Laïcité, publics religieux et cinéma


 

En France, quelle est la relation entre le cinéma, en tant que fait culturel, et la notion de laïcité (Le Cornec Ubertini, 2017), dans ses dimensions philosophique, juridique et socioculturelle ? D’un point de vue philosophique, la laïcité entend soustraire les personnes à l’emprise des directions de conscience fondées sur les religions et, par extension, de toute forme de dogmatisme ou de sectarisme, afin de favoriser leur autonomie, notamment de penser, selon un modèle doctrinal construit par les Lumières (Kant, 1784). Sous l’angle juridique, serait laïque, une société ayant pour principe l’égalité de ses membres devant la loi, quelles que soient leurs religions ou convictions, ainsi que l’indépendance de l’administration et du service public dans divers champs d’activité (art, éducation, santé, science, etc.) par rapport au prosélytisme ou au communautarisme religieux. Dans une perspective sociale, politique et culturelle, la laïcité apparaît en France dans la seconde moitié du XIXᵉ siècle et devient au début de la IIIᵉ République une revendication des mouvements républicains dans un contexte où l’Église catholique affiche son soutien à la droite conservatrice ou à l’extrême droite antirépublicaine. Dans l’entre-deux-guerres, elle constitue le ciment de l’union des gauches (Cartel des gauches, Front populaire). Dans le champ de l’éducation populaire, les associations laïques concurrencent les activités catholiques sur le terrain des loisirs. Au moins jusqu’aux années 1980, la notion demeure fondamentale dans la bipolarisation de la vie politique française entre la droite et la gauche. À partir du milieu des années 1980, elle fait l’objet de nouveaux débats concernant la place de l’islam dans la société, dans un contexte géopolitique où les atteintes aux libertés fondamentales, notamment d’expression, dans les théocraties islamiques s’internationalisent (affaire des Versets sataniques, Rushdie, 1989).

Dans cette perspective, non seulement juridique, mais philosophique et socioculturelle, envisager le cinéma au prisme de la laïcité consiste à évaluer dans quelle mesure les organisations publiques ou privées qui participent aux processus de production et de diffusion des films sont complaisantes envers les publics religieux plus ou moins organisés en groupe de pression. Dans un contexte de mondialisation, cette question conduit à envisager la spécificité du modèle culturel français, qui repose sur un interventionnisme de l’État selon deux axes : le contrôle des films et l’éducation à l’image.

 

À l’ère de la mondialisation

À l’échelle internationale, les films qui dénoncent l’influence néfaste des religions sont souvent prétextes à scandales, polémiques, censures, agressions verbales, menaces de mort, agressions physiques et attentats. Rappelons que, en 2004, Theo van Gogh (1957-2004), cinéaste néerlandais connu pour ses provocations, est assassiné par un islamiste, deux mois après la télédiffusion d’un court métrage fustigeant l’oppression qu’exerce l’islam fondamentaliste sur les femmes (Submission, 2004).

D’autres films, qui, pour leur part, ne sont pas antireligieux ou anticléricaux, peuvent néanmoins être accusés de blasphème ou d’atteinte aux valeurs défendues par les religions dans le cadre de polémiques de natures diverses. Ainsi les films sur la vie de Jésus (The Last Temptation of Christ, Martin Scorcese, 1988 ; The Passion of the Christ, Mel Gibson, 2004) sont-ils sujets à attaques aussi bien dans les espaces où le catholicisme est la principale religion que dans ceux où la religion musulmane est bien implantée. La représentation cinématographique du prophète Mahomet est quant à elle quasi inexistante, aucun producteur n’osant braver cet interdit de la tradition musulmane. Le Message (Moustapha Akkad [1930-2005], 1977), qui évoque sa vie sans jamais le figurer, est interdit dans la plupart des pays où la religion musulmane est majoritaire. En 2015, un film produit avec le concours de la République islamique d’Iran représente Mahomet enfant sans montrer son visage (Muhammad. The Messenger of God, Majid Majidi, 2015), ce qui n’empêche pas une polémique avec l’Arabie Saoudite et une censure dans les pays sunnites. Rappelons que le monde sunnite est nettement hostile à la figuration de Mahomet, tandis que le chiisme, qui domine en Iran, admet la possibilité de représenter Mahomet de manière respectueuse.

À l’opposé de ces hagiographies, le dessin animé pour adultes South Park (Tray Parker, 1997), adapté d’une série télévisée sujette à de nombreuses critiques pour immoralité (grossièreté, obscénité, violence, scatologie…), a été interdit en Arabie saoudite, Birmanie, Cambodge, Indonésie, Iran, Irak, Koweït, Liban, Maroc, Pakistan, Philippines, Russie, Sri Lanka, Thaïlande, Vatican et Viêtnam. Aux États-Unis, il est interdit aux de moins de 17 ans non accompagnés. En France, le film est interdit aux moins de 12 ans par la Commission de classification des œuvres cinématographiques. Concernant la télédiffusion de la série, le Conseil supérieur de l’audiovisuel adopte lui aussi une position relativement libérale en recommandant à propos de deux épisodes particulièrement scabreux une diffusion après 22h assortie de la mention « déconseillé aux moins de 12 ans ». Cette étude comparée de l’interdiction du film et de la série South Park est un bon moyen d’évaluer le degré de tolérance des pouvoirs publics français par rapport à des contenus audiovisuels jugés communément comme immoraux ainsi que son indépendance par rapport aux groupes de pression religieux. Cependant, l’observation des politiques de production et de diffusion divergentes d’un médium à l’autre met en lumière la prise en compte des pressions de groupes confessionnels non pas par des autorités publiques, mais par des entreprises privées qui détiennent les droits d’exploitation de la série-TV et infléchissent leur programmation afin de ne pas froisser les sensibilités religieuses. En 2010, TF1 vidéo, qui produit l’intégralité de la saison 14 de South Park en DVD, l’expurge de deux épisodes représentant Mahomet. En 2017-2018, la chaîne Game One ne programme pas le 7ᵉ épisode de la saison 19 représentant l’État islamique. En 2019, les dernières saisons disponibles sur Netflix sont amputées de 10 épisodes afin de ménager les « communautés locales », selon l’expression de l’entreprise de diffusion. Ces épisodes sont finalement programmés à la suite de la polémique que cette auto-censure suscite. Cette comparaison intermédiatique montre à quel point, en France, la laïcité est plus facilement défendue dans le cadre cinématographique que dans celui de la télédiffusion.

Au Proche- et au Moyen-Orient, ainsi qu’en Afrique du Nord, les films qui critiquent de près ou de loin l’islam ne bénéficient jamais d’une sortie en salle en raison du fait qu’ils sont censurés par les pouvoirs publics, les circuits de cinéma y étant du reste quasi inexistants (Caillé & Forest, 2017). Si les pays du monde arabo-musulman connaissent les habituelles techniques de contournement de la censure par passage sous le manteau ou visionnement des films à l’occasion d’un voyage à l’étranger, le développement des supports numériques, la diffusion télévisuelle par satellite ainsi que la diffusion sur internet facilite l’accès au film (Mattelart, 2002). Des polémiques autour des films censurés pour irrespect de l’islam sont observables sur les réseaux sociaux numériques. Ainsi les membres des structures de production des films censurés dans le monde arabe sont victimes d’agressions médiatiques, voire même physiques, non seulement en Iran et dans les pays salafistes, mais aussi en Turquie et dans les États d’Afrique du Nord : en Tunisie, menaces de mort envers Nadia El Fani, réalisatrice en 2011 de Laïcité Inch Allah ; au Maroc, violences commises sur Loubna Abidar, actrice de Much Loved (Nabil Ayouch, 2015).

La production et la réception des films remettant en question l’influence sociale et politique des religions peuvent aussi être analysées selon une double approche économique et interculturelle. Par exemple, les co-productions réunissant Europe et Afrique du Nord sont pensées et distribuées en prévision de leurs accueils divergents de part et d’autre de la Méditerranée : les œuvres cinématographiques défendant les droits humains sont routées vers les festivals et circuits d’art et essai européens, tandis que les films plus consensuels sont réservés à l’Afrique du Nord (Caillé, 2020).

Hier comme aujourd’hui, les producteurs ont pris l’habitude de prévoir différentes versions d’un film afin de ménager les publics religieux des divers pays où ils seront distribués : par exemple, en 1952, la version italienne du Petit Monde de don Camillo de Julien Duvivier (1896-1967) est amputée afin de ne pas compromettre sa sortie (Garreau, 2008). De la même manière, en 2009, Antichrist de Lars von Trier est décliné dans des versions plus ou moins expurgées pour conformer le film aux différents niveaux de censure adoptés par les pays européens (Flores-Lonjou, 2019).

Ainsi cette adaptation aux modèles sociétaux et aux sensibilités religieuses des publics préside-t-elle aux processus de production, de diffusion et de contrôle des films dans les pays qui, s’ils ne sont pas tous laïques, ont comme principe fondamental la liberté d’expression. Une différence distingue les systèmes anglo-saxons et germaniques, où les groupes de pressions religieux réussissent à peser sur les industries culturelles, du modèle français, où, depuis 1974 et la libéralisation du cinéma par la droite chrétienne libérale, les cas de censure durant le processus de production en raison de pressions exercées par les organisations religieuses sont plus rares. Notons néanmoins que la programmation cinématographique en France est touchée par cette forme de censure dans la mesure où la majorité des entrées en salle concerne des films produits à l’étranger (65 % de part de marché en 2019). Il est du reste difficile d’apprécier dans quelle mesure les scénaristes pratiquent l’autocensure dans un système de production et de distribution aussi dépendant de la relation commerciale que l’est le cinéma. Dans le même ordre d’idées, notons que les chaînes de télévision participent non seulement à la diffusion, mais aussi au financement des films, ce qui rend les projets de productions sensibles aux réactions des publics, confessionnels notamment.

 

Laïcité et cinéma en France

Comment évaluer si la production et la diffusion des œuvres cinématographiques sont indépendantes des pressions exercées par les communautés religieuses ? À titre de comparaison, le modèle commercial américain, qui se fonde depuis 1930 sur un code édicté par la corporation cinématographique elle-même, encourage l’autocensure dans le processus de production destinée à prévenir, entre autres réactions, le mécontentement des communautés religieuses : The Production Code, surnommé le « code Hays » (du nom du sénateur républicain et puritain William R. Hays [1879-1954]), comporte la liste des sujets à éviter (crime, sexe, etc.) et des institutions à respecter, notamment la patrie et les religions. En France, ce type de censure en amont serait plus limité. C’est la raison pour laquelle les organisations religieuses préfèrent agir sur la programmation des salles en gérant directement leur exploitation ou en louant leurs locaux à un exploitant. Par exemple, en 2008, Les Bureaux de Dieu de Claire Simon est déprogrammé par un cinéma de Tassin-la-Demi-Lune, dont les locaux sont la propriété d’une association catholique. Le bailleur invoque une clause du contrat précisant que l’exploitant s’engage à programmer des films conformes aux valeurs chrétiennes pour interdire la projection d’un film qu’il considère blasphématoire et prônant l’avortement. Cependant, le cinéma est aussi adhérent à un groupement de salles de proximité indépendantes qui bénéficie d’aides publiques. Le Mouvement français pour le planning familial et la Ligue des droits de l’homme montent au créneau. Après discussion entre les divers partenaires, le film est finalement reprogrammé en présence de la réalisatrice et des membres de l’association qui souhaitaient interdire le film.

Outre la censure dans le processus de production et le contrôle de salles de cinéma, qui demeure très limitée, la stratégie des groupes de pression religieux consiste à perturber la diffusion des films selon un double volet : l’agitation et l’action en justice. Les activités des organisations associatives défendant la laïcité (Collectif laïque national ; Comité national d’action laïque) se constituent fréquemment en réaction face à ces tentatives d’entrave à la liberté d’expression pour motif religieux. En ce qui concerne l’agitation, les groupes catholiques intégristes organisent des manifestations à l’encontre de cinémas qui programment des films considérés comme immoraux ou blasphématoires, parfois même des attentats (Je vous salue, Marie, Jean-Luc Godard, 1985 ; The Last Temptation of Christ, Martin Scorsese, 1988). Les films qui ont pour thématiques le contrôle des naissances, l’euthanasie ou l’homosexualité subissent des menaces et des tentatives d’obstruction. Cette agitation peut conduire les maires à annuler les spectacles cinématographiques afin de protéger leurs concitoyens. Par exemple, en 1988, à la suite des nombreuses attaques visant les cinémas diffusant The Last Temptation of Christ, le maire d’Arcachon invoque la notion de trouble à l’ordre public pour interdire le film. Cette décision est cependant annulée par le tribunal administratif de Bordeaux, qui protège en cela la liberté d’expression. Depuis cette affaire, les mesures d’interdiction des spectacles cinématographiques par le maire sont tombées en désuétude (Jourdaa, 2014). Aussi les actions violentes des groupuscules intégristes sont-elles avant tout destinées à attirer l’attention des médias.

En ce qui concerne les actions en justice, les demandes d’interdiction (soit l’interdiction d’exploitation du film, soit sa restriction en fonction de l’âge du public) concernent les films qui évoquent aussi bien directement les religions que leurs interdits moraux en matière de violences ou de bonnes mœurs, notamment de sexualité. Les films qui représentent les rapports amoureux entre deux personnes du même sexe font régulièrement l’objet de plaintes. En 1950, Un chant d’amour de Jean Genet (1910-1986) est interdit de sortie en salle. En 1975, avant la dépénalisation de l’homosexualité, il obtient un visa d’exploitation accompagné d’une interdiction aux moins de 16 ans. À titre de comparaison, soixante-dix ans après sa réalisation, il demeure interdit d’exploitation dans de nombreux États, notamment en Californie. En France, malgré l’abrogation en 1791 de la loi condamnant les relations homosexuelles, des associations catholiques traditionnalistes entament de nombreuses procédures judiciaires contre les films s’inscrivant dans cette thématique. En 1992, l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne, proche de l’extrême droite (Barraband,Camus, 2020), tente sans succès d’obtenir la suspension du visa d’exploitation des Nuits fauves de Cyril Collard (1957-1993). En 2013, l’association Promouvoir, proche elle aussi des milieux catholiques traditionnalistes d’extrême droite, réclame en vain l’annulation du visa de La Vie d’Adèle (Abdellatif Kechiche, 2013), qui est déjà grevé d’une interdiction aux moins de 12 ans.

Le principe de liberté d’expression peut aussi entrer en conflit avec la présomption d’innocence. En 2019, Grâce à Dieu de François Ozon est un véritable test en la matière. Sa sortie est prévue en plein procès de l’ex-prêtre accusé de pédophilie dont il dénonce les agissements, un mois après la condamnation en première instance du cardinal accusé d’avoir couvert ses actes (il a été innocenté en appel) et quelques jours avant la réunion provoquée par le pape François à ce sujet. Par une action en référé, l’ex-prêtre tente en vain de faire repousser la sortie du film. Cette décision montre à quel point il est difficile, en France, depuis le milieu des années 1970, ne serait-ce que de reporter la sortie d’un film qui a reçu un visa d’exploitation. Concernant le déroulement de la sortie en salle du film, le fait que certains cinémas aient adapté leur grille de programmation pour le diffuser en dehors du créneau horaire du principal office religieux catholique est néanmoins passé inaperçu.

Les victoires des ligues de vertu portent moins sur les mesures d’interdiction des films eux-mêmes que sur leurs affiches en raison du fait que celles-ci s’imposent à la vue de tous dans l’espace public. En 1984, dans le contexte des manifestations pour l’enseignement privé, l’affiche d’Ave Maria de Jacques Richard, qui représente une femme les seins nus en lieu et place d’un christ crucifié, doit être retirée. En 1996, l’affiche de The People vs Larry Flynt de Milos Forman (1932-2018), qui montre le magnat de l’industrie pornographique crucifié devant le cache-sexe d’une femme, connaît le même sort. En revanche, en 2001, l’association catholique intégriste qui demande l’interdiction de l’affiche d’Amen de Costa-Gavras n’obtient pas gain de cause (Roelens, 2007). La même année, l’affiche de Ceci est mon corps (Rodolphe Marconi, 2001), qui fait l’objet d’une plainte de la même association, est aussi maintenue.

Affiche d’Amen, film réalisé par Costa-Gavras, 2002. ©KGproduction.

 

Après les manifestations d’opposition au mariage entre personnes de même sexe, à la monoparentalité (2012-2013), à l’euthanasie (2015), à la procréation médicalement assistée ou à la gestation pour autrui (2017-2020), dans un contexte où les plaintes portées par les organisations religieuses adaptent de mieux en mieux leur stratégie argumentative au système juridique (Douyère, 2019), les décisions de justice iraient-elles dans le sens d’une plus grande prise en compte des « sensibilités religieuses blessées » (Favret-Saada, 2017) ? Par exemple, en 2017, à la suite d’un recours déposé par l’association Promouvoir, le film de L. Von Trier intitulé Antichrist (2009) est interdit au moins de 18 ans. Dans un contexte économique où les circuits des multiplexes refusent de programmer des films interdits aux moins de 18 ans, cela équivaut à la condamnation commerciale du film.

 

Laïcité et médiation culturelle

En France, la protection de la liberté d’expression des œuvres cinématographiques repose sur un système républicain, dont les valeurs et principes sont garantis par un interventionnisme de l’État dans le domaine juridique, mais aussi éducatif. Tandis que dans le système anglo-saxon le cinéma est régulé par les logiques commerciales des producteurs et distributeurs, qui sont soumis aux exigences communautaristes des publics constitués en groupes de pression, le système français accorde une place prédominante à l’État qui se constitue en arbitre des autorisations de diffusion des films. De manière conjointe, l’histoire du cinéma non commercial est marquée par un engagement de l’État dans le domaine de l’éducation culturelle des publics.

Après la Seconde Guerre mondiale, les lois établissant le régime juridique du cinéma non commercial (1949 et 1951) sont à replacer dans le contexte d’une politique favorable aux activités des associations d’éducation populaire propageant la culture par le film. Ces associations participent au débat relatif à la question de l’influence du cinéma sur la jeunesse, qui, durant la Guerre froide, se cristallise autour de la violence dans les films américains (Hamery, 2017 ; Laborderie, Soldé, 2018). Selon une vision puritaine, les organismes dépendant directement de l’Église catholique, comme la Centrale catholique du cinéma et de la radio et l’Office catholique international du cinéma (OCIC), privilégient le contrôle et la censure des films considérés comme immoraux ou blasphématoires et promeuvent d’autres films dans la presse et dans les festivals (prix de l’OCIC à la Mostra de Venise ; prix du jury œcuménique au Festival de Cannes).

Les fédérations de ciné-clubs, qu’elles soient laïques et confessionnelles, s’accordent quant à elles sur le fait qu’il est préférable d’accompagner les publics dans le visionnement des films plutôt que de les censurer. La place qu’elles consacrent à la discussion publique des films témoigne d’une même conception des pratiques culturelles, où l’exercice de la délibération contribue à la construction des goûts et opinions des individus en société dans un esprit de respect mutuel et de tolérance.

Cette position pousse les fédérations de ciné-clubs laïques et chrétiens à prendre parti contre la censure dans les affaires qui mettent à mal la liberté d’expression et la laïcité. Dans cette perspective, la polémique autour de Suzanne Simonin ou La Religieuse (Jacques Rivette, 1966) est exemplaire (Garreau, 2009). L’Église catholique, qui bénéficie d’une écoute bienveillante de la part du pouvoir gaulliste, échoue dans sa tentative d’empêcher la production du film en raison du tour médiatique que prend l’affaire (Rousseau, 2012). Si les fédérations de ciné-clubs laïques défendent la liberté d’expression, si les organes de la presse catholique instrumentalisent l’opinion de leurs lecteurs pour empêcher la production du film, la Fédération loisirs et culture cinématographiques, mouvement catholique « cinéphile éclairé », constitue un « contre-pouvoir critique » au sein du monde catholique en défendant le film (Leventopoulos, 2019).

Affiche d’un ciné-club affilié à l’Union française des œuvres laïques d’éducation par l’image et le son. ©Cinémathèque de Toulouse.

 

À la suite des affaires dites du « foulard » et du « voile intégral » (2009), les pouvoirs publics et les organisations se réclamant de la laïcité mènent des actions de médiation des valeurs et principes républicains à l’intention des publics scolaires ou extrascolaires en promouvant les films qui évoquent les modes d’habillement des femmes musulmanes.  Rappelons qu’en 1989, le proviseur d’un lycée de Creil interdit la scolarisation de trois lycéennes portant le voile islamique, ce qui inaugure un débat sociétal qui aboutit en 2004 à la loi sur l’interdiction du port des signes religieux à l’école. En 2009, le burkini, maillot de bain destiné à couvrir le corps des femmes musulmanes, est prétexte à de nouvelles polémiques. Dans ce contexte, alors que le traitement médiatique de la laïcité se fait de plus en plus polarisant (Lochard, Soulages, 2015), La Journée de la jupe de Jean-Paul Lilienfeld représente de manière manichéenne l’affrontement entre une professeure de français d’origine maghrébine intégrée sur le modèle de l’assimilation (interprétée par Isabelle Adjani) et des élèves qui correspondent au cliché du mineur délinquant multirécidiviste d’origine maghrébine ou subsaharienne. Concernant sa réception, le film recueille les éloges de la presse, toutes tendances politiques confondues. Isabelle Adjani reçoit le prix de la laïcité par le Comité laïcité république de la main de Patrick Kessel, ancien grand maître du Grand Orient de France. Le film obtient aussi un satisfecit de Riposte laïque, site d’extrême droite qui instrumentalise la notion de laïcité pour soutenir un discours islamophobe dans le cadre d’une laïcité identitaire ou « laïcité anti-immigrée » (Baubérot, 2015). La chercheuse en cinéma Geneviève Sellier s’interroge sur les raisons de ce consensus. Selon elle, le film rassemble des publics aussi divers en raison du fait qu’il répond à deux attendus : la stigmatisation du garçon musulman de banlieue et une forme de sexisme s’appuyant sur le stéréotype de la vulnérabilité féminine et sur la police du corps des femmes, qui se conforme au modèle dominant de l’homme blanc de culture judéo-chrétienne (Sellier, 2009). En 2015, le film Mariam de Faiza Ambah adopte un point de vue critique par rapport à la loi interdisant le port de signes religieux à l’école en la présentant comme l’expression d’une conception simpliste du voile islamique. Le film est promu par l’Unesco, qui soutient par là même une conception multiculturaliste de la liberté religieuse. La même année, le film Fatima (Philippe Faucon, 2015) évoque les problèmes intergénérationnels entre une mère et ses filles, la question sociale des banlieues et la complexité des rapports entre l’école et les populations issues de l’immigration. Lauréat du prix Louis-Delluc et du César du meilleur film, il est mis en exergue par le Commissariat général à l’égalité des territoires, le ministère de l’Éducation nationale, via le prix Jean Renoir des lycéens, et le ministère de la Culture et de la Communication, au travers des dispositifs École, Collège et Lycéens et apprentis au cinéma. Cette médiation culturelle ambitionne de répondre à un objectif d’éducation civique dans le contexte de mobilisation des pouvoirs publics, qui fait suite aux attentats terroristes islamistes de janvier et novembre 2015.

En définitive, les pouvoirs publics et les mouvements d’éducation populaire convergent vers une conception préventive de l’encadrement des pratiques culturelles cinématographiques, qui tranche avec la conception répressive des institutions religieuses, des divers systèmes totalitaires, mais aussi du modèle multiculturel anglo-saxon. La société française présente ainsi un modèle unique fondé sur un cadre juridique consacrant la liberté d’expression en même temps qu’un engagement de l’État dans le domaine de l’éducation et de la culture. Dans cette perspective, l’éducation artistique et culturelle ainsi que l’éducation civique constituent des accompagnements indispensables à l’appréciation des spectacles cinématographiques.


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Auteur·e·s

Laborderie Pascal

Centre d’études et de recherches sur les emplois et les professionnalisations Université de Reims Champagne-Ardenne

Citer la notice

Laborderie Pascal, « Laïcité, publics religieux et cinéma » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 29 octobre 2020. Dernière modification le 20 mars 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/laicite-publics-religieux-et-cinema.

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