Identité générationnelle


 

Les médias aiment le mot génération et en abusent. S’il est évidemment artificiel et généralisant de parler d’une génération « Mitterrand » ou d’une génération « glisse » pour évoquer des êtres humains doués d’épaisseur culturelle et de grande diversité, l’homogénéité véhiculée est plus symbolique que sérieuse. Le mot clé est là pour appuyer un point commun, souligner un trait notable au sein d’un public par ailleurs hétérogène. La volonté de s’adresser aux « millennials », dernière génération en date médiatiquement formulée, alimente quantité d’enquêtes dans le but de les cerner, pour mieux les toucher. Mais, à la lecture de ces enquêtes, on se demande rapidement si l’on nous parle des profils et attentes d’une génération ou de la jeunesse dans son ensemble…

Au-delà de l’âge et du cycle de vie, une génération est un repère temporel (filiations) et un marqueur culturel qui peut révéler une conscience collective affirmée. Mais elle peut aussi être abordée comme un artefact, instrumentalisé, notamment par les médias, dans le but d’opposer schématiquement des sujets nouveaux (vecteurs de mutations dans un monde accéléré) et des sujets anciens (acteurs de résistance face à un héritage bousculé). Le mot devient également un adjectif qualificatif pour circonscrire l’identité générationnelle, au même titre que les identités professionnelle, culturelle, sexuelle… Est-ce un abus d’imaginer que nous puissions nous sentir appartenir à une génération spécifique ? L’année de naissance (et non l’âge) peut-elle influencer l’identité ? Si cette dernière est mouvante, peut-elle néanmoins conserver une empreinte générationnelle ? Si oui, cette empreinte, partagée avec ceux qui ont vécu une enfance et jeunesse à la même période, distinguera-t-elle les individus des autres cohortes générationnelles ? De ce fait, est-ce la construction médiatique ou la réalité sensible qui permet aux individus de se raconter ? En nous appuyant sur l’approche générationnelle et ses limites, nous ouvrons ici des pistes de réflexion.

 

Approche générationnelle de l’identité : ce qui forge une génération

Au sens socio-historique, ce qui forge une génération est moins une cohorte de naissance qu’une communauté de valeurs et d’expériences, de représentations, attitudes et sensibilités – même si cette matrice se retrouve plus facilement au sein de groupes d’âge proche (contemporanéité). Les valeurs ou modes de vie attribués à une génération (historiquement située) peuvent ne pas être présents chez tous les membres de celle-ci et se retrouver dans une part de la génération qui suit ou précède ou réapparaître après un saut générationnel. Néanmoins,

« une trame collectivement vécue, qu’elle soit historique (Seconde Guerre mondiale), socio-politique (Mai 68), économique (crise, chômage de masse), sociale (augmentation du nombre de divorces), éducative (modèle éducatif plus permissif et négocié, scolarité prolongée) ou technologique (mise sur le marché rapide et forte diffusion de nouvelles technologies) marque une génération » (F. Abrioux, B. Abrioux, 2012 : 95).

Ainsi se constituerait une sorte d’« habitus générationnel » comme le nomme Gérard Mauger (2013), pour qui la sociogenèse des générations passe par les transformations des cadres de socialisation (état du système scolaire, du marché du travail, des formes d’encadrement) qui engendrent des « modes de génération » spécifiques, ou par un fort événement fondateur. Les générations dites « remarquables » le sont du fait de l’expérience aux mêmes âges d’événements mémorables (guerres, révolutions, crises) ou de métamorphoses saillantes des modes de socialisation qui entraînent une fragilisation de la transmission (crise de la reproduction), générant une discontinuité avec le passé. Le sentiment d’appartenance à une (autre) génération qui se dégage alors des individus eux-mêmes, crée une identité de génération. Sans lui, la génération reste potentielle, elle ne devient effective qu’avec cette conscience de génération (Mannheim, 1928) qui habille ses membres d’une facette identitaire partagée, s’articulant à celle familiale et individuelle. Expériences biographiques (vécu et parcours de vie) et historiques (l’air du temps) se lient dans la constitution d’une génération. Constater que les nouvelles générations ne mettent plus forcément de noms sur certains de nos héros et prennent pour acquis ce que leurs aînés ont pu combattre ou gagner, permet de prendre la mesure du temps qui passe. Les cadres normatifs et référentiels sont toujours associés à l’époque qui les a vus naître, à certaines générations donc.

Au-delà de toutes leurs différences, un événement fort réunit les jeunes gens du moment qui vieilliront avec ces traces (effet générationnel), quand bien même tous n’auront pas vécu et pensé de la même façon ces expériences (Préel, 2006). Si l’influence d’une époque se ressent à tout âge, c’est au moment des jeunes années qu’elle est estimée la plus entière. La jeunesse est prise comme un cycle de vie particulièrement sensible aux mouvances du temps (imprégnation puissante, ouverture aux nouveautés, phase de formation) (Attias-Donfut, 1989). Pour François Bégaudeau et Joy Sorman (2010 : 66), le jeune est branché sur ce qui émerge : « Antennes dressées, il capte le monde, les soubresauts d’une tendance destinée à contaminer le grand nombre ». La puissance des socialisations horizontales au moment de l’adolescence accentue par ailleurs une culture générationnelle prononcée qui distingue des aînés.

Cette acception du concept de génération socio-historique présente plusieurs limites.

 

Deux poids deux mesures, célébrités générationnelles

En premier lieu, elle laisserait nommer et repérer certaines générations « fortes » mais pas d’autres. La génération dite « X » (personnes nées entre 1960 et 1980 – Strauss, Howe, 1991) est intéressante en tant que cohorte passerelle entre deux notables mutations symbolisées par deux autres jeunesses que la sienne (Pecolo, 2016). Vecteur discret d’un après (les bruyants baby-boomers, porteurs d’une révolution idéologique, de la naissance d’une culture jeune, du plein emploi et de l’explosion scolaire) et d’un avant (les fracassants Y, porteurs d’une révolution technologique, de la culture numérique, de la généralisation de la précarité et de l’explosion des diplômes), elle est loin d’être nettement profilée et médiatiquement relayée comme le sont les deux autres. Les médias la qualifient de « post 68 » ou de « génération 69 », dénommée sur la base d’une autre qu’elle-même. Cette génération n’est pourtant pas que « fille et mère de », elle pose son sceau propre en passant aux rayons X, au même titre que toutes les générations, la société. À la croisée des chemins, calés entre deux célébrités générationnelles, entre deux cycles de vie (la jeunesse et la vieillesse actuelles), ces adultes contemporains sont un passage entre hier et demain. Ils portent trace de l’héritage de leurs parents et des cultures émergentes de leurs enfants. Génération démographiquement pivot, elle est transition, passage entre modernité (de ses aînés) et postmodernité (de ses cadets).

La plupart des mutations culturelles sont plus lentes que brutales et les générations « exceptionnelles » catalysent des tendances latentes dans les générations pionnières (Donnat, Lévy, 2007). Qualifiée de « précaire », la génération Y (personnes nées entre 1980 et 2000 – Strauss, Howe, 1991) rejoint les « X », première génération dite désenchantée/sacrifiée (Bawin-Legros, 2006 ; Chauvel, 1998). Chaque nouvelle génération perpétue ce que ses aînées ont élaboré, renouvelle ce qui lui a été légué, radicalise des aspirations communes, invente de nouvelles pistes au regard de son contexte de vie et des modalités de son temps. Elles sont moins « mutantes » et en conflit avec les autres qu’héritières. Les transmissions intergénérationnelles, processus de réappropriation et de tri, génèrent toujours une distinction générationnelle, même discrète. Le changement social est aussi fait de ces transformations réservées mais effectives, d’un renouvellement sans heurt des modes de pensée. Être né sous X c’est être un symbole de ces générations silencieuses qui mettent néanmoins en application les remous des générations antérieures et sèment des graines que les suivantes clameront peut-être haut et fort. Les valeurs sont toujours façonnées par plusieurs générations, résultats d’une co-construction intergénérationnelle (Gaudet, 2009).

 

Au-delà du commun générationnel

En second lieu, l’appartenance générationnelle ne peut définir l’ensemble de l’identité d’un individu, marqué par ailleurs par son genre, son milieu géographique, culturel, professionnel. Un commun générationnel n’empêche pas la différenciation intra-générationnelle (Karl Mannheim parle d’« unités de générations » qui ne remettent pas en cause une cohérence interne liée aux préoccupations de la période). À trop vouloir réduire une génération à ses « marqueurs », le risque est fort d’effacer les disparités qui la composent tout comme les ressemblances qui la lient aux autres générations. En opérant de la sorte pour les « digital natives », les médias fabriquent un artefact, instrumentalisé au service de la légitimation des nouvelles formes d’emploi, de management, de communication publicitaire, et d’une représentation guerrière des rapports entre générations (voir la notice « Génération Y » – Bahuaud, Pecolo, 2017).

Potentiel organisationnel et concept marketing plus que réalité sociologique complexe et multiple, la génération Y relève dans ces conditions d’un mythe (Pralong, 2010) façonné par des médias qui eux-mêmes commencent à relayer cette (nouvelle) conviction, agrémentée d’interviews des premiers concernés, conscients de cette stéréotypie et fort critiques à l’égard du tableau affiché jusque-là. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille jeter le bébé avec l’eau du bain car l’identité générationnelle n’est pas que vent et illusion. Ne pas être élevé dans le même creuset culturel et les mêmes situations économiques produit des écarts dans les appréhensions du monde, qui sont dus à des modes de socialisation différents. Avoir grandi en temps de guerre ou de paix, avoir 20 ans en 1960 ou en 2000, établit indubitablement une altérité qui se niche au cœur d’une empreinte identitaire partagée (générationnelle), voisine de toutes les facettes qui composent l’identité d’une personne et font qu’elle est unique. Révolution de mai 68 ou révolutions arabes, émancipation féminine ou reconnaissance des mariages homosexuels, coupe du monde de football 1998 ou festival de Woodstock, les générations sont affaire de symboles, d’identités ressenties et exprimées, et de classifications.

 

Découpages aléatoires

Enfin, les nominations et frontières générationnelles retenues varient fortement selon les chercheurs, leurs domaines et objets d’études. Si au fil des lectures, les mêmes grandes générations structurantes (baby-boomers, X, Y) se retrouvent, il reste que les principes de division et de catégorisation changent. Car les générations doivent être en réalité définies historiquement mais aussi spatialement et socialement, et leur succession posée avec rigueur à l’intérieur d’un champ particulier et circonscrit (générations d’ouvriers de l’automobile aux États-Unis par exemple). Tous les individus situés sur les bornes extrêmes (nés en début ou fin de cohorte formulée) mettent en évidence l’existence d’empiètements et d’hybridations générationnels (Gauthier, 2008). La génération est une entité chronologiquement mouvante, une unité de mesure temporelle variant entre le siècle et la décennie. L’augmentation de la durée de vie tendrait à rallonger les générations tandis que l’accélération contemporaine des mutations culturelles favoriserait une stratigraphie de générations « courtes » – en tout cas leur « mise en mot », notamment par les médias.

Pourtant, le qualificatif médiatique de « génération Z » attribué aux enfants et adolescents d’aujourd’hui ne peut être qu’abusif. Que sait-on de ce qu’ils seront, subiront et feront demain ? Des traces qu’ils laisseront dans l’histoire ? C’est à l’âge adulte et avec le recul que l’on peut véritablement nommer ce qui fonde l’identité générationnelle, ce qui fait « autre » que ceux qui précèdent et suivent, ce qui définit une génération contre les autres. Le caractère rétrospectif de la conscience de génération et son édification en opposition sont centraux (Attias-Donfut, 1988). Les reconstructions a posteriori montrent combien les générations contées sont enjeu de mémoire collective (subjective), de patrimoine générationnel (négocié), de changement social (symbolisé). La génération raconte, mais l’identité générationnelle déployée peut sans doute masquer des erreurs de perspective dès lors que sa visibilité « est parfois davantage affaire d’“activisme” que de représentativité […]. À s’en tenir à une histoire des avant-gardes, l’historien ne risque-t-il pas d’écrire une histoire mythique des générations ? » (Sirinelli, 1989 : 75).

Entre mythe et marqueurs générationnels, la notion d’identité générationnelle est ambivalente. Elle relève autant des symboles culturels et des conditions historiques qui la cimentent que des artefacts réducteurs qui la rendent inopérante, d’une fabrication médiatique susceptible de lui donner une couleur stéréotypée excluant les « autres », que de réels sentiments d’appartenance reposant sur cette conscience d’être le reflet de l’époque qui a vu les sujets grandir. Une génération est une réalité familiale (degrés de filiation) et une construction sociale. Les classements générationnels et les petits noms qui vont avec, devisent sur des tournants, des « avant » et des « maintenant ». Les récits associés conduisent chacun à parler de soi et à faire corps avec d’autres, à prendre place dans l’Histoire quand bien même les jalons générationnels sont flous et relatifs. Sous cette idée d’attache générationnelle émergent une soif de mémoire collective, un besoin de se situer, de lire les passages entre hier, aujourd’hui et demain. Une envie de racines et de souvenirs, une nostalgie du temps qui passe et de sa jeunesse, que les médias et les marques ont bien comprises (Pecolo, Bahuaud, 2016).


Bibliographie

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Strauss W., Howe N., 1991, Generations. The History of America’s Future, New York, Quill William Morrow.

Auteur·e·s

Pecolo Agnès

Médiations, informations, communication, arts Université Bordeaux Montaigne

Citer la notice

Pecolo Agnès, « Identité générationnelle » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 16 octobre 2017. Dernière modification le 21 octobre 2022. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/identite-generationnelle.

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