Images du public des arts et de la culture


 

En 1979, l’artiste photographe canadien Jeff Wall produit un travail portant sur le public de cinéma (Movie Audience), montrant les différents types d’absorption parcourant le public devant un film (enthousiasme, déception, désarroi, sourire…). Il ne présente pas une suite d’images individuelles : il maintient dans l’image la dimension du public. En 2007, Matthias Müller et Christophe Girardet composent une œuvre, Play, en montant des extraits de films hollywoodiens des années 1950 et 1960, permettant de visualiser plusieurs réactions de publics dans un théâtre, une salle de concert, etc., sans que le spectateur de cette œuvre ne voit la scène qui polarise le public. Les personnages-acteurs applaudissent, se tiennent debout, se rassoient, écoutent, s’angoissent, etc., en fonction de ce qui se déroule devant eux.

On comprend bien pourquoi les artistes s’inquiètent de cette question du public des arts et de la culture. Il est moins fréquent qu’ils en fassent la matière de leurs images – parfois à l’intersection des arts, le cinéma inscrivant ses images dans les lieux des arts plastiques : Shadows de John Cassavetes (1958) se déroule au Moma ; dans Vertigo d’Alfred Hitchcock (1958), Kim Novak contemple une œuvre dans un musée ; Musée haut, musée bas de Jean-Michel Ribes (2001) se déroule dans un tel lieu ; une partie de L’amant double de François Ozon (2017) prend place au Palais de Tokyo… Mais de ce fait, il est a fortiori intéressant de repérer quelles images du public sont ainsi présentées par les artistes dans des œuvres.

Dans cette notice on ne se concentre cependant pas sur les représentations du spectateur, sur les modalités singulières du rapport à l’œuvre (Ruby, 2012), mais sur la représentation du public dans les œuvres d’art et de culture, quitte à les muer en document et à les traiter de manière anecdotique. Ici limité à une première exploration, mais susceptible d’être remanié en fonction de la connaissance d’œuvres anciennes et/ou complété au fur et à mesure de la mise en public d’œuvres nouvelles, ce repérage d’œuvres dans lesquelles l’œil de l’artiste saisit un public des arts et de la culture peut être accompli au sein de plusieurs genres artistiques et culturels. Outre les arts plastiques et le cinéma, déjà cités ci-dessus, il conviendrait d’évoquer la littérature, les représentations des auditeurs de concert dans la musique (représentations sonores, par exemple chez John Cage), la vidéo, etc. Pour la littérature, contentons-nous de rappeler, en nous bornant au minimum, que Stendhal, Honoré de Balzac, Ernst Theodor Wilhem Hoffmann (Don Juan) ou Gustave Flaubert (Madame Bovary à l’opéra de Rouen), et Guy de Maupassant (Fort comme la mort) ont procédé à une telle exploration.

Cette notice – non exhaustive – rend des illustrations possibles. Elle est, encore une fois, révisable. Arrêtons-nous principalement sur la peinture représentative, et répartissons les exemples repérés en quatre contributions à l’étude du public : le constat de l’existence du public, la critique des mœurs du public, l’humour à l’égard du public (souvent tourné en ironie de surplomb), les manières de « faire public ».

 

L’existence du public

Un tel repérage de la présence du public dans l’œuvre d’art renvoie aux éléments historiques déterminés par ailleurs concernant la notion de public. Nulle œuvre d’art ne témoigne de la présence d’un public aux œuvres avant le moment moderne.

La période de référence la plus productive dans cette perspective est le XVIIIe siècle, avec par exemple :

  • Gabriel-Jacques de Saint-Aubin (1724-1780) : on doit à cet observateur de la société dans son quotidien des parades dans les rues de Paris, avec tréteaux et foules, mais surtout une Vue du Salon de 1779 (1779, huile sur papier marouflé sur bois, 19 × 44 cm, Paris, actuellement au musée du Louvre), inscrivant le public, un peu indistinct, au cœur de l’émergence de l’idée d’Art.
  • Pietro Antonio Martini (1739-1797) : Le Salon de 1787, au Louvre, présente d’une autre manière, le public entré au Salon, et regardant les œuvres en face à face.

Gabriel-Jacques de Saint-Aubin, Vue du Salon de 1779 (1779).

Pietro Antonio Martini, Exposition au Salon de 1787 (1787).

L’idée de figurer le Salon, mais aussi le public dans les salons ne se tarit pas après la Révolution française. Au contraire, les vues du public s’y font même plus précises, parce que les enjeux sociaux, sans aucun doute, se font plus prégnants (y compris dans le regard des artistes). Il est vrai que « l’entrée du Louvre en est accordée durant tout ce temps au public, tous les jours de la semaine de dix à quatre heures, à l’exception du mardi et du vendredi réservé au beau et grand monde, qui craint de se trouver parmi un public qui n’est point de son niveau. Ces vendredis sont remarquables par la société brillante qui s’y réunit plutôt pour être vue que pour voir les œuvres du pinceau et du ciseau » (Harman, 1825 : 210). Dès lors, ce n’est plus un public qui est esquissé, mais plusieurs. Citons ainsi :

  • François-Joseph Heim (1787-1865) : Charles X distribuant des récompenses aux artistes à la fin du Salon de 1824 (1824), toujours au Louvre (mais il en existe aussi portant sur les Salons de Londres), présentant un public plus discipliné et assistant à des cérémonies de présentation des œuvres.
  • Édouard Joseph Dantan (1848-1897) : Un coin du salon peint en 1880, montrant cette fois le public non pas en groupe, mais dispersé dans les lieux, cette toile faisant jouer subtilement le rapport individuel-collectif. La localisation des personnages est inconnue, puisque l’ordonnancement des œuvres a changé depuis l’époque. La visiteuse de premier plan parcourt le livret, d’autres spectateurs sont disposés ça et là, et la vendeuse du livret se tient en retrait derrière une table.
  • Citons encore la toile d’Albert Maignan, Adagio-appassionato, (1845-1908), figurant le public d’un opéra, l’ensemble se voyant du point de vue d’une loge.

François-Joseph Heim, Charles X distribuant des récompenses aux artistes exposants du salon de 1824 au Louvre (1827).

Édouard Joseph Dantan, Un coin du salon en 1880 (1880).

Albert Maignan, Adagio-appassionato (1905).

Dans ce cadre des musées imagés, les individus adoptent manifestement une conduite « publique », disciplinée. L’image est vertueuse. Le public se compose d’individualités se fondant simultanément dans l’ensemble, au point de passer souvent à l’indistinction (chez Toulouse-Lautrec par exemple, avec ses fonds emplis de chapeaux noirs). Le public est alors présenté comme une unité traitée à partir de conduites acquises et spécifiques (correspondant aux codes et usages du moment). C’est en général cette articulation entre singulier (le spectateur) et collectif (le public) que saisissent les peintres. Cette forme d’interdépendance entre public et spectateur tient au fait que l’artiste saisit dans l’idée d’art un rapport constitutif, celui de l’adresse indéterminée à chacun. Que le peintre ait voulu par là célébrer des valeurs du commun est encore un paramètre qu’il importe d’introduire si l’on veut commenter ces œuvres au-delà de ce qui est prévu ici.

 

Critique du public

En témoignant de la présence du public aux œuvres, les artistes superposent leur commentaire à celui des analystes du public, et notamment à ceux qui distinguent le public « élite » et le public « populaire ». C’est à l’égard de ce dernier que les critiques (méprisantes) sont les plus fréquentes. On y retrouve en images l’idée d’un public inculte, barbare. Mais ce n’est pas sans insister sur sa présence au spectacle, surtout après la Révolution française, comme en une sorte de donnée sociologique de l’extension du public, dans l’esprit de la démocratie en cours d’établissement.

Ainsi en va-t-il de (et de la confrontation entre) :

  • Johan Joseph Zoffany (1733-1810) : artiste allemand, vivant en Angleterre, et proposant une figuration précise de La Tribune des Offices (1772), à Florence, un parterre du public en élite savante, selon la portée de la notion de public au XVIIIe siècle.
  • Louis Léopold Boilly (1761-1845) : ce fin observateur du milieu de l’art ne cesse de frôler la caricature dès lors qu’il s’agit du public populaire. Mais on est passé au XIXe siècle, désormais « le public » c’est la foule de milieux des faubourgs. Outre Le Public regardant le Couronnement de David au Louvre (1810), sur lequel nous reviendrons ci-dessous, il faut consulter le caractéristique L’Entrée du théâtre de l’Ambigu-Comique (1819) et d’autres œuvres assez violentes, critiques en un sens péjoratif, à l’endroit de ce public.
  • Honoré Daumier (1808-1879) : à côté de nombreuses figurations des querelles de théâtre (autour des romantiques), il existe chez lui nombre de caricatures et violences imagées à l’endroit du public populaire : manières de lorgner les danseuses, station devant le guichet du théâtre, loges populaires au théâtre Ventadour, balcon, deuxième galerie, public du Salon, entracte au théâtre, les plus connues étant Au théâtre (rangées de spectateurs souriant), et Le Salon de 1857 (le jour de l’ouverture), la plus violente étant sans doute Le Public du Salon, un jour où on ne paye pas.

Johan Joseph Zoffany, La Tribune des Offices (1772-78).

Louis Léopold Boilly, Le Public regardant le Couronnement de David au Louvre (1810).

Honoré Daumier, Au théâtre (ca. 1856).

Honoré Daumier, Aspect du salon le jour de l’ouverture… (1857).

Honoré Daumier, Le Public du Salon, un jour où on ne paye pas (1852).

Et cela se prolonge de nos jours, mais avec un accent différent. Le thème en est plutôt à la critique du tourisme culturel de masse, mué en public des œuvres, avec :

  • Thomas Struth (1954) : Museum Photographs, une série dont les images du public sont les plus connues (2004 à Florence, 2009 au Prado, etc.).
  • Martin Parr (1952) : critique les touristes qui ne regardent plus les œuvres des musées autrement que par l’intermédiaire de leur portable.

Nul ne peut exclure de ce coup d’œil sur les œuvres en question que les artistes cités suivent l’opinion cultivée dans ses commentaires sur le public : soit en traitant « le populaire » avec mépris, soit en l’enfermant dans la notion de société de consommation ou de société d’aliénation médiatique.

 

Humour sur le public

Ce n’est pas tout à fait le même geste que celui qui consiste à prendre une distance critique et ironique avec le public. L’humour ici veut inscrire la plaisanterie dans le sérieux aux fins d’exercer le regard ou la parole. Il peut témoigner d’une mutation, voire d’un problème, mais il ne le met pas à la question. On sait d’ailleurs que l’humour à l’endroit du public dit « bourgeois » est assez fréquent. La littérature s’en est largement emparée qui, à la limite cependant du mépris, donne à Stéphane Mallarmé, à Arthur Rimbaud (À la musique), à Paul Verlaine, etc., une certaine dimension « politique ». Le « bourgeois » est toujours « poussif », ne cherche qu’à se montrer, et on ne dépasse guère l’humour de Molière.

Néanmoins, il est un humour sans doute plus délicat, en ce qu’il interroge en même temps le rapport du public à l’œuvre d’art. Tels sont :

  • Henri Cartier-Bresson (1908-2004) : la photographie d’un public Devant le Sacre de Napoléon de David (1968). Il faut revenir sur Louis Léopold Boilly qui, en 1810, peint ce même thème d’un public devant Le Sacre. Henri Cartier-Bresson l’a sans doute en mémoire. Nul ne peut toutefois confondre les deux œuvres qui montrent aussi comment l’accrochage des tableaux était conçu à chaque époque. Mais l’idée de faire entrer le public dans le tableau, quasi à la place du « public » du sacre, est commune aux deux œuvres.
  • Gérard Rondeau (1953) : ce photographe tente le même genre d’opération avec un public devant une œuvre, comme une masse aspirée par le tableau (2016).

On notera que, depuis ces œuvres, la photo de presse s’est beaucoup inspirée d’elles.

Question humour encore, mais cette fois plutôt tragique, il faut tenir compte des travaux photographiques d’Andréas Gursky (1955), photographiant (et remaniant par ordinateur) des lieux de culture vides de tout public : Library (Bibliothek), 1999. L’humour réside dans ce vide, qui est le plus souvent, et sans doute pas à tort, interprété dans les termes de Georg Simmel analysant la « tragédie de la culture » (1911), soit le fait de la dissociation entre le sujet de la culture et l’objet de culture, dans les conditions pressenties du monde contemporain. Les objets de culture passent donc pour morts puisque les sujets ne les fréquentent plus.

 

Faire public

Il reste que les pratiques artistiques adoptant un autre tour (participation, co-création, déambulation), aujourd’hui, on devrait pouvoir accéder à de nouveaux travaux d’artistes prenant cette mutation en compte. Dans ce dernier registre et le plus fréquent de nos jours, on dispose cependant de peu d’œuvres de facture traditionnelle (peinture, cinéma…). Il s’agit dans les œuvres récentes d’impliquer le public, de l’extirper de son fauteuil, de lui donner à vivre plutôt qu’à voir (Gertz, 2002). Ce qui n’est pas encore mué en œuvres (sauf photographies de presse). Pour l’heure, c’est surtout à la demande des artistes que d’autres artistes prennent ce phénomène en charge. De l’œuvre de Simon Moretti, A space for conversation (2000), à la Tate modern, on trouve des photographies, du type des photographies de plateau, montrant le public apprenant à communiquer d’un auditeur à l’autre.

C’est dans la danse que la photographie d’art, référant à une image du public, est la plus abondante. Si la photographie en est proche, est-ce sans doute parce que la danse prend comme point de départ esthétique et pratique l’ensemble des relations humaines qui parcourent les sites urbains dans lesquels elle aime désormais à se répandre. On voit bien dans les œuvres qu’au cours de l’acte chorégraphique en espace urbain, c’est à l’intersection des notions d’espace qu’un phénomène relationnel se tisse entre le danseur et le public. La danse se déploie dans cet espace qu’elle perturbe/chahute, en déplaçant les frontières invisibles structurant les mouvements individuels et collectifs présents dans la ville. La danse en espace urbain, vue par les photographes-artistes, prédispose à une déconstruction des statuts et des schémas définissant les rôles de chacun par ailleurs très cadrés dans la représentation spectaculaire « en salle » (telle que portée au jour par Edgard Degas au XIXe siècle).

De telles œuvres – sans compter les œuvres interactives non pas produites par des artistes, mais figurées par des artistes dans des œuvres (Donnat, 2017) – s’inquiètent moins du public, conçu sous sa forme traditionnelle, que de la manière de « faire public » (Ruby, 2017), le public (l’assemblée réunie dans un espace) n’étant plus la condition sine qua non de la destination du geste artistique. La configuration de la représentation est complètement remodelée. Un des enjeux de l’insertion de l’art dans l’espace urbain est que le public n’est plus alors rassemblé et en quelque sorte enfermé. Il est attrapé dans la rue, quasi à « la volée », et le collectif, dénommé « public », n’est plus appréhendable dans les termes antérieurs. Le spectateur ou la spectatrice ont le loisir d’entrer et de sortir de l’assistance à l’acte artistique, donc du public.

 


Bibliographie

Donnat O., coord., 2017, Les Publics in situ et en ligne, Paris, ministère de la Culture et de la communication.

Gertz J. et.al, 2002, L’Anti-monument. Les Mots de Paris, Arles, Actes Sud.

Harmand C., 1825, Manuel de l’amateur des arts dans Paris, Paris, Hesse.

Ruby Ch., 2012, L’Archipel des spectateurs, du XVIIIe au XXIe siècles, Besançon, Nessy.

Ruby Ch., 2017, Devenir Spectateur ? Invention et mutation du public culturel, Toulouse, Éd. de L’Attribut.

Simmel, G. 1911, La Tragédie de la culture et autres essais, traduit de l’allemand par S. Cornille, P. Ivernel, Marseille/Paris, Éd. Rivages, 1988.

Auteur·e·s

Citer la notice

Ruby Christian, « Images du public des arts et de la culture » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 14 juin 2017. Dernière modification le 10 mars 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/images-public-arts-culture.

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