Icônes


 

Dans le christianisme, le terme icône renvoie à la représentation d’une scène ou d’un personnage de l’histoire chrétienne. Cette définition, limitée aux seules qualités visuelles des images, ne doit pas faire perdre de vue la variété des pratiques et des conceptions qui leurs sont associées. L’invention des icônes, leur stabilisation théologique, leurs transpositions juridiques et politiques ainsi que leurs mobilisations citoyennes et artistiques sont le produit d’histoires croisées (Werner, Zimmerman, 2003). Ces histoires concernent l’édification des théories de la représentation aussi bien que la structuration des espaces publics contemporains. Loin d’être figées, ces « images-objets » (Baschet, 1996) sont susceptibles de déplacements : elles circulent d’un monde à l’autre, agrégeant autour d’elles des publics qui mettent en acte des conceptions distinctes de la performance des images. Ces déplacements requièrent la vigilance des chercheurs qui souhaitent observer et décrire la vie sociale des icônes : ne pas essentialiser ces images s’impose alors comme un enjeu méthodologique pour comprendre comment la définition de ce qu’elles sont – ou de ce qu’elles devraient être – varie selon les collectifs qui s’en emparent et la façon dont ils s’en saisissent. Considérer les icônes de la sorte implique alors de ne pas se limiter aux usages rituellement prescrits, pour mieux porter attention à leurs conditions de production, de circulation et de réception à l’intérieur comme à l’extérieur des institutions religieuses.

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Qu’est-ce qu’une icône et selon qui ?

Définir ce qu’est une icône, c’est poser un problème préalable de cadrage, les compétences attribuées à ces images étant fonction du parti descriptif adopté. Voyons tout d’abord le point de vue d’André Grabar (1896-1990) qui institua l’analyse de l’iconographie chrétienne byzantine dans le champ de l’histoire de l’art : « Les byzantins autrefois désignaient par le mot icône toute représentation du Christ, de la Vierge, d’un saint ou d’un évènement de l’histoire sainte, que cette image fût peinte ou sculptée, mobile ou monumentale, et quelle que fût la technique utilisée » (Grabar, 1953 : 187).

Photographie par Dimitris Vetsikas. Source : Pixabay

Photographie de Dimitris Vetsikas. Source : Pixabay.

Il ajoute que « l’Église orthodoxe moderne applique de préférence le terme d’icône aux peintures de chevalet (à l’exception des peintures monumentales et des miniatures) et c’est le sens qu’on lui donne en archéologie et en histoire de l’art. » (ibid.) Cette définition est représentative du regard que l’histoire de l’art et l’archéologie byzantine ont classiquement porté sur les icônes, pour identifier des styles, situer chronologiquement des écoles et des bassins de production (Embiricos, 1967). Sous cette grille de lecture, où les images valent avant tout pour leurs qualités formelles, une icône ne serait après tout qu’une peinture sur bois, étroitement délimitée par ses contours : un tableau déconnecté de son espace cultuel de référence. Si bien que ce cadre descriptif échoue à rendre compte de la gamme des usages associés aux images. Lors de leurs manipulations liturgiques, les icônes agrègent un ensemble de pratiques affectives et sensorielles (visuelles mais aussi olfactives ou tactiles). Ces pratiques contribuent à édifier l’expérience des orants (Douyère, 2014) qui touchent, encensent et embrassent les images du dieu et des saints chrétiens, et qui confèrent aux images la qualité d’objet-personne (Heinich, 1993 ; Aubin-Boltanski, 2012) ou de quasi-personne (Grimaud, Taylor, 2015). C’est en ce sens que les anthropologues parlent parfois d’agency pour désigner les situations où des objets, traités comme s’il s’agissait de personnes, manifestent une certaine capacité d’agir et, par là même, une certaine compétence à interragir avec les êtres humains (Gell, 1998). Cette capacité – reconnue ou supposée – des images à affecter ceux qui en font l’experience conduit à mettre en énigme le passage crucial de la représentation à la présentation (Freedberg, 1989). Car, concernant les manipulations liturgiques des icônes, tout se passe comme si le rapport signifiant/signifié, qui fonde la représentation, se déplaçait (en certaines circonstances et suivant certaines conditions) vers une relation d’identité – la divinité faite image devenant, en quelque sorte, inhérente au médium qui en supporte la figuration (Belting, 2005). La difficulté descriptive tient ici à l’impossibilité de rendre compte de ce vacillement sous son seul aspect formel. Il faut alors procéder par induction en repérant les implémentations – d’ordre liturgique, juridique, artistique, politiques ou cognitif – qui concourent à instituer, organiser et réguler localement l’autorité des images.

 

L’économie byzantine de l’image

L’histoire des usages dévolus aux icônes fournit des clés de lecture pour comprendre les pratiques et les théories liées aux images à la lumière des controverses dont elles sont héritières. Dans son projet de borner l’histoire de l’art et d’en éprouver les limites, Hans Belting (1989 ; 1990) observe les fonctions et les pratiques dévolues aux images dans les sociétés chrétiennes post-antiques et médiévales. Il distingue ainsi l’image chrétienne selon qu’on la considère avant ou après la crise iconoclaste que connut Byzance au VIIIe siècle. Cette querelle, qui peut être interprétée comme une période de requalification des codes iconographique établis (Christin, 1991), est aussi révélatrice des fondements de l’économie byzantine de l’image. Selon Marie-José Mondzain (1996), cette économie s’adosse à la réponse des théologiens iconodoules aux accusations d’idolâtrie que leur avaient adressées les iconoclastes. Comme le relève le théologien orthodoxe de l’image Leonid Ouspensky (1902-1987), les arguments soulevés par les iconoclastes vont au-delà de la simple défense des interdits de représentation de l’Ancien Testament, l’essentiel du débat portant sur la christologie et, plus spécifiquement, sur les acquis du concile de Chalcédoine (451) qui pose les bases d’un changement de personne divine de référence. Ce concile, qui avait pour enjeu de statuer sur la nature du Christ, avait abouti à la formulation du dogme éponyme spécifiant que la personne du Christ réunit « sans mélange ni division la nature humaine et la nature divine ». Selon les conceptions iconoclastes, « une véritable icône doit être de même nature que celui qu’elle représente, elle doit lui être consubstantielle. En partant de ce principe, les iconoclastes arrivent à la conclusion inévitable que la seule icône du Christ est l’Eucharistie » (Ouspensky, 1980 : 104). Mais face à l’argumentation des iconoclastes, les défenseurs des images avancent que c’est bien la divinité du Christ, et non son humanité, qu’ils vénérèrent devant son icône. La conception chalcédonienne du Dieu-homme émerge alors comme un élément central de l’argumentation iconodoule qui fonde le fonctionnement référentiel des icônes sur la représentabilité de la part humaine du Christ qui permet d’en figurer la personne et, par son intermédiaire, d’accéder à sa divinité. C’est en ce sens qu’il convient de comprendre l’assertion de l’historien Daniel Barbu (1996 : 72) pour qui, tout en reconnaissant une différence de substance entre l’image et son modèle, la théologie byzantine pense l’image comme « une entité transitive selon un genre de relation qui se construit sur la ressemblance au modèle ». Soutenue par Jean Damascène (c. 676-749) et entérinée au second concile de Nicée (787), cette théologie de la ressemblance vient ordonner ces images à une théorie déférentielle (Kaufmann, 2008 : 83) : un agencement théologique qui, « face à l’absence, valorise une positivité du manque non comme de l’irrécupérable mais comme le lieu d’une dynamique de la précédence, de la préséance » (Cheyronnaud, 2002 : 25).

Rendre compte des engagements publics des icônes suppose donc de les considérer comme des entités relationnelles inscrites au centre de pratiques intimes ou collectives en redéfinition constante. Jean-Claude Schmitt relève d’ailleurs qu’il est « bien difficile de faire coïncider suivant une relation univoque les trois termes mis en œuvre par la problématique de Hans Belting : une époque donnée, un type d’image, une fonction exclusive. Il y a en fait à toute époque, de nombreux types d’image ayant chacun une pluralité de fonctions possibles. » (Schmitt, 2002 : 53) De fait, les différentes occurrences du christianisme expriment autour des images des attitudes contrastées qui recoupent l’ambivalence des religions du Livre vis-à-vis des représentations (Goody, 1997 : 23). Passé le schisme de 1054, christianismes latin et byzantin tendent notamment à se distinguer sur la place que l’Église concède à l’artiste. À Byzance, la conception de l’image est affaire de théologie : « aux peintres ne revient en propre que le faire vrai de l’image, la gestion du métier artistique. […] Cela veut dire qu’à l’instar des Écritures saintes, l’image est chose inspirée et que l’artiste doit être envisagé plutôt comme un copiste qui ne contribue à la transmission d’un énoncé que par l’habileté de sa main » (Barbu, 1996 : 79). En occident, au contraire, les carolingiens rejettent l’idée qu’une relation transitive puisse s’établir entre l’image et son prototype. Il s’ensuit que l’image occidentale est laissée à l’invention de l’artiste. Celui-ci est libre d’exprimer l’imaginaire chrétien qui procède d’un dispositif sensoriel et moral, condensé dans la notion d’imago. Dans la culture médiévale occidentale, le terme imago s’applique à trois ensembles de notions : « celui des images matérielles (imagines) ; celui de l’imaginaire (imaginatio), fait d’images mentales, oniriques et politiques ; et enfin celui de l’anthropologie et de la théologie chrétiennes, fondées sur une conception de l’homme créé ad imaginem Dei et promis au salut par l’Incarnation du Christ imago Patris. » (Schmitt, 2002 : 54) Ce dispositif a fourni la matrice aux représentations modernes du pouvoir royal, analysées par Louis Marin (1931-1992 ; 1981 : 12-13) qui lit dans le portrait du roi la présence réelle du monarque. En Angleterre, l’articulation entre christinisme et politique prend une forme remarquable sous la dynastie des Tudors. Pour résoudre la question de la répartition des possessions du monarque, les juristes anglais actuallisent un montage proche de la concéption chalcédonienne de la double nature du Christ. À l’instar du Christ dont la personne agrège sans distinction nature humaine et nature divine, ils avancent que la personne du roi conjugue deux corps : un corps naturel et un corps politique (Kantorowicz, 1957).

Les monarques Tudor, Vitrail de l’hôtel de ville de Rochdale. Source : Géograph.org, David Dixon (CC BY-SA 2.0). La caractéristique la plus impressionnante de la Grande Salle est la série de vitraux qui contiennent une série de portraits des rois et reines d’Angleterre et de Grande-Bretagne avec leurs armoiries royales. La séquence commence dans le coin nord-ouest de la salle avec Guillaume le Conquérant et se termine dans le coin sud-ouest avec Guillaume IV. Ce vitrail représente les trois premiers monarques Tudor : Henry VII, Henry VIII et Edward VI.

 

Au corps naturel sont attachées des possessions privées. Au corps moral sont attachées les choses publiques qui relèvent de la gouvernance du royaume (Gauchet, 1981). Ces adaptations juridiques de la christologie ont encore aujourd’hui des incidences concrètes sur le fonctionnement des démocraties représentatives et sur les rôles que les images exercent dans les débats citoyens. Le travail d’Ernst Kantorowicz (1895-1963) est d’ailleurs périodiquement convoqué pour commenter la vie politique française. Lorsqu’en septembre 2019, des militants écologistes décrochent le portrait du président de la République pour l’interpeler sur l’urgence climatique, l’éditorialiste d’un quotidien français rappelle que ce portrait « n’est pas seulement celui d’un homme politique. Il représente le président de la République, c’est-à-dire bien autre chose que lui-même. On se reportera pour l’occasion à l’ouvrage classique d’E. Kantorowicz, les Deux Corps du roi. Le souverain est un être de chair et de circonstances, mais aussi l’incarnation de la collectivité, la référence commune, au-delà de sa politique. » (Joffrin, 2019) Les images chrétiennes, initialement conçues comme support d’adresse au divin, justifieraient donc, encore aujourd’hui, la possibilité d’interpeler à distance les représentants politiques. Notons que ces formes singulières d’adresse ne concernent pas les seules démocraties occidentales : elles s’observent également dans d’anciens États soviétiques, de tradition orthodoxe, où des militantes féministes font un usage parodique des icônes pour relayer leur propre message politique (Salatko 2016). Ces transpositions posent la question de la liberté d’expression dans des espaces publics marqués par des législations contrastées concernant la liberté de création et l’interdit de blasphème.

Le rapport à la liberté de création, d’expression, et à travers elle à l’autorité des images renvoie à des configurations historiques et culturelles mouvantes. Là où la sociologie du christianisme s’intéresse à la réinvention des pratiques religieuses en dehors de leurs lieux institués (Certeau, Domenach, 1974), l’attention portée à la circulation des images montre de son côté en quoi le dispositif cultuel chrétien ne constitue pas un espace clos et univoque. Il est plutôt à comprendre comme réseau traversé par des dynamiques complexes dont l’observation contribue à éclairer ce que Carlo Ginzburg (2013 : 66) a nommé « l’autre face de la sécularisation ». Adopter cette posture, cela revient à prendre au sérieux la difficulté soulevée par Danièle Hervieu-Léger (1986 : 194) qui souligne que « l’élucidation du concept de sécularisation bute sur […] la définition de cette « modernité » qui constitue le champ religieux comme champ séparé et lui assigne, au moins pour partie, la règle du jeu qui s’y joue ». Ce mouvement se manifeste cependant de façon plurielle. Il arrive que l’assignation à la règle soit retournée. Depuis la fin des années 1980, des accusations de blasphème surviennent dans des contextes politiques et culturels d’une grande hétérogénéité. Ces accusations, qui sont formulées par des groupes ou des dignitaires religieux, visent des productions de caractère artistique ou culturel, mais également leurs auteurs et, parfois, les intermédiaires qui en accompagnent la publicisation. Les scandales liés à la publication, en 1988, des Versets Sataniques du Coran de Salman Rushdie et à la sortie, la même année, de la Dernière Tentation du Christde Martin Scorsese en constituent les augures parmi les mieux documentés. En se fondant sur ces affaires, Jeanne Favret-Saada (1992 ; 2007), puis d’autres chercheurs à sa suite (Roussin, 1998), ont proposé une approche processuelle du blasphème décrit comme le produit d’une grammaire de l’accusation (Gonzalez, Kaufmann, 2016 : 65). Car ces affaires firent et continuent de faire écho dans les mondes religieux et artistiques aussi bien que dans les débats politiques. Bien entendu, la porosité des mondes artistiques et religieux, tels qu’ils s’organisent autour des images, ne se réduit pas aux casus belli qui opposent parfois institutions religieuses et culturelles (Scheffler, 1992 : 53). Au programme de commande d’« art sacré » naguère porté par des ecclésiastiques, tel Marie-Alain Couturier (1897-1954 ; voir Rinuy, 2008), succède désormais une tendance de certains artistes à produire des œuvres référées au christianisme (Grenier, 2003). Mais l’appréciation de ces œuvres appelle parfois des réactions dont la portée dépasse l’intention de l’auteur ou du commanditaire (Douyère, Dufour, Salatko, 2016). L’exemple suivant illustre comment des références ambivalentes aux monothéismes se constituent autour du domaine de l’art contemporain. Le matin du 2 septembre 2015, les régisseurs du Parc du Château de Versailles découvraient que l’œuvre Dirty corner du plasticien britannique Anish Kapoor avait été recouverte d’inscriptions à connotations chrétiennes, nationalistes et antisémites. Par décision de justice, les inscriptions furent masquées. Mais quelques jours plus tard l’œuvre était recouverte d’une nouvelle inscription : Respect Art as U Trust God. Cette inscription indique que les formes d’appréciation liées au domaine de l’art contemporain sont à même de polariser des jeux de référence inattendus. Car c’est bien une divinité qui se trouve ici convoquée dans le périmètre, en apparence réservé, des pratiques artistiques. Loin d’être anecdotique, ce cas permet d’observer que les frontières balisées par l’histoire de l’art et la sociologie des religions sont plus perméables qu’il n’y paraît. La question se pose alors de comprendre comment les sciences sociales se constituent elles aussi comme public des images pour en proposer un programme de description.

 

Usages descriptifs des théories de la performance

Depuis les années 1980, les interrogations portant sur les images, les modalités de leur confection et de leurs usages, se déploient au croisement de plusieurs traditions de recherche. Dans la ligne des travaux précurseurs d’Aby Warburg (1866-1929), l’anthropologie et la philosophie de l’expérience visuelle établissent que les processus de connaissance et de reconnaissance des images ne se réduisent pas à l’expérience du tableau. Ces travaux sont lourds d’implications : en matière d’engagement ethnographique, il serait illusoire de tenir le chercheur qui travaille sur les images et leurs usages pour un « pur-spectateur », détaché de la situation dont il entend produire une description (Boltanski, 1993 : 65). Une scène décrite par l’historien Pierre-Olivier Dittmar (2016 : 169-170) permettra de préciser le problème en repérant comment différentes théories de l’image s’enchâssent dans des jeux de description à géométrie variable. Cette scène « se déroule le 15 août 2010, dans l’ancienne cathédrale de Tbilissi, capitale de la Géorgie. Dans le fond de l’église, mon regard est attiré par deux femmes, sans doute une mère et sa fille, qui se tiennent devant une icône. La plus âgée, avec son téléphone portable, filme une à une les petites scènes qui se trouvent autour de l’image principale. Toutes les deux pleurent. Frappé par cette scène, et bien qu’un peu gêné, je me décide à la photographier. Le pope, ou du moins un religieux attaché à l’église, m’interrompt à haute voix, me rappelant qu’il est interdit de prendre des photos dans l’église. Que faisaient ces femmes ? Où commence et où s’arrête la photographie dans ce cas ? Dans la fraîcheur de ces vieux murs, j’ai le sentiment confus qu’une pratique émerge et met en crise ce que je savais de la photographie. » (ibid.) Cette crise de représentation illustre comment une même image peut agréger des engagements pluriels. Car ici, les acteurs en coprésence ne s’accordent pas sur la définition de ce qu’est ou de ce que devrait être une photographie, pas plus qu’ils ne s’accordent sur le sens à donner à l’image qui est au centre de leur attention. Pour décrire cette situation quatre conceptions de la performance des images peuvent être mobilisées : agentivité, performativité, puissance et efficacité (Bartholeyns, Dierkens & Golsenne,2009 : 24-25). Les deux femmes affectées par l’image semblent agir selon une conception de l’agentivité qui « relève de l’attribution d’une vie à l’image élue par la divinité » qu’elle contemple et qui semble les affecter en retour (ibid.). L’historien, qui photographie cette scène comme pour documenter un acte d’image, semble y voir l’indice de la performativité de l’icône (ibid.). Quant à l’intervention pour le moins paradoxale du recteur de la cathédrale, elle s’apparente à un rappel à la règle : photographiée, l’image « n’est que représentation » mais rapportée aux actions supposées de son référent, elle manifeste la puissance de la personne ainsi présentée (ibid.). À ces différentes « façons d’aborder la performance des images », on pourrait adjoindre l’efficacité, en imaginant la félicité de l’iconographe qui, ayant confectionné cette icône, constaterait la conformité entre « l’effet produit par l’image et l’intention qui a présidé à sa conception » (ibid.). Bien entendu, les hypothèses suggérées par cet exemple sont loin d’épuiser la variété des régimes de référence possible (Goodman, 1990 : 16-34). On en retiendra surtout que les théories de la représentation et de la performance ne sont pas le propre des sciences sociales. Pour les acteurs qui y recourent, elles sont aussi des appuis où fixer localement le sens des images et leur assigner, ou non, des propriétés relationnelles.

 

Une anthropologie des configurations spectaculaires.

Les sciences sociales n’ont donc pas le monopole des théories de la référence. Non qu’il faille se résoudre à y renoncer, ces dernières sont davantage à comprendre comme des ressources que les êtres humains – chercheurs inclus – convoquent, dans l’encours fluctuant des situations, pour attribuer aux images certains types de compétence ou de disposition – en l’occurrence dire d’une image qu’elle peut ou ne peut être photographiée, ce qui revient à la soustraire à un certain type de regard, à lui attribuer un certain mode de publicité, etc. Analyser les compétences publiques attribuées aux images, c’est alors décrire les relations qui se nouent autour d’elles. Comme le relève M.-J. Mondzain (2013 : 240), « à partir du moment où l’on reconnaît la fonction instituante des opérations imaginales pour qu’advienne un sujet parlant et libre, le problème est celui que posent les différents régimes de la vision dans leur relation à l’exercice des dominations. Qui fait voir quoi et à qui ? ». On peut alors parler de configuration spectaculaire pour désigner le rapport de déférence qu’entretiennent deux êtres ou images situés sous le regard d’un tiers (Douyère, Gonzalez, 2020), ce dernier pouvant manifester une distance ou un engagement plus ou moins marqués vis-à-vis de la scène qu’il contemple. Les deux êtres situés dans un tel rapport peuvent appartenir au même monde, par exemple un chrétien s’adressant à une icône du dieu chrétien. Mais ils peuvent aussi appartenir à des mondes distincts : par exemple, des militantes anticléricales s’adressant à cette même image mais en parodiant les gestes et les énoncés de la pratique chrétienne (Salatko, 2018). Quant au tiers observateur ou spectateur, il ne partage pas nécessairement le ou les systèmes de référence ainsi mis en actes. Si bien que la scène observée peut susciter, y compris dans ses relais médiatiques, l’adhésion aussi bien que l’indifférence ou la réprobation.

Il serait donc mal avisé de restreindre la notion d’icône à une acception cultuelle ou de voir dans ces images l’illustration d’une unique théorie de la représentation. De même que la mise en contraste des icônes des saints et des images des stars est utile pour penser le récit hagiographique comme « terre d’élection de la longue durée » (Schmitt, 1983 : 9), l’examen des conversions des pratiques iconiques, permet d’interroger la situation, toujours mouvante, des images dans la sphère publique (Gunthert, 2018). Historiciser les destins des icônes en régime pluraliste, aujourd’hui, c’est aussi scruter les devenirs numériques des images et interroger les façons dont s’y (re)jouent les liens entre virtualité et matérialité (Bondaz, 2012). Autant de perspectives pour une approche pragmatiste des images, attentive aux savoirs situés qui encadrent leurs manipulations publiques, plutôt qu’aux théorisations à visée universelle qui en régiraient toujours déjà la signification.

 


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Auteur·e·s

Salatko Gaspard

Centre Norbert Elias Centre national de la recherche scientifique Aix-Marseille Université École des hautes études en sciences sociales

Citer la notice

Salatko Gaspard, « Icônes » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 14 janvier 2021. Dernière modification le 22 février 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/icones.

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