Internationale (L’)


 

À partir du milieu du XIXsiècle, avec la Révolution industrielle, la classe ouvrière émerge progressivement. Il s’agit d’un groupe social qui prend conscience de son identité. Parallèlement, la chanson, qui depuis la Révolution française devient un support majeur de revendications, prend une coloration de plus en plus sociale et politique. Chant révolutionnaire, L’Internationale est un poème d’Eugène Pottier (1816-1887) écrit en 1871 et mis en musique en 1888 par Pierre Degeyter (1848-1932), tous deux ouvriers. Créé en France au sein du mouvement ouvrier, il est ensuite devenu partout dans le monde l’hymne du prolétariat qui se bat et de la lutte des classes. Mais, quelles sont les origines plus précises de ce chant très populaire ? Pourquoi et comment a-t-il conquis un large public ? Quelles sont les modalités de son appropriation, passée la chute du Mur de Berlin et du communisme dans les pays de l’Est ?

 

Première publication en français de L’Internationale en 1889 (source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:L%27Internationale.jpg)

 

Un chant issu du mouvement ouvrier français

Eugène Pottier adhère à la Ière Internationale fondée en 1864 à Londres sous le nom d’Association internationale des travailleurs (AIT). Il participe à la Commune de Paris qui se déroule du 18 mars au 28 mai 1871. Il est même alors élu maire du IIe arrondissement. Après l’échec de cette insurrection, il écrit en juin 1871 le texte de L’Internationale avant de fuir à Londres, puis aux États-Unis (Calvet, 2006 : 394-395). Poète à ses heures mais toujours au service de la cause ouvrière, il exprime dans ce texte l’espoir de la lutte et de la révolution dans l’union des peuples. Ainsi peut-on lire les mots d’ordre : « C’est la lutte finale », « Groupons-nous », « Debout les damnés de la terre ! », « Paix entre nous, guerre aux tyrans », « La terre n’appartient qu’aux hommes »… Eugène Pottier parle ainsi à toutes les strates idéologiques de la Commune et, plus globalement, du mouvement ouvrier (des babouvistes, saint-simoniens, marxistes ; voir Calvet, 2006 ; pour une étude des paroles, voir le site de la Bibliothèque nationale de France (BNF) à cette adresse http://classes.bnf.fr/rendezvous/pdf/Revol7_Internationale.pdf).

En 1888, à la demande de la section lilloise du Parti ouvrier français (POF) et de Gustave Delory (1857-1925), sa cheville ouvrière et futur maire de Lille, Pierre Degeyter compose une musique pour le poème d’Eugène Pottier (Maitron, Rebérioux, 2010). En effet, il souhaite que la chorale de la section socialiste lilloise, « La Lyre des Travailleurs », chante un répertoire plus moderne pour délivrer un message politique davantage dans l’air du temps. Il demande donc à l’un de ses choristes de mettre en musique l’œuvre d’Eugène Pottier. Ouvrier et passionné de musique, Pierre Degeyter suit les cours du soir et décroche un premier prix de conservatoire à l’âge de 18 ans. Armand Gosselin (né en 1862), secrétaire de la mairie de Caudry dans le département du Nord, l’édite à son compte en 1894 ; ce qui lui valut des poursuites judiciaires pour incitation à la rébellion (Cordillot, 2010).

Chantée avant tout dans le Nord, L’Internationale gagne au fur et à mesure la France entière lors des congrès des organisations socialistes où des délégués du Nord l’interprètent. Son succès s’explique, selon Chantal Dhennin-Lalart (2017), par sa concordance avec les conditions socio-temporelles de la région lilloise. Cette adéquation entre le poème, le moment et le lieu s’explique par la triple volonté des mouvements ouvriers : volonté d’action internationale exprimée conjointement par les socialistes français et allemands, volonté d’unifier le socialisme français très divisé, enfin un profond désir de paix européenne dans un contexte nationaliste fort. Il devient véritablement l’hymne du mouvement ouvrier français lors du congrès du POF organisé à Lille en 1896 et, définitivement, lors du congrès de Japy en 1899 (congrès général des organisations socialistes tenu à Paris). Il supplante alors La Marseillaise, jugée trop bourgeoise depuis son adoption comme hymne national (Calvet, 2006 : 257). Devenu un symbole du prolétariat, ce chant galvanise la foule qui défile, manifeste, fait grève, occupe les usines. Très vite, L’Internationale fait partie du cérémonial des partis de gauche. Elle est chantée dans les meetings de la SFIO (Section française de l’internationale ouvrière), du PC (Parti communiste) et, localement, lors des réunions de cellules.

L’Internationale a pu être en concurrence avec La Marseillaise. Au début du XXe siècle, alors que La Marseillaise est utilisée depuis la Révolution comme chant de révolte, les ouvriers vont lui préférer L’Internationale. C’est surtout en France, pays de naissance de ces deux chants emblématiques, que l’opposition se cristallise. Certains chantent même les mots de L’Internationale sur l’air de La Marseillaise. Pourtant, dans l’Europe en révolte après le désastre de la Grande Guerre, La Marseillaise va de pair avec L’Internationale. Il faut attendre le Front populaire (1936) pour que les ouvriers français se réconcilient avec l’hymne national. À l’occasion de la célébration du centenaire de la mort de Claude Joseph Rouget de Lisle (1760-1836) en juillet 1936, Maurice Thorez (1900-1964) – secrétaire général du PC – prononce un discours de réconciliation. « La Marseillaise nous inspire dans notre lutte pour la paix, dans la sécurité, l’honneur et la dignité de notre peuple », déclare-t-il (Robert, 1989 : 114-115). Devant le succès de L’Internationale et sa force d’évocation et de symbole pour les ouvriers, toutes les catégories populaires adoptent cette marche et adaptent les paroles à leurs causes (Ferro, 1996 : 87). Ainsi, au début du XXe siècle, apparaît L’Internationale viticole dans le Languedoc en proie à la crise du vin. De leur côté, les ménagères, victimes de la hausse des prix, un peu avant la Première Guerre mondiale, chantent L’Internationale du beurre.

 

Symbole mondial du socialisme, du communisme et de la lutte révolutionnaire

La chanson contestataire possède une longue tradition à laquelle on peut rattacher la Carmagnole de la Révolution française, le Temps des cerises de la Commune de Paris, le Chant des Canuts écrit par Aristide Bruant (1851-1925) en souvenir de la révolte lyonnaise de 1831, mais aussi Bella Ciao, hymne des résistants italiens, ou A las barricadas l’hymne de la Confédération nationale du travail (CNT) organisation anarcho-syndicaliste et Hasta siempre, qui relate l’histoire presque légendaire de la révolution cubaine et glorifie Che Guevara (1928-1967). La liste est encore longue… Pourtant l’histoire et le public ont davantage retenu L’Internationale. Comment ce chant des travailleurs s’est-il imposé parmi d’autres pour devenir universel ?

Lors des congrès de 1896 et 1899, des délégués étrangers présents entendent L’Internationale et sont séduits par l’élan de la mélodie et la force des paroles. Ils rapportent dans leur pays ce chant et en font des traductions diffusées dans les milieux socialistes (Ferro, 1996 : 37). Déjà en 1892, la IIe Internationale choisit la marche d’Eugène Pottier et Pierre Degeyter comme son hymne officiel (ibid. : 103). L’air entraînant, entêtant, au rythme binaire de marche qu’on peut chanter en se déplaçant ou en défilant le poing levé, a fait son succès. Ce chant permet d’entraîner la foule qui communie, partage une émotion et une même action autour des paroles et de la musique qui véhiculent une cause commune. Pas besoin de grands discours, il suffit de chanter L’Internationale pour énoncer ses revendications. Avec le développement du 1er mai, jour des travailleurs instauré par la IIe Internationale en 1889, l’hymne est l’expression de la volonté de réaliser l’unité entre les organisations ouvrières, ce qui n’est pas une mince affaire tant les courants peuvent être opposés (ibid. : 38).

La Russie et Vladimir Lénine (1870-1924) participent grandement à la popularisation de L’Internationale. Après la Révolution russe, dès 1918, le communisme soviétique, qui se veut universel et international, adopte comme hymne national L’Internationale. Puis, en 1943, sous l’effet de la guerre, un hymne spécifique, beaucoup plus nationaliste, et fédérateur du sentiment patriotique russe, composé par Alexandre Alexandrov (1883-1946), fondateur des Chœurs de l’armée Rouge, entre en vigueur en URSS (Moysan, 2012 : 66). Les paroles écrites par Sergueï Mikhalkov (1913-2009) avec Gabriel El-Registan (1899-1945) célèbrent la Grande Russie et Staline (1878-1953). De fait, le changement d’hymne achève clairement d’indiquer que l’URSS est un régime tourné davantage vers le culte de la personnalité et le totalitarisme, que le socialisme. Cependant, les tournées des Chœurs de l’armée rouge effectuées partout dans le monde devant un public nombreux, même en pleine Guerre Froide, ont contribué à populariser L’Internationale. Ce morceau reste toujours au répertoire de cette phalange, qui fut le bras de la propagande de l’URSS et du communisme.

Toutefois, à la fin du XXe siècle, ce texte et cette musique sont parfois devenus plus clivants. En France, le Parti socialiste (PS), créé en 1969, reprend l’héritage historique de la gauche et de la SFIO et garde les traditions : le poing levé et L’Internationale pour clôturer les meetings (Cépède, 1996 : 19, 25). Mais à partir du congrès de Valence en 1981, l’hymne du PS se substitue à L’Internationale sans susciter beaucoup d’enthousiasme de la part des militants. Ainsi L’Internationale revient-elle périodiquement pour achever ces rassemblements politiques. Cela illustre bien l’embarras d’un parti qui se veut plus réformiste que rebelle face à un chant connoté comme révolutionnaire.

Partout dans le monde, L’Internationale reste un symbole fort de contestation et d’utopie. C’est ainsi que, en Mai 1968, elle est largement reprise par les étudiants. Pour le public, elle est immédiatement associée à la révolution, au socialisme, au communisme, et la population continue de se l’approprier. Elle est toujours entonnée dans les manifestations syndicales et parfois dans certains meetings politiques. De nombreux artistes l’ont reprise dans toutes les langues et dans des versions plus ou moins surprenantes avec des rythmes rock, rap, reggae ou simplement guitare-voix. Stéphane Grappelli (1908-1997) donne une version jazz manouche dans la bande originale du film Milou en mai (1990). Dans un style plus conventionnel, Marc Ogeret (1932-2018) enregistre en 1968 L’Internationale dans l’album Autour de la commune. Pete Seeger (1919-2014) – musicien américain, pionnier de la musique folk – en livre sa version dans l’album Singalong Sanders Theater (1980). Plus parodique, le groupe Chanson Plus Bifluorée (Chanson Plus Bifluorée à L’Européen en live, 1990) ou L’Orphéon Célesta (Cuisine au jazz, 1993) commettent également leur version. Le rock n’est pas en reste : Bérurier Noir dans l’album Viva Bertaga (1990) entonne L’Internationale. De même, le groupe Trust la reprend en concert lors de la Fête de l’Humanité le 16 septembre 2017.

En somme, L’Internationale a connu des hauts et des bas, des célébrations, des contestations, mais l’histoire et le public ont gardé en mémoire ce chant comme l’hymne des travailleurs en lutte et l’union des ouvriers à travers le monde. Au-delà des mémoires, il reste toujours utilisé à des fins politiques et syndicales.

 

Illustrations sonores

Version française :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1311125n.r=l%27internationale?rk=64378;0
https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/ark:/73873/pf0000372934/0001A

Version russe :
http://www.sovmusic.ru/english/list.php?part=1&gold=yes&category=inter

Recueil de différentes versions dans de nombreux styles et langues du monde :
http://www.deljehier.levillage.org/internationale.htm


Bibliographie

Calvet L.-J., 2006, 100 ans de chansons françaises, Paris, Éd. L’Archipel.

Cépède F., 1996, « “Le poing et la rose”, la saga d’un logo », Vingtième siècle. Revue d’histoire 1 (49), pp. 18-30. Accès : https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1996_num_49_1_3481.

Cordillot M., 2010, « POTTIER Eugène », Maitron, 1er déc. Accès : http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article136003.

Dhennin-Lalart C., 2017, « Produire “l’Internationale”. Une approche matérialiste de la poésie est-elle possible ? », séminaire Les Armes de la critique, séance du SLAC, ENS, 28 avr. Accès : https://adlc.hypotheses.org/files/2016/09/Produire-LInternationale.pdf.

Ferro M., 1996, L’Internationale, Paris, Éd. Noêsis.

Maitron J, Rebérioux M., 2010, « DEGEYTER Adolphe et Pierre », Maitron, 30 mars. Accès : http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article79745.

Moysan B., 2012, « La naissance des hymnes nationaux et l’éveil des nationalités », pp. 54-66, in : Maison de Robert Schuman, éd., Europe en Hymnes. Des hymnes nationaux à l’hymne européen, Milan, Silvana Editoriale.

Robert F., 1989, La Marseillaise, Paris, Nouvelles Éditions du pavillon/Imprimerie nationale.

Auteur·e·s

Martino Laurent

Centre de recherche sur les cultures et les littératures européennes Université de Lorraine

Citer la notice

Martino Laurent, « Internationale (L’) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 24 juin 2019. Dernière modification le 02 juillet 2019. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/internationale-l.

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