etc. Autant de rites où des représentations sont produites pour ces publics qui, en ces occasions, deviennent enfin acteurs.

 

La mythologie du public des citoyens

Les publics ainsi représentés et divertis pourraient laisser penser que les systèmes politiques offrent des biens politiques à ceux qui en expriment la demande. C’est ici qu’interviennent deux correctifs à ce schéma. Le premier souligne que le public est parfois uniquement représenté et ne renvoie à aucune population « réelle ». Le second alerte sur le fait que si de nombreux publics sont mobilisés, peu sont entendus car leurs demandes ne sont pas systématiquement perçues comme légitimes.

La définition des Pig (Berry, 1978) précise que les biens politiques obtenus par ces groupes ne bénéficient pas en exclusivité au seul public représenté ou mobilisé. C’est même la caractéristique des Pig que d’offrir à tous les citoyens les retombées de la mobilisation effectuée. De là à en retenir que la société civile retire le bénéfice de l’action des ONG alors qu’elle est menacée par l’action des groupes d’intérêt, il n’y a qu’un pas qu’une doxa a forgé. La langue utilisée par les permanent.e.s des ONG a corrigé le vocabulaire des groupes d’intérêt en substituant à la représentation le « plaidoyer » (Ollion, 2015). Dans cette nouvelle langue, les publics intéressés bénéficient des retombées du lobbying là où le public des citoyens attend celles des plaidoyers. Nous sommes ici au cœur de la sociologie des controverses avec les groupes d’intérêt et les institutions comme acteurs et « le » citoyen comme seul public légitime. Parfois, ce citoyen devient purement rhétorique et les Pig ont engendré une nouvelle forme d’organisation qui « plaide » de nombreuses causes sans avoir de citoyens comme membres.

Le « plaidoyer » étant la forme légitime d’expression des intérêts des citoyens, il est souvent soutenu, par certains leaders politiques notamment, que l’intérêt général est battu en brèche par l’influence des milieux d’affaires, des corps intermédiaires ou d’autres forces occultes. Formulée en termes moins alarmants, cette conception renvoie à la question de la sensibilité des élites politiques. À quel public va leur écoute ? La réponse à cette question est double.

Un premier pan s’inscrit dans la continuité de la conception de Charles Tilly (1978) et précise que les publics sont d’autant plus légitimes que les formes investies pour les représenter le sont. Le primat va alors à l’usage de l’écrit et à l’expertise la plus scientifique possible, ainsi qu’au respect des conventions en vigueur dans le champ politique. En les combinant, cela produit une logique « censitaire » dans les systèmes représentatifs où la prime va au mieux disant et non aux plus riches. L’autre explication renvoie à la théorie sociologique des homologies. Les élites politiques satisferaient avant tout ceux qui sont leurs homologues dans la société (Courty, Gervais, 2016). Cette homologie structurale fonctionne d’autant mieux que les métiers de la représentation des intérêts sont inscrits dans les logiques du métier politique. Ils jouent le rôle de débouchés pour les collaborateurs politiques ou de position de repli pour certains élus lors d’une défaite. Cette homologie tire une autre part de sa force de l’origine sociale de ces deux corps de la représentation. En politique comme dans les secteurs de la société, ceux qui font métier de représenter sont issus des catégories dominantes ou, pour ceux qui sont en phase de mobilité sociale ascendante, ils ont acquitté leur droit d’entrée dans ces catégories en passant par les cycles d’études supérieures requis (les écoles du pouvoir, dont Sciences Po).

Les systèmes politiques pluralistes ont donc engendré un nouvel intervenant dans la transmission de l’information entre les citoyens et les détenteurs du pouvoir. En plus des militants et des journalistes, il faut maintenant compter avec les représentants d’intérêts, cette nouvelle figure de ceux que l’on considère trop rapidement comme des porte-parole de publics intéressés par un aménagement législatif en leur faveur.


Bibliographie

Becker H.S, 1982, Les Mondes de l’art, trad. de l’anglais par J. Bouniort, Paris, Flammarion, 1988.

Berry J. M., 1978, « On the Origins of Public Interest Groups: a Test of Two Theories », Polity, 10, 3, pp. 379-397.

Bourdieu P., 1984, « La délégation et le fétichisme politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 52, 1, pp. 49-55. Accès : http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1984_num_52_1_3331.

Brubaker R., 2001, « Au-delà de l’“identité” », trad. de l’anglais par F. Junqua, Actes de la recherche en sciences sociales, 139, 1, pp. 66-85. Accès : http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_2001_num_139_1_3508.

Courty G., Gervais J., 2016, « Les représentant.e.s d’intérêt et la campagne présidentielle de 2012. Rapports au politique et formes de coopération avec les candidat.e.s », Politix, 1, 113, pp. 117-139.

Ollion É., 2015, « Des mobilisations discrètes : sur le plaidoyer et quelques transformations de l’action collective contemporaine », Critique internationale, 2, 67, pp. 17-31.

Rothenberg L. S., 1992, Linking Citizens to Government. Interest Group Politics at Common Cause, Cambridge, Cambridge University Press.

Schattschneider E. E., 1960, The Semisovereign People. A Realist’s View of Democracy in America, New York, Rinehart and Winston.

Tilly C., 1978, From Mobilization to Revolution, Reading, Addison-Wesley Publishing Co.

Walker J. L., 1991, Mobilizing Interest Groups in America. Patrons, Professions, and Social Movements, Ann Arbor, The University of Michigan Press.

Auteur·e·s

Courty Guillaume

Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales Centre national de la recherche scientifique Université de Lille

Citer la notice

Courty Guillaume, « Groupes d’intérêt » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 24 octobre 2017. Dernière modification le 14 mars 2022. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/groupes-dinteret.

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