Langue de bois


 

La « langue de bois », un objet caractérisé par les sentiments rhétoriques qu’il suscite

Pour les linguistes, il n’est pas certain qu’il existe quelque chose qui s’appellerait la « langue de bois » (comme il existe des verbes préfixés en re-, ou des mots bisyllabiques) : en effet, on ne dispose pas de critère linguistique univoque qui permettrait de délimiter des énoncés en « langue de bois ». En revanche, il est clair qu’il existe des situations où certains publics identifient certains énoncés comme relevant de ce que ces publics eux-mêmes vont qualifier de langue de bois. Autrement dit, la « langue de bois » existe bel et bien dans le sentiment rhétorique commun. Ne serait-ce qu’à ce titre, elle retient tout l’intérêt des linguistes et des analystes du discours, dans le cadre plus général de l’étude de l’expression du sentiment linguistique, lequel peut porter sur le changement linguistique (par exemple quand un locuteur commente un mot comme étant « nouveau » [Lecolle, 2012]), ou sur le figement (par exemple quand un locuteur commente une expression comme étant « toute faite » [Krieg-Planque, 2013b]).

Si l’on observe en détail ce que des locuteurs entendent par « langue de bois » (Jacquy, 2016), on relève certaines récurrences. Ainsi, dans le sentiment rhétorique commun, les caractéristiques les mieux partagées de la « langue de bois » portent sur sa finalité et sur ses effets. Du côté de sa finalité, la « langue de bois » est perçue comme visant à tromper, manipuler, dissimuler, travestir, faire diversion… Concernant ses effets, elle est perçue comme inhibant la contradiction : particulièrement caractéristique des discours institutionnels (Krieg-Planque, Oger, 2010), elle endort et aliène. À tous ces égards, la « langue de bois » apparaît comme une pratique langagière jugée négativement, et qu’il conviendrait de dénoncer. On ne revendique d’ailleurs généralement pas le fait d’avoir soi-même recours à la « langue de bois », sauf à s’en excuser et justifier (« alors là je vais devoir faire un peu de langue de bois »).

Dans l’étude distributionnelle qu’il a menée sur langue de bois, Bert Peeters (2013) montre que ce syntagme qualifie toujours péjorativement les discours qu’il désigne. Marqué par une axiologie négative, langue de bois contribue ainsi à porter des jugements sur la langue, sur ses usages et/ou sur ses utilisateurs : le terme langue de bois participe à la disqualification des discours d’autrui, à l’instar de politiquement correct (Savatovsky, 2011) et de novlangue (Krieg-Planque, 2012), avec lequel il partage d’ailleurs de nombreuses caractéristiques, au point d’en être parfois posé comme synonyme.

La « langue de bois » s’opposerait au « parler vrai », au « parler cash », au « franc-parler », et à différents types de paroles marqués par l’authenticité, l’honnêteté, la sincérité (lesquelles reviendraient justement à s’exprimer « sans langue de bois »). Dans les représentations sociales, la « langue de bois » se rattache, à l’opposé d’une parole authentique, à diverses pratiques de préfabrication des discours mises au service de la propagande, des relations publiques, de la communication politique et publique, et qui se réalisent dans des genres de discours qui présentent un caractère « prêt à l’emploi », tels que les « argumentaires » (Krieg-Planque, 2013a) ou les « éléments de langage » (Krieg-Planque, Oger, 2017).

Les définitions de langue de bois rencontrées dans des dictionnaires de langue rendent globalement compte des propriétés que nous venons de souligner (dimension péjorative, caractère dissimulateur, visée propagandiste, préfabrication…). C’est le cas par exemple ici :

 

Figure 1. Le Nouveau Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2004, entrée « bois ». (photographie : A. Krieg-Planque)

 

Quand des linguistes envisagent la « langue de bois » : un terme du métalangage ordinaire

Précisément parce qu’elle sert à porter des jugements sur les discours d’autrui, la notion même de « langue de bois » pose des problèmes pour un usage scientifique. Elle mérite donc d’être mise à distance et questionnée.

Un premier point de cette déconstruction concerne la question du statut de la « langue de bois » comme objet langagier, compte tenu de ce qualificatif de langue qu’elle porte. Les linguistes ont amplement souligné la complexité et les enjeux des frontières entre langage, langue, discours et parole. Or, dans les emplois de langue de bois, cette délimitation n’apparaît pas clairement : la « langue de bois » est prise dans une intéressante tension entre « langue » et « discours ».

Dès lors qu’on s’intéresse aux représentations langagières, on doit prendre particulièrement au sérieux le fait que les mots ne sont jamais neutres : dans le cas présent, on ne peut pas négliger le fait que l’expression langue de bois, en français, contient le mot langue. À cet égard, langue de bois apparaît comme un glossonyme (c’est-à-dire un nom de langue, comme espagnol ou hindi). Or, dans les représentations spontanées, les langues sont souvent perçues comme des systèmes fermés, des codes distincts les uns des autres, qui pourraient faire l’objet de traductions mais pas d’intercompréhension. De telles représentations sont certes discutées par les linguistes, qui constatent que les langues communiquent entre elles (emprunts de mots étrangers, influence des structures grammaticales…). Malgré cela, l’analyste doit prendre acte du fait que la représentation de la langue comme système fermé tend à faire de la « langue de bois » un ensemble clos sur lui-même. Quant à celles et ceux qui parlent cette « langue de bois », ils sont donnés à voir comme des locuteurs d’une autre « langue », appartenant à un monde à part, un groupe spécifique ne pouvant pas nécessairement communiquer avec d’autres groupes. Indirectement, les accusations de pratiquer la « langue de bois » peuvent ainsi contribuer à dessiner les contours de différents publics bien distincts, placés dans des situations d’incompréhension ou d’incommunicabilité (« les élites », « les hommes politiques », « les technocrates », « les managers »…/« le peuple », « les gens », « la population », « les salariés »…).

Mais, sous un autre aspect, il est clair pour un linguiste que ce que désigne langue de bois correspond à du discours, et non pas à de la langue : les faits auxquels langue de bois renvoie sont toujours reliés à des usages d’une langue donnée. Pour s’en convaincre, on peut par exemple observer la multitude des livres grand public du type Petit dictionnaire de la langue de bois qui foisonnent au rayon « actualité politique » des librairies, et qui sont en général signés par des essayistes, des journalistes, des personnalités politiques… (Quelques exemples de ce type de livre : Linyer, 1995 ; Mercury, 2000 ; Pierre-Adolphe, Chapuy, 2000 ; O. Clodong, N. Clodong, 2006 ; Paré, 2006 ; Chosson, 2007 ; Maris, 2008 ; Delporte, 2009 ; Guilleron, 2010 ; Nicolaï, 2017). On remarque alors que sont identifiés comme relevant de la « langue de bois » : des figures de style, des jargons, des formules discursives, des unités phraséologiques, des termes techniques et spécialisés, des emprunts à l’anglais, des sigles, parfois même de simples « phrases célèbres ». Bref, il s’agit toujours d’usages spécifiques de la langue, dans des situations et des contextes particuliers, ce qui, en fait, caractérise tout à fait le discours. Pour le linguiste, il peut être cohérent aussi de relier ces pratiques à des publics, mais de manière différente : les personnes qui parlent la « langue de bois » ne sont alors pas tant des groupes spécifiques, que l’on pourrait essentialiser, que des locuteurs pris dans des situations (genres de discours, types d’interactions…), et qui de ce simple fait mobilisent une certaine façon de s’exprimer.

Cette première étape de dénaturalisation de la « langue de bois » étant explicitée, il reste à identifier le sort qu’un linguiste pourrait faire à cette notion. On peut considérer que le plus sûr statut à accorder à la « langue de bois », c’est en quelque sorte de réduire celle-ci au nom qu’elle porte : langue de bois se ramène alors à un terme métalinguistique, susceptible de participer à l’étude du métalangage ordinaire relatif aux codes et aux parlers en contexte sociopolitique. Formulé un peu autrement, on peut dire que le linguiste, comme scientifique, ne cherche pas à savoir ce qu’est la « langue de bois », mais à saisir ce que différents publics (militants politiques ou associatifs, journalistes, commentateurs…) entendent à travers ce terme. Partant de cette considération, le linguiste peut ensuite chercher à comprendre les intuitions que le terme langue de bois permet aux locuteurs de formuler, les propriétés du discours qu’il les aide à repérer, les jugements sur la langue et sur les discours qu’il leur donne l’occasion d’exprimer, etc.

En considérant ainsi que langue de bois doit avant tout être appréhendé comme un terme métalinguistique comportant le lexème langue, et non pas comme un ensemble de traits stylistiques ou linguistiques objectivables, on fait écho à une suggestion avancée par Patrick Sériot en 1986. En effet, à cette date, Patrick Sériot invitait à abandonner d’emblée l’idée d’une description – vaine et hasardeuse, au demeurant, d’après lui – de la « langue de bois », pour préférer étudier le sentiment rhétorique spontané rattaché à cet objet. Le conditionnel et l’italique soulignent bien le propos de Patrick Sériot (ibid. : 7-8) :

« Il y aurait, en URSS et dans les pays socialistes, quelque chose comme une langue. Une langue particulière, à nulle autre pareille : la langue du pouvoir. Et cette langue serait reconnaissable, identifiable en tant que langue, si l’on en croit de très nombreuses études, tant soviétiques qu’étrangères. Cette langue, dite “langue de bois”, “langue soviétique”, posséderait un ensemble de caractéristiques. […] C’est cette idée prégnante de la langue que nous voulons d’abord interroger. Qu’est-ce que cela veut dire, au juste, que la “langue de bois” est une langue ? Quelle vision de la langue et de son fonctionnement est impliquée par cette affirmation ? Quelle conception du sujet parlant ou de la communauté linguistique y est à l’œuvre ? »

Cette considération de Patrick Sériot, chercheur dont les travaux sur le sujet ont marqué (Sériot, 1982 ; Sériot, 1986 ; Fiala, Pineira, Sériot, 1989), permet un déplacement épistémologique important : dès lors qu’on l’envisage avant tout comme un terme métalinguistique ordinaire relatif aux codes et aux parlers, langue de bois devient un objet d’étude pour l’analyse du discours, et non plus un objet d’indignation morale, de déploration puriste, de plainte ou de consternation, comme c’est souvent le cas sur la scène publique. Son analyse vient alors enrichir la réflexion sur l’image des langues, aux côtés de travaux qui portent sur l’image des langues naturelles, telles que le français (Siouffi, 2010), le romani (Canut, 2011) ou le breton (Morvan, 2017), et aux côtés de travaux qui portent sur l’image des discours dénommés à travers ce qui s’apparente à des glossonymes, tels que petit nègre (Amedegnato, Sramski, 2003), novlangue (Krieg-Planque, 2012), franglais, ou encore globish.

Ce déplacement épistémologique consistant à déconstruire l’idée de « langue de bois » étant opéré, et la « langue de bois » étant ramenée assez modestement à un terme du métalangage ordinaire, il devient plus aisé de saisir à quoi le syntagme renvoie.

 

Quand des locuteurs s’emploient à repérer les marques de la « langue de bois » : procédés, formules, figures, et types de langue de bois

Le terme langue de bois sert à désigner une grande diversité d’énoncés, toujours dans des contextes bien spécifiques, et du point de vue de certains publics. Dans l’une des vidéos didactiques qu’il consacre à la « langue de bois », Le Stagirite (internaute qui propose des analyses du discours critiques à destination du grand public) conclut ceci, après avoir distingué différentes manifestations privilégiées de la « langue de bois » (tournures passives, nominalisations, présupposés, euphémismes…) : « Ces éléments se combinent en situation sans que l’on puisse vraiment en dégager des critères pour reconnaître infailliblement la langue de bois. » (Le Stagirite, « LDB #9 – Le pouvoir des mots – Spécial langue de bois », ajouté sur YouTube le 4 avril 2017, durée 42’21’’, à 22’06’’. Consulté le 3 septembre 2018. Accès : https://www.youtube.com/watch?v=ZR_9szJKAPU&index=4&list=PL1CxKW7vr3VV1WueM9GgZM49A4jQGQ5AJ).

Le Stagirite reconnaît ainsi le caractère difficilement objectivable de la « langue de bois », tout en repérant un certain nombre de traits qui lui sont associés. Cette question des « marqueurs » est, de fait, une préoccupation centrale pour les locuteurs qui se penchent sur le sujet.

Le premier ouvrage consacré à la « langue de bois » (Thom, 1987), et qui reste fréquemment cité, établit une liste de traits de la « langue de bois » répartis en trois ensembles (syntaxique, lexical et stylistique), comme le montre la table des matières de l’ouvrage :

 

Figure 2. Extrait de la table des matières de l’ouvrage de Françoise Thom, 1987, La Langue de bois, Paris, Julliard, p. 223. (photographie : A. Krieg-Planque)

 

La « langue de bois » étudiée dans cet ouvrage par l’historienne est, conformément aux acceptions des années 1980, celle du pouvoir communiste au service de l’idéologie marxiste-léniniste (et non pas, comme le précise bien Françoise Thom, la langue de la rhétorique des politiques occidentaux d’alors).

Une trentaine d’années plus tard, un collectif militant d’éducation populaire édite un Livret d’animation destiné à accompagner un « Atelier de désintoxication de la langue de bois » (voir Krieg-Planque, à paraître ; Krieg-Planque, 2018). Cette fois-ci, c’est bien la rhétorique des politiques occidentaux qui est visée, en particulier en tant qu’elle relaie l’idéologie capitaliste néolibérale. La partie de l’atelier qui consiste à « récolter les perles de la langue de bois » identifie un certain nombre de figures et de procédés supposés caractéristiques :

 

Figure 3. Quatrième de couverture de « Le livret d’animation de désintoxication de la langue de bois » (34 p.), Le Contrepied, 2016, Animer un atelier de désintoxication de la langue de bois, Saint-Germain-sur-Ille. Coffret en diffusion non commerciale (photographie : A. Krieg-Planque)

 

Comme on le constate, d’une époque à l’autre (années 1980, années 2010) et d’un contexte à l’autre (discours communiste, discours néolibéral), l’hyperbole et l’euphémisme restent des figures perçues comme inhérentes à la « langue de bois » : par-delà les idéologies qui sont dénoncées, et par-delà les types de publics qui expriment leur sentiment rhétorique, la question du rapport du discours au réel (dire plus que le réel dans l’hyperbole, dire moins que le réel dans l’euphémisme) est centrale dans les représentations sur la « langue de bois ». De fait, cette question engage, profondément, une réflexion sur le mensonge, la dissimulation, la tromperie, thématiques qui sont toujours plus ou moins explicitement évoquées dès lors qu’il est question de langue de bois.

Si certains commentateurs mettent l’accent sur les procédés de la « langue de bois », d’autres s’emploient à spécifier de supposés types de « langue de bois ». Plus encore que les locuteurs précédents, ils tendent à réifier la « langue de bois », dont ils typologisent des « sortes » ou dont ils identifient des sous-espèces. François-Bernard Huyghe (1991), qui croit pouvoir discerner une « langue de coton » qui serait aux sociétés postmodernes ce que la « langue de bois » était aux sociétés communistes, s’inscrit dans ce cadre. De leur côté, pour étayer leurs prestations, des professionnels du conseil en communication établissent parfois des typologies, telle que celle-ci, proposée par une conseillère en expertise sémiologique :

 

Figure 4. Extrait de capture d’écran du site web analysedulangage.com. Accès : http://www.analysedulangage.com/index.php/langue-de-bois/. Consulté le 12 août 2018.

 

Scindée en sous-catégories fondées sur des critères pour le moins hétérogènes, la « langue de bois » perd ici ce qui lui restait de consistance comme notion. Mais elle renforce son importance dans la formation du sentiment rhétorique (ici comme langue rigide, creuse, consensuelle…).

 

Produire des discours en « langue de bois » pour mettre à distance des situations de communication et des façons de s’exprimer

Comme nous l’avons vu, la « langue de bois » est avant tout un objet de jugement : elle serait une « langue » faite pour manipuler, dissimuler, tromper, etc. Dès lors, on ne s’étonnera pas qu’elle fasse l’objet de critiques et de méfiance, et que certains acteurs sociaux s’emploient à la tourner en dérision, et plus profondément à en décrypter les mécanismes. De telles mises à distance peuvent relever d’une activité plutôt ludique, ou s’inscrire dans une perspective émancipatrice de transformation sociale. L’une n’est jamais très loin de l’autre, d’ailleurs, compte tenu du potentiel de subversion que recèlent l’humour, l’ironie, la parodie.

Sur un ton humoristique, un sketch diffusé au milieu des années 2000 parodie ainsi une émission de télévision sous le titre Syndrome. L’hebdo des maladies rares, consacrée à « L’énarquite aiguë, ou syndrome de la langue de bois ». Conçu par Canal+, ce sketch met en scène un dénommé Michel Blanquet, artisan boucher rue de Matignon à Paris, dont la pathologie est de ne pas parvenir à s’exprimer autrement qu’en « langue de bois ». Par exemple, à son épouse qui lui propose simplement du lait au petit-déjeuner, il répond : « Avant de vous répondre, j’aimerais rappeler les chiffres. Notre ménage consomme en moyenne 2 à 3 litres de lait par semaine, ce qui, mis en parallèle avec la baisse de notre pouvoir d’achat, est une hérésie complète. » (Voir la suite sur la vidéo : Syndrome. L’hebdo des maladies rares, « L’énarquite aiguë, ou syndrome de la langue de bois », Canal+, 2005, mis en ligne sur Dailymotion, durée 4’54’’. Accès : https://www.dailymotion.com/video/x3e6z9).

Dans une perspective d’éducation populaire, l’« Atelier de désintoxication de la langue de bois » propose plusieurs exercices consistant à rédiger en « langue de bois ». Cette pratique permet aux participant·e·s tout à la fois de mieux comprendre les modes de fabrication de cette façon de s’exprimer, et de s’en moquer. Par exemple, l’un de ces exercices, appelé « Les lettres », consiste à s’emparer de différents genres de textes, pour les produire en « langue de bois » :

 

Figure 5. « Le livret d’animation de désintoxication de la langue de bois » (34 p.), Le Contrepied, 2016, Animer un atelier de désintoxication de la langue de bois, Saint-Germain-sur-Ille, pp. 28-29. Coffret en diffusion non commerciale (photographie : A. Krieg-Planque)

 

Mais la pratique la plus remarquable de critique de la « langue de bois » est très certainement le générateur automatique d’énoncés : le générateur automatique de « langue de bois » suggère que, si l’on peut créer de manière artificielle une telle façon de s’exprimer, c’est bien l’indice que celle-ci n’a ni valeur ni signification. Le grand intérêt du générateur est qu’il constitue tout à la fois un moyen de produire un discours en « langue de bois », et un instrument qui affiche au grand jour certains des mécanismes permettant de s’exprimer dans cette « langue ». Il en résulte un sentiment de prouesse, mais aussi une forme de jubilation, que l’on peut expliquer par le fait que l’effet de fascination se déporte de la figure du producteur de « langue de bois » (dont le public subit les énoncés manipulateurs) à celle du parodieur de « langue de bois » (lequel semble maîtriser les ressorts de cette « langue », dont il reporte ainsi sur lui-même la force magique).

Dans un extrait devenu célèbre de sa « conférence gesticulée » de 2007 (extrait qui circule notamment sous le titre « Franck Lepage : la langue de bois décryptée avec humour ! »), le militant d’éducation populaire Franck Lepage donne à voir la façon dont la combinaison d’unités lexicales en nombre limité (diagnostic partagé, lien social, proximité…) permet de produire des propos convenus (accès : https://www.youtube.com/watch?v=oNJo-E4MEk8). Depuis plusieurs années, dans cette même veine émancipatrice, Émilie Jacquy anime en Belgique des « Ateliers de désintoxication anti-langue de bois » (appelés aussi « Atelier Novlangue : désintox anti-langue de bois » ou « Café Novlangue »). L’un des livrets témoignant de cette expérience rend compte de l’exercice qui consiste à générer des énoncés en « langue de bois » au moyen d’unités prédéterminées, rappelant le jeu surréaliste du « cadavre exquis » :

 

Figures 6 et 6bis. Extraits du livret « Repères anti-langue de bois à l’usage des désintoxiqués » (10 p.), Centre de jeunes Taboo et JOC (Jeunes organisés et combatifs), 2015, Charleroi, Belgique, p. 5 et 6 (source : http://cjtaboo.be/wp-content/uploads/2015/03/La-novlangue-pour-les-nuls-1.pdf)

 

D’autres générateurs se présentent sous la forme d’un tableau, dans lequel chaque colonne (axe paradigmatique) correspond à certains types de constituants, tandis que chaque ligne (axe syntagmatique) présente une possibilité de combinatoire. Pour produire des énoncés en « langue de bois », il ne reste plus à l’utilisateur·trice qu’à commuter des unités à l’intérieur d’un même paradigme. Certains de ces tableaux intègrent une dimension rhétorique (comme, ci-dessous, la formulation conventionnelle d’ouverture « Mesdames, messieurs ») :

 

Figure 7. « Cours de langue de bois ». Ce document circule depuis de nombreuses années sous différents noms, sur différents sites web et réseaux sociaux. Le logo « Marianne » et la mention de l’École nationale d’administration sont bien entendu usurpés. Ici, le document est téléchargé depuis le site http://g-langue-de-bois.fr, « Le site qui permet de générer tout type de contenu », 13 août 2018 (source : http://g-langue-de-bois.fr/politique/langue_bois.pdf)

 

Les générateurs informatisés de « langue de bois », disponibles en nombre sur internet depuis le développement de ce que l’on appelle le web participatif (« Pipotrons », « Enatronics »…), reposent sur le même principe algorithmique. Ils portent souvent sur les discours politiques (parfois confondus avec des discours d’énarques, notamment compte tenu de la forte circulation du document précédemment cité), mais visent parfois aussi les langues de spécialité ou les jargons, comme ici dans ce qui se présente comme un exercice d’autodérision d’un professionnel du marketing :

 

Figure 8. Serge-Henri Saint-Michel, « Savoir optimiser sa langue de bois marketing » Marketing-professionnel.fr (source : capture d’écran A. Krieg-Planque, 13 août 2018, http://www.marketing-professionnel.fr/parole-expert/generateur-aleatoire-langue-de-bois-marketing-201608.html)

 

Par-delà leur diversité, ces générateurs consistent à mettre l’accent sur le caractère tout à la fois préfabriqué, prévisible, vide et conventionnel (et par là supposé insincère) des énoncés produits en « langue de bois ». Partant de l’intuition que la « langue de bois » s’appuie sur différents phénomènes de figement (Perrin, 2013), tels que formules figées, stéréotypes langagiers, expressions phraséologiques, etc., ils remettent en cause les supposés effets d’autorité de la « langue de bois » en déstabilisant son caractère prévisible (Krieg-Planque, 2015). La production de discours en « langue de bois » apparaît ici, dans le registre plus général des pratiques parodiques, comme un puissant instrument de critique et de subversion.

 

Une expression qui conserve les traces de ses origines et prend place dans un vaste réseau de termes métalinguistiques

À travers son fonctionnement contemporain, tel que nous venons de le décrire, le terme langue de bois garde la mémoire de ses origines. En effet, lorsqu’il apparaît en langue française à la toute fin des années 1970, le terme est une traduction du russe « dubovyi jazyk » (langue de chêne) et/ou du polonais « dretwa mowa » (langue figée), formulations qui sont utilisées par des opposants aux régimes des pays de l’Est pour désigner les discours des dirigeants de ces pays (Martinez, 1981 ; Hausmann, 1986 ; Fiala, Pineira, Sériot, 1989 ; Steiner, 2002 ; Nowicki, Oustinoff, Chartier, 2010). Dès ses départs, langue de bois est donc destiné à disqualifier des façons de s’exprimer, lesquelles sont désignées autant par leurs formes que par leurs visées manipulatrices. La question du ressenti lié au discours est donc présente dès les débuts de l’histoire du mot.

Comme on l’entrevoit, le terme langue de bois est affecté d’une certaine contingence, ce qui encourage d’ailleurs encore la démarche de déconstruction évoquée plus haut. Le terme langue de bois ne trouve d’ailleurs pas nécessairement de traduction terme à terme dans différentes langues. La langue allemande hésite entre « Phrasendrescherei », « Betonsprache » et « Holzsprache ». L’Espagnol parle de « palabrería », de « rodéos », de « discurso acartonado », ou passe par des périphrases plus ou moins adaptées (« jergua politica », « retòrica vacìa »). En italien, les expressions les plus proches seraient peut-être « linguaggio burocratico » et « politichese », ou une périphrase telle que « parlare per frasi fatte ». Quant à l’anglais, il offre de nombreux termes, dont aucun n’est vraiment approchant (« doublespeak », « waffle », « officialese », « wooden language », « stonewalling »…). Dans ces flottements, le terme langue de bois s’apparente là encore au terme orwellien « newspeak », dont les traductions en français varient (le novlangue, la novlangue, le néoparler…). Pour cette raison au moins, le terme langue de bois ne doit pas être considéré isolément, mais en relation avec d’autres termes qui, en langue française mais aussi dans d’autres langues, permettent à différents publics engagés dans une critique des discours politiques et institutionnels de caractériser, à leur manière, des types de prises de parole ou des façons de parler. La variabilité des traductions, la présence ou non d’équivalents, etc., montre bien la relativité du terme langue de bois, et son lien étroit avec des contextes et des publics situés, et avec la question générale du jugement sur la langue et sur les discours.


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Auteur·e·s

Krieg-Planque Alice

Centre d’étude des discours, images, textes, écrits, communication Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne

Citer la notice

Krieg-Planque Alice, « Langue de bois » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 12 septembre 2018. Dernière modification le 21 janvier 2022. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/langue-de-bois.

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