Lectorat


 

La notion de lectorat est indissociable d’une vision dans laquelle ce qui est lu passe en arrière-plan par rapport à ceux qui lisent. On se situe clairement du côté d’une problématique des publics même si cette notion générique est précisée à travers la notion de lectorat.

 

Mesurer les pratiques

Mais qu’est-ce qu’un lecteur ? La question est ancienne et renvoie à celle de la mesure des pratiques de lecture. Depuis 1973, l’enquête Pratiques culturelles des Français (PCF) du ministère de la Culture apprécie l’ampleur des pratiques de lecture à l’aide de la question : « Combien de livres, environ, avez-vous lus depuis un an en tenant compte de vos lectures de vacances ? ». Cette formulation de 1973 n’a presque pas changé puisqu’elle est très proche de celle de 2008 : « Au cours des 12 derniers mois, combien de livres avez-vous lus environ en tenant compte de vos lectures de vacances ? ». Depuis 1988, une consigne a été ajoutée aux enquêteurs : « On exclut les lectures professionnelles et les livres lus aux enfants ». Cette formidable stabilité dans la question associée à celle de la construction de l’échantillon permet de disposer d’une série d’observations de l’intensité de la lecture entre 1973 et 2008.

Ayant pour mission d’étudier les « lecteurs précaires », Joëlle Bahloul (1990) commence par discuter l’enquête PCF à même de lui fournir un cadrage quantitatif du phénomène avant de se livrer à une enquête par entretiens. Ces remarques conservent leur pertinence même si elles peuvent être nuancées. D’abord, tout ce qui est lu entre-t-il dans ce qui est pris en compte dans la réponse à la question ? Dans l’effort déployé par les personnes interrogées pour dénombrer leurs livres lus, des ouvrages pourront être délaissés. En effet, certains titres sont plus « livres » que d’autres au sens où ils entrent plus facilement dans la catégorie socialement construite comme rassemblant cet objet. Dans un dialogue avec Roger Chartier, Pierre Bourdieu avait émis des réserves sur les déclarations de pratiques de lecture : « Dès qu’on demande à quelqu’un ce qu’il lit, il entend : qu’est-ce que je lis qui mérite d’être déclaré ? C’est-à-dire : qu’est-ce que je lis en fait de littérature légitime ? ». Il est en effet probable que certaines lectures populaires ne soient pas comptées par les personnes interrogées du fait de leur faible légitimité. Ainsi en va-t-il sans doute du Code Rousseau sur la conduite automobile ou de livres de cuisines. Si certains travaux sur le public adulte (Lahire, 2005) ou jeunesse (Octobre, 2014) ont montré une montée de l’éclectisme et un affaiblissement de l’intériorisation de la hiérarchisation des pratiques culturelles, il est probable que celle-ci pèse encore dans les déclarations des personnes interrogées en 2008. Ensuite, la mesure de l’intensité de la lecture dépend de la manière dont les lecteurs envisagent la notion de « lire ». Certains peuvent exclure la consultation partielle ; ce qui minore leurs pratiques. Pour finir, la période d’un an au cours de laquelle les personnes interrogées avaient à se remémorer leurs pratiques de lecture est assez longue. Dès lors, on peut effectivement imaginer que nombre de réponses sont approximatives du fait de la difficulté à se rappeler toutes ses lectures. C’est un argument qui justifie la prudence quant à la qualité de cet indicateur. Plus globalement, il existe des réserves sur la fiabilité de cette question. Toutefois, on peut considérer que les aléas pesant sur cette mesure demeurent à chaque répétition de l’enquête. Du coup, les évolutions du rapport de la population française à la lecture de livres s’en trouvent assez bien saisies par cet instrument.

 

Évolution de la lecture

Le lectorat peut donc s’entendre d’abord comme la partie de la population qui déclare des pratiques de lecture. L’enquête PCF permet de constater une évolution contrastée du lectorat du livre (Donnat, 2009). Si la proportion de non-lecteurs a légèrement diminué entre 1973 et 1981, elle est restée stable par la suite, malgré la politique active menée dans les années 80 et 90. Et cette proportion est repartie à la hausse entre 1997 et 2008 pour retrouver le niveau de 1973 malgré les efforts entrepris en matière de créations de bibliothèques et l’élévation du niveau moyen de diplôme. L’enquête PCF permet aussi d’appréhender le lectorat de la presse à travers une question sur la lecture des quotidiens nationaux ou régionaux (à l’exclusion de la presse gratuite qui est prise en compte dans une autre question). Comme pour le livre, on assiste sur toute la période 1973-2008 à une érosion de la lecture quotidienne de la presse du même nom, conduisant à un véritable repli du support imprimé.

Mais si on assiste à une diminution du volume de lecteurs, on constate aussi une recomposition de la structure du lectorat. Les anciennes générations n’ayant pas connu la scolarisation de masse et avec des pratiques de lecture plus faibles cèdent la place à des générations davantage scolarisées (celles du baby boom) et investies dans la lecture d’imprimés. Ces générations sont elles-mêmes remplacées par celles qui ont grandi avec l’informatique : les 15-24 ans de 2008 sont moins souvent lecteurs que ceux de 1997 (78 % contre 84 %) ou des précédentes éditions (voir http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/doc/evolution73-08/T4-LECTURE-LIVRES.pdf). On peut également s’attendre à un vieillissement relatif du lectorat. Là où l’écart entre les « jeunes » (15-24 ans) et les « vieux » (60 ans et plus) était fort en 1973 (88 %-57 % = 31), il s’est largement réduit en 2008 (78 %-64 % = 14). Si elles ne délaissent pas la lecture d’imprimés, les nouvelles générations lui accordent une place plus faible que les précédentes.

 

L’émergence de la lecture numérique

L’analyse des pratiques de lecture se trouve confrontée au développement d’un nouveau support. L’imprimé n’est plus le seul mode d’accès à l’écrit. Et si des discours technophiles annonçaient un basculement des pratiques vers les écrans, en réalité il n’en n’est rien. C’est ainsi que l’enquête de janvier 2014 commanditée par Livres-Hebdo à IPSOS montre que « sur les 69 % de Français qui s’affirment lecteurs, 11 % disent utiliser le support numérique, soit 3 % de plus qu’en 2011 ». L’explosion du marché des liseuses n’a pas eu lieu et le succès des tablettes repose sur la multiplicité des usages qu’elle autorise dont la lecture de texte n’est qu’une modalité. En réalité, on assiste à une hybridation de la lecture qui fait sa place à l’intérieur du numérique. Mais la forte consommation d’écrans dans la population doit aussi tempérer les discours alarmistes sur la lecture dans la mesure où les usagers des outils numériques se livrent à beaucoup de lecture (au sens de déchiffrement de textes) même si ce n’est pas sur papier.

Les enquêtes montrent aussi que le support numérique renouvelle en partie le lectorat (Paquienseguy, 2015). Celle de mars 2015 sur Les Français et la lecture (CNL/IPSOS) affirme que les lecteurs au format numérique « se caractérisent par un profil plus jeune et plus masculin, davantage connecté (via une tablette, une liseuse ou un smartphone) et très internaute ».

 

La féminisation du lectorat

L’autre mutation frappante réside dans des évolutions différentielles des pratiques de lecture entre hommes et femmes. Alors qu’en 1973 les hommes étaient un peu plus lecteurs que les femmes (72 % contre 68 %), la situation s’équilibre en 1981 et 1988 avant de se retourner nettement ensuite pour atteindre un écart maximal en faveur des femmes en 2008 (75 % contre 64 %). Alors que sur la longue période, les hommes ont progressivement réduit leurs pratiques (de 72 % à 64 %), les femmes ont augmenté les leurs dès 1981 et les ont maintenues à un niveau élevé. L’érosion de la lecture est bien celle des hommes. Et, ce n’est sans doute pas sans lien, on assiste à une plus forte augmentation de la consommation intensive de télévision (20h et plus par semaine) chez les hommes que chez les femmes sur la période 1973-2008.

 

Les lecteurs de…

De façon plus fine, le lectorat peut s’entendre comme la part de la population qui a en commun le fait de lire la même production éditoriale. Au-delà de l’expérience individuelle de la lecture, il s’agit de mettre au jour des caractéristiques communes qui distinguent les lecteurs d’un certain type d’écrits voire d’une œuvre par rapport au reste de la population (de lecteurs ou non). Ainsi Magali Bigey (2014) cherche-t-elle à repérer les caractéristiques du lectorat de 50 nuances de Grey. Ce roman d’E. L. James a connu un succès durable puisqu’il place ses trois volumes parmi les dix meilleures ventes de l’année 2014 selon l’estimation de Gfk pour Livres-Hebdo (Combet, 2015). Elle repère que ces romans captent principalement des lectrices mais que 10 à 15 % de ses lecteurs sont des hommes. Sur une échelle plus large, celle du roman policier, on assiste également à une féminisation du lectorat. Mais les auteurs d’une enquête d’envergure (Collovald, Neveu, 2013) constatent plus largement une recomposition de la partie de la population qui s’adonne à cette lecture. Moins refermé sur les catégories populaires, ce genre touche désormais « tous les milieux ». Ce n’est plus un « mauvais genre » comme ce fut le cas par le passé.

L’étude du lectorat revient donc à une forme d’objectivation du public par-delà l’idée selon laquelle les choix de lecture seraient réductibles à une rencontre entre la singularité d’une œuvre et celle d’un lecteur. On cherche à discerner des caractéristiques sociales (d’âge, de milieu social, de sexe, etc.) communes aux lecteurs d’une œuvre ou d’une catégorie d’œuvres et qui les distinguent du reste de la population. Cette analyse peut conduire à une segmentation de l’offre en fonction des différents publics potentiels. Le manga est bien connu (Détrez, Vanhée, 2012) pour avoir appliqué cette approche en proposant des histoires et des graphismes différents selon qu’il s’agit de s’adresser aux jeunes enfants (kodomo), aux garçons de 10-15 ans (shonen), aux filles du même âge (shojo) ou aux adultes (seinen). La presse a également été le cadre de cette segmentation du lectorat (Charon, 2010) avec le développement d’une offre de titres pour les femmes puis les hommes, pour les jeunes puis pour les vieux, etc.

Le concept de « lectorat » est fortement associé à une approche quantitative de la question des publics de la lecture. En cela il apporte une dimension de distanciation par la mise en évidence de régularités dans les pratiques de lecture. Mais il présente ses propres limites au sens où il ne permet pas de saisir dans sa richesse l’expérience personnelle de la lecture, la place que celle-ci occupe dans la trajectoire biographique et les usages sociaux de la lecture (Mauger, Poliak, Pudal, 1999).


Bibliographie

Bahloul J., 1990, Lectures précaires : Étude sociologique sur les faibles lecteurs, Paris, BPI/ Centre G. Pompidou.

Bigey M., 2014, « 50 nuances de Grey : du phénomène à sa réception », Hermès, La Revue, 69, pp. 88-90.

Bourdieu P., Chartier R., 1985, « La lecture : une pratique culturelle », p. 223, in : Chartier R., Pratiques de la lecture, Paris, Éd. Rivages.

Charon J.-M., 2010, La presse magazine, Paris, Éd. La Découverte.

Collovald A., Neveu E., 2013, Lire le noir : enquête sur les lecteurs de récits policiers, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Combet C., 2015, « Meilleures ventes 2014 : merci pour l’amour », Livres-Hebdo, 1026, pp. 16-19.

Détrez C, Vanhée O., 2012, Les mangados : lire des mangas à l’adolescence, Paris, BPI/ Centre G. Pompidou.

Donnat O., 2009, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique : enquête 2008, Paris, Éd. La Découverte/Éd. Ministère de la Culture et de la Communication.

Lahire B., 2004, La culture des individus, Paris, Éd. La Découverte.

Mauger G. Poliak C. F., Pudal B., 1999, Histoire de lecteurs, Paris, Nathan.

IPSOS, 2015, Les Français et la lecture, Enquête pour le Centre National du Livre, p. 42, Accès : http://centrenationaldulivre.fr/fichier/p_ressource/5991/ressource_fichier_fr_les.frana.ais.et.la.lecture.syntha.se.pdf. Consulté le 13 septembre 2015.

Octobre S., 2014, Deux pouces et des neurones : les cultures juvéniles de l’ère médiatique à l’ère numérique, Paris, Éd. La Documentation Française.

Oulac F., 2014, « Alerte sur la lecture », Livres-Hebdo, 989, p. 17.

Paquienseguy F., 2015, « Usages et consommation d’Ebook en France », pp. 13-29 in : Pirolli F., dir., Le livre numérique au présent, Dijon, Editions Universitaires de Dijon.

Auteur·e·s

Poissenot Claude

Centre de recherche sur les médiations Université de Lorraine

Citer la notice

Poissenot Claude, « Lectorat » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 19 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/lectorat.

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